Lire réel

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Les coups de bec s’enfonçaient avec force dans l’épais manteau neigeux. Le corbeau leva subitement la tête, vérifiant si personne ne l’observait. Son plumage noir ressemblait à une tâche d’encre mouvante sur ce sol immaculé. Pouvait-il sentir ma présence non loin ? Il déploya soudainement ses ailes et s’envola dans un croissement brisant le silence hivernal.

Je me retrouvai ainsi seul, derrière ma fenêtre, observant ce paysage qui ne retrouverait pas son animation avant les premiers beaux jours du printemps. D’ici là, je serai seul dans ce petit hameau, face à ce lac que le gel caressait sans encore l’avoir fait succomber à sa morsure.

Ce lac, noirci par les nuages bas, me piégea dans ses légers remous hypnotiques. Soudain, il se figea en une surface lisse aussi brutalement qu’à l’inverse, il aurait été balayé par une bourrasque inattendue. Les roseaux se mirent, eux, à frémir, et c’est là que je l’aperçus pour la première fois.

Je n’eus pas le temps de l’identifier, cela disparut aussitôt. Ne laissant que des ondulations dans son sillage.

Et puis, de nouveau, le calme plat, me laissant à ma solitude et au long frisson ayant remonté mon corps. Je m’approchai de la baie vitrée, me collant à sa surface glacée, l’embuant de mon souffle me privant de toute vision.

Au moment d’y remédier, une terreur profonde m’envahit.

Si nous étions dans un film d’horreur, c’est à ce moment qu’une créature surgirait face à moi, séparée par une vitre translucide ne m’étant jamais parue aussi fine.

Mais nous ne sommes pas dans un film d’horreur…

Je ne suis que l’encre sur du papier.

À cet instant précis, je ne suis guère plus. Je pourrais être un enfant tenaillé par son imagination, ou un vieillard solitaire dans un coin déserté l’hiver. Peut-être même un animal intrigué par l’inconnu. Un homme, une femme… Je n’ai pas de nom, pas de passé. Mon futur lui-même n’existe pas. Je suis un instant. Une liste de mot qui se suivent et esquissent mon existence fictive.

Autour de moi, il n’y a rien. Je ne suis qu’un regard posé sur un lac sans rivages à travers une vitre infinie.

Je ne suis qu’une idée, une ébauche. Peut-être ne suis-je qu’un prologue qui ne survivra même pas à la fin de cette page, ou serai-je condamné à rester à jamais figé dans cette position… Si ces quelques lignes ne sont pas simplement effacées… Quel souvenir de mon existence aurai-je alors laissé ?

Dans leur réalité, ils croient ou non au destin. Ici, nous n’en avons pas le luxe. Nos décisions, bonnes ou mauvaises, nos rencontres, nos joies et nos peines, ainsi que tout ce qui nous fait leur ressembler, sont littéralement “encrées” en nous.

Il peut tout nous arriver. Après tout, nous sommes fictifs. Des vies entières étalées au voyeurisme. Vivrons-nous une belle romance ? Une enfance tragique ? Une épopée fantastique ? Ou serons-nous massacrés par tout ce que leur imagination a de pire ?

Ils sauront tout. Et nous nous y plions. Aucune intimité ne nous est permise. Nous tomberons amoureux, sans avoir le choix, ils étaleront notre sexualité quitte à en oublier notre histoire, nous serons contraints à l’exhibitionnisme.

Et tout cela se répétera aussi souvent qu’on nous donnera vie en tournant la première page, nous condamnant à cette boucle temporelle improbable ou tout peut s’arrêter d’un coup, être mis en suspens, avancer dans le temps, ou y reculer…

Nous ne sommes que de l’encre sur une page, comme ce corbeau sur la neige, conscient d’être épié…

Mais lui a pu s’envoler, et moi je suis toujours là, face à cette menace inconnue dans ce lac, me demandant si ces pensées sont vraiment les miennes…

Se demandent-ils eux aussi s’ils ne sont finalement que des jouets imaginaires ? Après tout, ils reconnaissent eux-mêmes que parfois, nous arrivons à les dépasser, que nous prenons plus d’ampleur qu’ils ne l’avaient imaginé. Influons-nous vraiment sur eux ?

Je dois le reconnaître. Si je le pouvais, j’adorerais moi aussi écrire une histoire les mettant en scène… Si c’est le cas, j’espère qu’ils savent à quoi s’attendre si les rôles s’inversent… Notre imagination n’a rien à leur envier…

Elle est la leur.

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2 Commentaires
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Thibaut Séverine
Thibaut Séverine
1 année il y a

Quel beau texte encore ! Bravo Antho et merveilleuse idée que de faire penser « par lui-même » un de ces êtres d’encre et de papier à qui nous tentons tous ici, de donner vie. Qu’adviendrait-il en effet, s’il venait à nos personnages l’envie de prendre le pouvoir ? J’ai adoré !

Smits Annick
1 année il y a

Magnifique ! J’adore … très beau texte, comme toujours. Qui sait qui est réel, de nous ou de nos écrits ?

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