Un homme intelligent et un idiot marchaient sur une plage quand soudain, l’idiot s’arrêta, et se mit à fixer l’horizon intensément. L’Homme intelligent lui demanda d’expliquer son trouble, l’idiot répondit :
– Le vent se lève, et je me demande sa signification.
– Et pourquoi le vent aurait-il une signification ?
– Parce que le vent est la chevelure de la Déesse, et puisque je suis son obligé, je me demande ce qu’elle ressent. Chez les femmes, je sais : quand une femme balance sa tête et fait voler sa chevelure en arrière, cela signifie qu’elle veut affirmer sa présence, à travers toutes les dimensions du temps. Mais une Déesse ? Prétendre qu’une Déesse est une femme serait terriblement irrespectueux de ma part, non. C’est pourquoi je m’interroge. La Déesse me le fera comprendre, peut-être, si j’en ai besoin. Et si Elle le veut.
L’homme intelligent :
– Le vent n’est pas la chevelure d’une déesse inventée, le vent est un phénomène météorologique, un mouvement atmosphérique.
L’idiot :
– Comment peux-tu le dire ? As-tu déjà vu le vent ? De tes propres yeux ?
L’intelligent :
– Bien sûr. Quand il crée les vagues sur l’océan, quand il remue les branches des arbres, quand il fait danser les feuilles mortes …
L’idiot :
– Tu as seulement vu les effets qu’a le vent sur les choses, mais en aucun cas tu as perçu sa nature. Alors comment pourrais-tu affirmer de façon si sûre qu’il ne s’agit pas des cheveux de la Déesse ?
L’intelligent :
– Parce que d’autres l’ont étudié, le vent : les scientifiques.
L’idiot :
– Les scientifiques ont-ils vu le vent de leurs propres yeux ?
– Je suppose, ou à travers leurs machines et leurs calculs.
– Et … Ces scientifiques qui ont vu le vent à travers leurs machines et leurs calculs, les connais-tu personnellement ? T’es tu déjà promené ici, avec eux ?
L’intelligent :
– Je n’ai pas besoin de les connaître pour croire en eux. Et puis, il n’y a pas que ça…
– Quoi d’autre ?
Dans le discours de l’homme intelligent apparut un trait d’agressivité. L’idiot n’aimait pas être idiot, car sa condition l’obligeait à poser un tas de questions aux autres, sur des sujets pour tous évident.
Et l’homme intelligent savait l’autre idiot – il était réputé idiot depuis le jour de sa naissance, et par toutes les personnes qui le côtoyaient. Pour ces raisons, l’homme intelligent prit sur lui afin de déployer de la patience. Cette conversation, il ne l’aurait supporté avec aucun autre – du moins, aucun autre réputé moins idiot que son ami.
L’intelligent :
– Je ne sais pas si Dieu existe ou non, je n’ai jamais tranché sur la question, mais s’il existe alors … Il n’est pas cette déesse dont tu causes.
– Pourquoi ?
– Le dieu est unique, c’est connu, et il est masculin.
– Est-ce que ce sont les scientifiques dont tu parlais, ceux qui ont étudié le vent, qui ont vu le dieu unique et masculin à travers l’une de leurs machines, ou leurs calculs ?
L’intelligent :
– En quelque sorte, oui. Les juifs, les chrétiens et les musulmans ont des savants qui ont vu le Dieu unique & masculin à travers leurs livres.
L’idiot :
– C’est merveilleux ! Alors il me suffirait d’écrire un livre, dans lequel je dirais à tous que le vent est la chevelure de la Déesse, et toi, tu changerais d’avis !
L’intelligent :
– Bien sûr que non ! Qui es-tu, toi qui ne sait rien, pour prétendre éclairer les autres ?
Leur discussion s’arrêta ici.
L’idiot, visiblement peiné par cette réponse, jeta un dernier regard vers l’horizon. L’homme intelligent fit ce que ce genre de personnes savaient faire le mieux : afficher un air satisfait. Et les deux reprirent leur marche. Mais l’idiot, la mine abattue, regardait ses chaussures désormais.
L’homme intelligent eut mauvaise conscience, il se dit qu’il s’était montré trop dur envers son ami.
L’intelligence permet de saisir la nature profonde de phénomènes invisibles, comme le vent, mais l’intelligence est souvent incapable de comprendre le cheminement tortueux de la pensée d’un imbécile. Si l’idiot l’avait été un peu moins, voilà ce qu’il aurait répondu : ” je suis celui qui a vu la Déesse, ni à travers des livres des autres, ni à travers des calculs ou des machines ! Voilà pourquoi j’aurais eu le droit d’écrire ce livre ! Et toi celui de le lire ! “
Mais l’idiot s’était rappelé que la Déesse n’aimait pas quand les Hommes intelligents ou stupides élevaient la voix à son propos. Et surtout, ce qui attristait l’idiot, c’était cette nouvelle compréhension de la société des Hommes Intelligents.
L’idiot avait enfin compris pourquoi les Hommes Intelligents partaient à la guerre, partaient à l’usine, partaient se marier, s’infligeaient de vies horribles et des sociétés atroces …
Les Hommes intelligents vivaient l’horrible parce que des inconnus aussi intelligents qu’eux et qui savaient tout de l’univers à travers leurs machines, leurs calculs ou leurs livres, avaient décidé pour eux.
Les deux amis continuèrent de se fréquenter sans jamais plus parler ni des dieux, ni du vent. Car il existait un point sur lequel ils étaient tous deux (intérieurement) tombés d’accord :
Il n’y pas de pire perte de temps que celle-ci, quand un homme intelligent essaie de parler avec un imbécile.
Fable ou…conte philosophique ? Le soupçon de poésie renforce le propos. Malgré une fin décevante, j’ai pris beaucoup de plaisir à cette lecture. Merci
J’ai bien aimé cette phrase:
« L’intelligence permet de saisir la nature profonde de phénomènes invisibles, comme le vent, mais l’intelligence est souvent incapable de comprendre le cheminement tortueux de la pensée d’un imbécile. »
Parfois, le cerveau n’arrive pas à comprendre sa propre stupidité.