Lorsque Nathyon et Alphonse arrivèrent sur place au matin, ils trouvèrent les abords de la demeure en pleine agitation. Alphonse observa les visages des gens affairés, constatant qu’ils affichaient plus une lassitude qu’une détresse. Le duo avait été prévenu par le gérant de l’auberge dans laquelle ils séjournaient, lui-même averti par une de ses connaissances vivant non loin du lieu des événements.
Ils repérèrent aussi Roland, assis à l’écart des opérations, les yeux emplis de mélancolie rivés sur un groupe d’enfants jouant plus loin, insouciants du drame. Il ressemblait à un grand-père usé par une vie de labeurs et de tourments. Lorsqu’il les aperçut, il se leva, retrouva sa prestance de maire en un instant, et se dirigea vers eux d’un pas assuré :
— Les nouvelles vont vite ! déclara-t-il en guise de salut.
— Bonjour monsieur et… désolé…, répondit Alphonse, gêné, peu à l’aise dans ces situations qu’il devait pourtant gérer, sachant que son étrange collègue ne dirait pas un mot autre que nécessaire à ses yeux.
Le maire haussa les épaules, mais finit par faire un geste de tête de gratitude. Il tentait surtout de ne pas être attiré par la canne de Nathyon, lui rappelant son cauchemar, et ayant une étrange ressemblance avec la mise en scène à l’intérieur… Ces petites mains plaquées sur le visage…
— Vous nous expliquez ? demanda Alphonse.
Roland soupira :
— Vous allez vouloir entrer, n’est-ce-pas ? Alors suivez-moi. Cela sera plus simple que tous les discours.
Le trio s’engouffra donc dans la demeure. Roland ne prononça pas un mot de plus, attendant qu’ils découvrent l’horreur qu’était devenue sa vie depuis quelques temps.
L’horreur, elle se lut parfaitement sur le visage d’Alphonse, mais Nathyon resta indéchiffrable dans l’ombre de son col.
La mise en scène n’avait pas bougé depuis la nuit. Les “témoins” étaient toujours là. Dans la même position. Seule la lumière du jour permettait d’en apprendre plus. Même si on pouvait s’en douter, ces personnes n’étaient pas restées ainsi de leur propre volonté.
Les marques, allant du violacé au noir, parcourant leurs jambes nues laissaient présager de nombreuses fractures. La position à genoux était conservée stable par un léger écartement, et consolidée par une succession de coutures discrètes, mais solides, unissant le mollet à l’arrière de la cuisse. Des coutures, il y en avait également pour maintenir les mains sur le visage, de même que pour garder les yeux ouverts entre les doigts écartés. Pour la bouche, c’étaient des tiges de fer, enfoncées verticalement entre les dents, qui maintenaient cette expression béate.
Alphonse eut une nausée devant tous ces morts. Mais lorsqu’il porta le regard sur Nathyon, il remarqua que ce dernier ne semblait pas le moins du monde intéressé par cette macabre mise en scène. Son attention était portée vers l’étage. Il leva les yeux à son tour et découvrit ce que les témoins observaient dans leur désormais éternelle attitude mêlant horreur et admiration :
— Seigneur…, béa Alphonse dans un mouvement de recul.
Au milieu de la scène que créait l’étage surplombant ces macabres spectateurs, un jeune homme, à peine identifiable, se tenait droit, bien que dans une position peu naturelle. Il ne faisait qu’un avec une étrange toile d’araignée rougeâtre. Avec plus d’attention, il comprit qu’il s’agissait en fait d’une plante dont les ramifications couraient tout autour, serpentant du sol au plafond, couvrant les majestueux portraits ornant les murs, et ruisselant dans les marches de l’imposant escalier. De là où il était, Alphonse était incapable de dire où commençait le végétal de l’homme. Mais il trouvait ça aussi terrifiant que fascinant…
La canne de Nathyon frappa le sol et Alphonse reprit ses esprits. Il regarda son collègue se diriger sans un mot vers les escaliers, et lui-même se tourna vers le maire :
— Qui est-ce ?
— …George Delmont, répondit-il après un long soupir. Junior. Tout le monde l’appelait Georgie, le seul George de la famille est… enfin “était”… son père, ici présent…, compléta-t-il en faisant un geste de tête vers l’un des témoins.
— Vous les connaissiez ?
— Je connais tout le monde dans cette ville, répondit sèchement le maire.
— Désolé, je ne voulais pas… Toutes mes condoléances.
Le maire haussa les épaules, Alphonse poursuivit :
— Vous savez ce que c’est que… cette chose ?
— Cuscuta.
C’est Nathyon qui venait de répondre. Il était désormais à proximité du corps à l’étage. Le maire et Alphonse levèrent les yeux vers lui de concert, stupéfait pour l’un, perdu pour l’autre. Nathyon développa :
— C’est une plante parasite. En temps normal, elle se nourrit de la sève des autres plantes. Vous savez de quoi je parle monsieur le maire, n’est-ce pas ?
— Il a raison, confirma le maire. Cette saloperie est connue ici. Elle se propage régulièrement dans nos cultures. C’est un calvaire pour s’en débarrasser. Mais ça, là, c’est pas de la cuscute.
— Pourquoi ? demanda Alphonse dont les connaissances en botanique étaient plus que limitées.
— Parce que la cuscute ne pousse évidemment pas aussi vite, et, comme l’a dit votre collègue, elle se nourrit de sève. Et cette chose…
— …se nourrit du sang de son hôte…, termina Nathyon.
Alphonse réalisa soudain l’origine de la couleur rouge de la plante… Du sang… Une véritable arborisation sanguine se dressait sous ses yeux :
— Une plante… vampire…, lâcha-t-il sans s’en rendre compte.
— La comparaison est bien trouvée, remarqua Nathyon, car tout comme les vampires, cette plante ne se nourrit pas sur des morts…
— Vous voulez dire que…, frémit Alphonse en se tournant vers le maire qui baissa la tête.
— Oui, confirma Nathyon. Cet homme est encore vivant, ou plutôt, son âme est piégée dans un corps sur lequel elle n’a plus aucun contrôle.
— Mais on ne peut rien faire ? s’affola Alphonse. Il faut l’aider !
— Vous croyez qu’on n’a pas déjà essayé ! s’énerva soudain Roland. C’est impossible ! Si on tente d’arracher cette chose, c’est la mort assurée ! Vous parliez de vampire ? Alors considérez que les crocs de cette horreur sont bien profondément plantés dans les chairs, par centaines et que les dits crocs puissent s’insinuer en vous jusqu’à votre cœur !
— Ce n’est donc pas le premier…, en conclut Nathyon, toujours sur son même ton calme.
Roland soupira, regrettant son emportement. Autant tout dire.
— Non… Loin de là. C’est toujours le même cirque… Durant la nuit, toute une maison est décimée. Un membre finit comme Georgie, tous les autres comme ceux-là, expliqua-t-il en désignant les témoins. La première fois, Krystal, a tenté d’extraire la plante quand on s’est rendu compte que la victime était encore en vie… Vous auriez vu tout ce sang… Le pauvre bougre, il est mort quasi aussitôt.
— Krystal ? interrogea Nathyon.
— Krystal Norgue, enfin Belperone… Notre médecin.
— Et depuis cette tentative ?
— C’est la famille qui décide. Quand il n’y a en plus, je prends la décision, et je l’exécute. Si quelqu’un doit se salir les mains, c’est moi.
Alphonse réalisa soudain la portée des mots du maire. Non seulement il venait d’avouer qu’il avait achevé certaines victimes, ce qui, il est vrai, pouvait certainement s’apparenter à une libération pour eux, mais aussi un autre point encore plus dramatique :
— Vous voulez dire que…
Le maire haussa les épaules :
— Certains ont l’espoir tenace…
— Combien de temps ? demanda Nathyon.
— Le record est de plus d’un mois…
Alphonse leva les yeux vers l’étrange plante de sang et sa victime, et s’imagina être condamné à un tel supplice, un mois entier… Existait-il un crime assez grave pour justifier un tel châtiment ? On doit alors accueillir la mort avec un tel soulagement…
Machinalement, il passa une main sur sa gorge à travers son foulard. Lui aussi avait désiré la mort. Face à ce spectacle, il se demandait à présent s’il avait vraiment fait le bon choix.
( à suivre…)
Brrrrrr … du coup je vais regarder mes plantes d’un autre œil …
Mais … elle doit pas être seule la vampire verte, qui a cousu les autres à terre ?
Gniiii la suite, vite !
Alors là ! C’était donc ça la référence à la plante dont les feuilles frétillaient au Chapitre IV. Ouf ! Une plante vampire. Mais il faut que quelqu’un soit derrière tout cela. Ce regard verron ne me dit rien qui vaille.
Il est trop bon ce récit ! Il n’y manque que Mademoiselle ! Hé hé Je plaisante. Si l’auteur savait tout ce que m’a coûté ce récit (Mademoiselle) en frais de thérapie…
Ah ! Et j’ajoute que la scène avec les « témoins » est très réussie, du Caest à son meilleur. J’avais adoré la scène de la canne qui danse, mais j’ai également apprécié le mystère du traitement des témoins, dont les membres fracturés sont cousus ! Que de détails mystérieux qui nous font frissonner d’horreur !