Ils se regardèrent, mêlant la terreur à la surprise.
Elle cessa presque subitement son cri, comme si finalement, elle réalisait que ce n’était pas lui qu’elle devait craindre. Et, dans la foulée, reporta toute son attention vers le mur végétal d’où elle venait.
L’esprit est parfois étrange.
Il passerait de nombreuses nuits par la suite à se demander pourquoi, en cet instant, parmi toutes les questions qu’il aurait pu se poser, la seule s’étant imposée dans ses pensées fût :
“Est-ce que toi aussi, un petit frère t’attends quelque part ?”
Il reprit ses esprits et se dirigea hâtivement vers elle. Outre son état mental proche de la rupture, elle ne semblait pas blessée. Il lui posa des questions sans même trop savoir lesquelles, mais n’eut aucune réponse. Il n’existait plus à ses yeux.
Il s’était décidé à oser avancer une main vers elle, lorsqu’un grognement sourd surgit dans son dos. Il se tourna, et fit face aux deux orifices sombres d’un canon de fusil, braqué à moins d’un mètre de sa tête.
— Qu’est-ce que t’es en train de faire à cette môme, mon gars ?
Son réflexe fut de faire un pas en arrière, en levant les mains, analysant le chasseur âgé pointant son arme sur lui, un setter brun à ses pieds grognant, crocs sortis, et surtout, les frémissements de l’index sur la gâchette.
— Rien ! Elle vient de sortir des bois comme ça !
Le chasseur ne le croyait pas. Aucune surprise. Cette sortie sonnait faux même à ses propres oreilles.
Ça ressemblait à une sale blague ” le chasseur, le joggeur et la gamine”. Une blague qui ne ferait rire personne. Il lisait la colère et la crainte dans le bleu délavé des yeux du vieil homme.
Un bruissement lourd dans les fourrés attira l’attention du chien. Ses oreilles se relevèrent. Il se mit à aboyer frénétiquement, avant de se défaire de l’emprise de son maître, pour partir à la recherche du bruit.
Le chasseur, après avoir un instant tenter de le retenir, l’encouragea :
— Vas-y, Dinks ! Rattrape-moi cet enfant de putain !
Le fusil toujours épaulé, il était prêt à tirer sur tout ce qui pourrait sortir des bois… ou bouger à côté de lui.
Les aboiements du chien ne cessèrent pas, tantôt ils s’éloignaient, tantôt ils revenaient, mettant le chasseur sous pression.
La fillette, elle, ne bronchait pas, mais avait fermé les yeux.
Le calme revint subitement.
Le chien n’aboyait plus. Il n’y avait rien eu. Pas même de gémissements pouvant laisser penser à une blessure, ou pire.
L’angoisse du chasseur monta d’un cran, il se retourna pour le dévisager, comme voulant juger de son honnêteté. Il porta un sifflet à ses lèvres, souffla sans qu’aucun son n’en sorte, puis attendit.
Il marmonna quelques jurons, puis partit d’un pas décidé vers les bois, criant à tue-tête le nom de son chien.
Le silence pesait.
“Dinks” ne résonnait plus.
La présence du chasseur et de son fusil lui manqua. Le moindre craquement de branche, le plus léger bruissement l’inquiétait. La fillette à ses pieds se balançait d’avant en arrière, les yeux toujours fermés.
Il se demandait quoi faire quand un coup de feu fracassant le dôme de silence le fit sursauter. Il était proche.
Mais le chasseur ne revint pas.
Que faire, que faire ?
Si seulement quelqu’un d’autre arrivait. Mais c’était justement pour ça qu’il venait à cette heure. Pour croiser le moins de monde possible.
Il allait se diriger vers les bois. Pas pour y entrer non. Juste pour essayer d’avoir une meilleure vision, quand il sentit deux mains se saisir de son mollet. La fillette s’agrippait à lui de toutes ses forces.
Il s’accroupit, et tenta de dissimuler sa peur derrière un sourire de façade. Il ne pouvait pas rester ainsi. Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Il regretta de ne pas avoir de téléphone sur lui.
“Pour faire un tour d’une demi-heure en forêt ? Ça sert à rien”
Si seulement il avait su.
Il patienta encore quelques minutes avec l’espoir de voir le chasseur revenir, mais rien. Il pensa pourtant l’apercevoir à un moment, ombre noire se glissant derrière les pins et les chênes, mais cela ne devait être que son imagination.
Cela ne pouvait être que son imagination.
Alors il se décida. Il expliqua à la fillette, en tentant de prendre un ton aussi rassurant que possible, qu’il allait la porter, qu’il ne l’abandonnerait pas tant qu’elle serait là.
Il se saisit d’elle avec précaution, prêt à retirer ses mains au moindre signe de résistance ou protestation, mais elle ne fit rien.
Il marcha aussi vite que possible. Il se sentait épié, suivi. Il ne savait pas pourquoi, mais il se répétait en boucle :
“Elle, tu ne l’auras pas”
Enfin, les premières maisons se dessinèrent à travers les troncs.
Bientôt il frapperait à l’une des portes. Une mère préparant le petit-déjeuner de ses jumeaux lui ouvriraient, pleine d’incompréhension.
Bientôt, la police envahirait la forêt, mais ne trouverait, non loin du lieu indiqué, qu’un sifflet à chien perdu dans les feuilles mortes.
Bientôt, le jeune homme devrait encore répondre à tout un tas de question auxquelles il n’aurait toujours pas de réponse. Mais cette fois, il serait à la place de son père. C’est lui qu’on soupçonnerait. La fillette, elle, ne dirait jamais rien.
Bientôt, il deviendrait finalement un héro. Il ne saurait jamais pourquoi, ni comment. Les caméras filmeraient la rencontre avec les parents émus aux larmes de la fillette, disparue deux mois plus tôt.
Bientôt, la théorie serait que le chasseur l’avait kidnappée avant de disparaître. Alors, cette fois, c’est lui qui poserait une question à laquelle personne n’aurait de réponse : “Pourquoi ne pas m’avoir simplement tué dans ce cas ?”
Le temps passerait, et il retomberait dans l’oubli, la fillette et ses parents qui auraient gardé contact les premiers temps, le rangeraient dans leurs souvenirs. Le dénouement heureux n’enlèverait rien au drame qu’ils devaient mettre derrière eux.
Lui, reprit sa vie.
Il retourna chaque année sur la tombe de sa sœur, se sentant honteux de ne pas l’avoir fait plus tôt.
Il ne l’avait pas oublié, non. Ça, jamais, mais… mais…
Il n’était pas venu, point.
Les montagnes de fleurs de ses souvenirs n’existaient plus. Ne restaient avant son passage que des cadres à moitié effacés, disant qu’elle serait à jamais dans les cœurs.
Il nettoya une nouvelle fois la tombe, et alors qu’il y déposait un bouquet, vingt ans après sa disparition, dix ans après la fillette de la forêt, un bruit aigu brisa la solennité du moment.
Une vieille femme outrée par ce dérangement, lui lança un regard noir, et poussa un juron dans un soupir.
Il ne se séparait plus de son téléphone.
Lorsqu’il émit le “ding” banal qu’il avait choisi pour le prévenir d’un message, il repensa au nom du setter… Encore un souvenir échappé.
Il s’excusa d’un geste de la main.
Numéro inconnu.
Il l’ouvrit.
Le temps s’arrêta.
Six mots.
“Je suis toujours dans les bois”
(à suivre)
Vite … la suite ! Trop d’angoisse ^^
Argh ! Ouiiii, vite la suite !!!