Abandonne au Loin ton Innocence et Contemple l’Enfer

4 mins

La brise nocturne faisait frémir le champ de maïs, telle une main invisible caressant le pelage d’une bête immense. L’envol subit d’une nuée de corbeaux attira le regard de la jeune spectatrice installée à sa fenêtre.

Dans son dos, sa radio diffusait la voix douce et mélancolique d’une femme reprenant à sa sauce une chanson disant que les rêves étaient ainsi faits.

Elle repéra rapidement les ombres vives agaçant les plants, se frayant un chemin vers la demeure isolée. Elles dérangèrent l’épouvantail stoïque accroché à son manche, qui dodelina un instant de sa tête inexpressive. Ils s’arrêtèrent lorsque les corbeaux croassèrent, avant de reprendre plus prudemment leur avancée.

Le champ retrouva son calme quand elles le quittèrent pour se glisser dans l’ombre du bâtiment, et elle les perdit de vue. 

La chanteuse déclamait doucement que tout le monde cherchait quelque chose.

Les coups résonnèrent à la porte.

La voix de son père tout d’abord, colérique. Mais avec cette intonation qu’elle avait appris à connaître deux ans plus tôt, lorsqu’elle avait décidé de se baigner comme une grande, toute seule, dans la rivière non loin.

Elle avait failli s’y noyer, son père avait plongé juste à temps. Il l’avait avant tout serrée dans ses bras, avant de hausser le ton, en pleur. Il avait alors parlé de cette voix, colère teintée de peur. La même qu’en cet instant. Il y manquait simplement le soulagement de l’époque.

Certains veulent se servir de vous, disait la chanteuse.

La voix de sa mère se joignit à celle du père, se mêlant à d’autres voix qu’elle ne connaissait pas, des éclats, des bruits, des coups et le silence…

Même la chanteuse, après avoir parlé d’abus, venait de se taire pour laisser place à une lente mélodie.

Les marches de l’escalier craquèrent.

Elle ferma sa porte à clé et se réfugia sur son lit, serrant sa poupée au sourire figé dans la porcelaine contre elle. Les portes des chambres voisines claquèrent, le loquet de la sienne s’agita, et le premier choc, sourd, violent, retentit. Elle se cacha sous les draps.

Un coup, encore un, puis un autre. La chanteuse réaffirmait que les rêves étaient ainsi faits, et qu’elle n’était pas en droit de les contredire.

La porte céda. Un réflexe lui fit baisser un instant le drap. Elle aperçut deux hommes entrer, et une femme, qui, resta dans le couloir. Elle se recacha sous le drap.

Elle entendit les pas sur le parquet. La chanteuse disait que certains voulaient qu’on se serve d’eux.

Et de nouveau le silence. Même plus de musique. Juste le tic-tac de son horloge dont aucune aiguille ne bougeait.

Le tissu glissa de nouveau sous ses yeux. Les hommes étaient là. Figés dans leur mouvement les menant vers elle.

Tic

Mais ce n’est pas leur étrange pétrification qu’elle remarqua, mais ce qui venait de s’asseoir en tailleur au pied de son lit, et qui la fixait avec de grands yeux ardents.

Tac

De longs cheveux sombres coulaient sur son visage, réunis en mèches sales et cendreuses. Un sourire figé sur ses lèvres gercées, les bras en croix scellés contre son torse par une chaine rouillée aux lourds maillons cadenassés. Des ongles brisés et sales. Des marques sur le corps. Et dans son dos, de longues ailes sombres partiellement décharnées, et au plumage coagulé par les perforations aléatoires de la chaîne.

Tic

Ce sont elles qui arrachèrent les premiers mots de l’enfant, sortis presque en opposition à la peur rongeant son esprit au même moment :

— Vous êtes un ange ?

— Je l’ai été… Il y a longtemps… Toi, tu le seras bientôt.

— Je suis morte ?

— Pas encore. Bientôt. Après une longue souffrance. Tu mériteras tes belles ailes blanches.

Tac

Elle se mit à pleurer. Et dans la foulée, la créature posa son front contre le sien. Les mèches de cheveux se mêlèrent aux siens. Elle pouvait sentir sa chaleur, mais cela la fit trembler de tout son être.

Tic

— Veux-tu mourir ?

Elle fit non de la tête.

— Tant mieux. Mais ton père ne pourra pas t’aider cette fois. Personne ne le peut. Sauf moi. Alors, laisse-moi t’aider. Aidons-nous. Te souviens-tu de ces soirées d’automne où tu partais récolter des douceurs ? Désormais, tu récolteras les douceurs que j’aime… Alice… Alice… Le veux-tu ?

La jeune fille ne s’étonna même pas de la sonorité de son nom. Elle avait peur, elle pleurait, et elle acquiesça.

Tac

L’être disparu sous ses yeux, ne laissant qu’une vague odeur de feu derrière lui.

Quelques secondes s’étaient écoulées. Dans la chambre, les deux hommes avaient avancé mais s’arrêtèrent subitement. Toutes les peluches et les poupées, bien plus nombreuses qu’ils ne l’avaient remarqué, étaient tournées vers eux. Dans les bras de la petite fille, celle qu’elle tenait toujours contre elle n’avait plus rien d’un jouet pour enfant.

La radio refit chanter la femme disant que certains voulaient qu’on se serve d’eux.

La porte de la chambre claqua. Dans le couloir, la femme hurla. Les deux hommes voulurent sortir, mais malgré l’état de la serrure brisée, cela leur était impossible.

Certains veulent qu’on abuse d’eux chanta l’interprète dont la voix ressemblait de plus en plus à celle de l’enfant…

Un corbeau se posa sur le rebord de la fenêtre, puis un autre, et encore un. Leurs croassements emplirent la chambre, et ils se bousculèrent pour entrer, volant tout autour des intrus, les frappant de leurs serres, de leurs ailes, de leurs becs. Les hommes s’agitèrent, mais disparurent sous un amas de plumes étouffant même leurs cris.

Quand ils s’engouffrèrent de nouveau par la fenêtre, telle une masse ténébreuse informe, ils ne laissèrent rien derrière eux.

La porte se réouvrit, il n’y avait pas plus de trace de la femme dans le couloir.

La fillette se laissa aller en arrière et se heurta au torse de l’ange déchu. Elle leva les yeux, et un sourire illumina sa innocence brisée.

Un cadenas se déverrouilla. Les ailes sombres se refermèrent sur eux, et l’instant d’après ne restait sur le lit que la poupée au sourire figé dans la porcelaine craquelé…

La chanteuse reprenait :

Les rêves sont ainsi faits.

Qui suis-je pour les contredire ?

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2 Commentaires
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Smits Annick
1 année il y a

Oula ! Ce n’est pas rassurant tout ça … mais j’aime beaucoup ]:)

Thibaut Séverine
Thibaut Séverine
1 année il y a

Très oppressant mais toujours aussi bien écrit, j’adore !

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