Le couvre-feu : sérotonine, 1

10 mins

Y a un truc qui va pas, y a comme un truc qui colle pas, et je comprends pas pourquoi …. Pourquoi j’ai personne, pourquoi j’ai personne pour m’aider, dans cette vie-là ?

Le bon docteur m’observe, mains jointes. Je l’ai, lui. Il va m’aider, il me fait penser au Père-Noël. Il est le seul à m’avoir toujours aidé.

– J’aimerais Docteur, si possible, que vous me fassiez … Interner. Voilà c’est dit !

Le bon docteur n’a rien à voir avec le Père-Noël. Physiquement ils sont l’inverse. Le bon docteur n’est pas un vieil obèse barbu, il est … bien rasé, de près. Il est ce genre de vieux à prendre soin de lui. Mains jointes, il m’observe. Il est le seul à m’écouter. Dans ma vie je l’ai, lui.

– Quelque temps, je veux dire … Seulement le temps de, euh … Passer un cap. Relever la tête hors de l’eau. Y voir plus clair, en quelque sorte …

Mains jointes brille entre ses doigts croisés une chevalière à tête de taureau, il continue à m’observer en silence. Gêné, je hausse les épaules, histoire de lui dire que j’en ai fini. J’attends sa réponse. Nervosité et sueur glaciale … Lorsque j’en prends conscience, j’oblige mon talon à arrêter de battre la mesure. Le bon docteur me parle enfin en dehors des banalités comme “comment vas-tu mon cher Vincent, installe-toi tu as bonne mine, vraiment. Non, je mens, ta mine est terrible, mais faut pas s’en inquiéter puisque tu es ici. On va régler ce qui te tracasse, d’accord ? Alors dis-moi, Vincent, quelle est la raison de ta visite aujourd’hui ?”.
Mais il ne me parle pas vraiment, le bon docteur. Il utilise mes mêmes mots, qu’il renvoie à la façon d’un joueur de tennis.

– Tu voudrais te faire interner, c’est bien ça ?
– Oui-da !
– Seulement le temps … De te remettre en scelle ?
– Exactement ! C’est exactement ça, me remettre en scelle !
– Je comprends … Les temps sont durs …
– Oh que oui !
– L’insécurité actuelle …
– L’insécurité est plus que dure, elle est factuelle …
– A certainement tendance à ajouter du stress aux personnes fragiles, et te faire interner te permettrait de souffler …
– Souffler un peu, je ne demande rien d’autre …
– Et puis … Avoir des médicaments, hein ?! Allez, soit pas timide avec moi Vincent. Les médicaments qu’ils te donnent là-bas …
– Ah ah !

Je rigole comme le connard que je suis – parce que je me sens mal à l’aise, parce que lui a ris le premier, et je pense que c’est ce qu’il attend de moi, que je l’accompagne à rire – mais j’aurais dû nier avec force ! Nonnonnon c’est pas pour ça mon bon docteur, ce n’est pas pour les molécules que je veux en être … Mais je ne nie pas, et je ris avec lui. Parce que je suis un connard, elle est là la raison. Un connard, j’ai toujours été ainsi.

– Tu es un drogué, Vincent.
– Quoi ? Non !
– Tu es un drogué, je veux que tu le dises.
– Non …
– Que tu le dises, pour l’accepter.
– Non, je …
– En plus de tous tes autres problèmes, tu as maintenant celui de l’addiction.
– Non ?

Le bon docteur sort une petite machine de son tiroir et la pose sur son bureau – un bureau que j’avais toujours considéré comme extrêmement relaxant à regarder du fait de son large sous-main à l’ancienne – mais à compter de ce jour, c’est foutu. La petite machine sert à réaliser des tests de dépistage instantané, sans passer par la prise de sang – le bon docteur aurait pu aussi bien poser un gros flingue, ou une machette ensanglantée avec un minuscule bras de bébé tranché – c’est foutu oui, bien niqué la relaxation du sous-main. Son bureau désormais, je ne le verrai plus comme un océan d’appaise …

– Tu es un toxicomane, Vincent. Et je ne te rendrais pas service en te faisant interner … Regarde-moi. Tu ne te rends pas service. Que fais-tu de tes journées ?
– Je …
– Réponds-moi, tu sais que je ne te jugerai pas. Je suis là pour toi. Pour que tout aille mieux.
– Je … J’essaie seulement de tenir le coup. Et c’est pas facile.
– Ce n’est pas facile de tenir sans drogues ou médicaments. Écoute, Vincent, je n’accéderai pas à ta demande. Parce que je veux que tu ailles mieux. Tu le voudrais aussi, non, aller mieux ? Vivre pleinement comme n’importe quel jeune-homme de ton âge ? C’est bien la raison de ta présence ici ? L’addiction dont tu es victime influe sur tes autres problèmes, et si tu réglais tes dépendances, tu pourrais tout à fait …

Je n’écoute plus le bon docteur, j’ai décroché, jusqu’à ce qu’il prononce ce mot horrible, ” RÉHABILITATION. ” Je bafouille des excuses, me lève, je fuis son cabinet, littéralement. En dévalant l’escalier c’est officiel, en ce jour, je n’ai plus personne. Je n’ai plus de bonne personne pour se soucier de moi, dans la vie.

” La réhabilitation, putain ! La réhab ! La politique tolérance zéro ! Le bon Docteur aurait pu autant me foutre une balle dans la tête ! Bon sang, je connais plein de gus qui sont passés par ces centres de réhab ! L’histoire est toujours la même ! Ils vous farcissent la tête avec un tas de conneries, ils vous attachent au lit, ils vous frappent la plante des pieds avec une tige souple et ils … Ils vous violent la-bas, surtout si vous êtes une fille … Et si ces tortures ne suffisent pas, ils vous font un trou dans la boite crânienne bon dieu … Mieux vaut crever que de supporter une telle connerie ! “

Les gens dans la métro n’ont pas l’air heureux de ma diatribe contre la réhab, un gros basané à moustache me dévisage sévère, une nana part s’asseoir ailleurs qu’à côté de moi, les autres baissent les yeux sur leurs portables, ou lèvent la tête, pour suivre un film aussi passionnant qu’invisible projeté sur le plafond de la rame … La plupart des gens s’imaginent que parler seul, c’est réservé aux toxicos sous hallucinations, aux fous, ou aux vieux, je ne suis pas d’accord avec eux. Moi, j’ai personne à qui parler dans la vie, alors discuter dans le vide, ça me relaxe. Parler est un besoin naturel, vital, comme respirer. Parler plutôt que penser, laisser sortir toute cette merde de ma tête, afin de ne pas trop me polluer. Une fois évacuée la réhab, je réfléchis à cette autre question :
” Est-il possible de n’avoir à ce point personne, dans la vie ? “

***

J’ai marché dans le quartier dans lequel elle avait l’habitude de traîner en priant un dieu, n’importe lequel, même le diable, j’ai prié pour la trouver, et … Faut croire que si j’ai personne sur Terre, y a quand même une divinité qui se soucie de moi quelque part dans les cieux, parce que je tombais dessus au bout d’une demi-heure d’errements, elle se tenait assise avec un type, à la terrasse d’un café, je lui fis un grand sourire mais lorsqu’elle me vit, elle n’eut pas l’air enchantée. Elle me fit un geste de la main discret, comme pour chasser une mouche. Alors j’ai dépassé sa table comme si je ne la connaissais pas, demi-tour dans son dos puis sens inverse, sur le trottoir d’en face. Je l’ai attendu un quart d’heure sous un porche, sa mine contrariée.

– Merde, qu’est-ce que tu fous Vincent ?
– J’ai besoin de te voir !
– De me voir ?! Mais pourquoi faire ? A quoi ça me sert à moi, de te voir ?
– C’est qui à la terrasse, ton nouveau copain ?
– C’est pas tes oignons. Alors ? Dans quel but je devrais te voir ?

Son nom, c’est Alexandra, mais elle se fait appeler Alex, un vrai diminutif de connard. “Alexandra”, ce n’est pas exceptionnel comme prénom, pas moins que “Vincent”, ou n’importe quoi. Alex en revanche … C’est le genre de diminutif qu’utilisent les filles qui participent aux émissions de télé-réalité, et je sais pas si vous voyez ce que je veux dire, dans ces émissions elles sont bronzées, épilées de façon maniaque – par “maniaque” j’entends “psychopathe” – et ces filles à première vue, on pourrait se dire qu’elles sont mignonnes, mais … Elles ont comme un truc qui pue, à l’intérieur. Ca se sent, même à travers le poste de télé – quelque chose de sale et qui pue et qui serait impossible à laver même si elle se frottait la peau avec une brosse en fer jusqu’à la fin des temps … Alexandra se fait appeler Alex parce qu’elle rêverait d’être comme ces filles, connue je veux dire, une star de la télé … Quelqu’un que les gens regardent avec convoitise et … Alex est un peu comme elles, elle pue. Mais d’une autre odeur que celle de la télé. Alex, elle, elle pue la folie à plein nez.

– Pourquoi MOI j’aurais envie de te voir, Vincent, explique-moi ?
– J’aurais … Besoin d’un truc, pour tenir le coup.
– Et moi ?! De quoi j’ai besoin ? Tu te le demandes parfois ? Non, parce que tu es comme tous les autres mecs, tu t’en fous !

On quitte le porche, on marche un peu. Elle a laissé en rade le mec avec qui elle buvait en terrasse, pour qu’il se morfle l’addition – elle agit souvent comme ça, et à chaque fois, elle prétend que ce n’est que justice, qu’elle avait une bonne raison.
Elle m’explique ; ils avaient prévu sortir ce soir, avec ce type, d’aller dans des bars, des boites, et des clubs de strip, elle se sentait d’attaque alors elle proposa au type qu’il l’invite pour une longue nuit – je savais ce qu’elle entendait par “longue nuit”, quand je me sentais en forme, ce qui était de plus en plus rare ces derniers temps, je les désirais aussi ses longues nuits pleines de lumières, de nouvelles rencontres, d’alcools de bruits et de rires … En cette fin d’après midi, Alex était en forme, moi non. Nous nous tenions chacun sur un bord opposé du gouffre. Mais le type du bar voulait d’abord l’emmener chez lui avant, pour dîner soi-disant, et cela avait bousillé ses espérances. J’espérais égoïstement que la DCA de ses plans contrariés descendraient son avion mental, qu’elle s’éjecterait de la carcasse en flamme, parachutage, et Alex me rejoindrait, de mon côté du gouffre, celui à l’ombre de tout. Une fois ma souffrance partagée, elle serait plus réceptive à ma demande.

– Il voulait me sauter, et ensuite, il m’aurait commandé de rentrer chez moi. Ils font tous ça tu sais, les bourgeois. Ils te disent de dégager de chez eux en plein couvre-feu, parce que ces sales petites merdes qui n’auraient jamais le courage de tuer savent que de me faire traverser la ville après le couché du soleil, c’est comme me condamner à mort ! Un meurtre légal, ça les excite. C’est ça qui les fait vraiment jouir ces salauds, plus que la baise.
– Mais y a une chose que je comprends pas. Si c’est le couvre-feu, comment tu espérais sortir cette nuit ?

Elle souffla, leva les yeux aux ciels, comme si m’expliquer lui demandait un effort surhumain.

– Il habite le neuvième arrondissement.
– Et alors ?
– Dans l’ouest parisien, leur couvre-feu n’a rien à voir avec le nôtre. Ils ont des flics, et même l’armée qui verrouille les quartiers avec des véhicules blindés.T’es au courant de rien, toi ! Ils tirent à vue, sur le moindre patrouilleur qui se présenterait. Si t’habites l’ouest, tu peux sortir dans ton quartier de richard et rentrer chez toi, sans aucun problème de sécurité. Avec l’ambiance de mort qui flotte partout dans la ville, leur fête, je te raconte pas. Elles ont atteint un niveau absolu. La dernière nuit de Babylone, ou un truc paroxystique dans ce genre.

Je comprends pas ce qu’elle veut dire par “dernière nuit de Babylone”. De mémoire, leur dernière nuit aux babyloniens ne dût pas être super-funny. Et elle marche trop vite Alex, désormais je peine à la suivre, ou je suis tellement au fond du gouffre – par rapport à tout à l’heure, quand je me tenais encore au bord, face à elle – que j’arrive plus à marcher comme un mammifère digne de ce nom – sauf les paresseux, eux, ils doivent pas aller beaucoup plus vite sur leurs branches, sauf que je suis incapable de me souvenir si un paresseux est un mammifère, ou pas …

– Alex, je me sens pas très bien. Je t’en supplie, j’ai besoin d’un truc, n’importe quoi.
– Bah, alors …

Elle réfléchie, elle ferme les yeux, lève le visage vers le ciel gris, expire exagérément, puis elle revient vers moi …

– Okay, puisque mon plan de ce soir tombe à l’eau avec l’autre connard, t’as qu’à venir chez moi. Il me reste… Un peu de coke – mais c’est carrément pas sûr, où s’il en reste, ce sera pas plus qu’une trace de crevard – mais j’ai du whisky, je crois même que c’est même mieux, j’ai du bourbon … Plus un tas de médocs de mon dernier traitement – de ça j’en suis sûre, j’ai une ordonnance pleine d’un mois.

L’offre est tentante, je la suis. Mais nous marchons désormais en silence. Cela fait longtemps qu’elle a décidé de coucher avec moi, j’avais toujours refusé, elle se sert aujourd’hui de mon besoin vital pour arriver à ses fins, et je trouve son attitude dégueulasse, même si au fond, venant d’elle, cela ne me surprend pas. J’ai pas envie d’elle, j’ai jamais eu envie d’elle, elle me dégoûte, comme les filles dans les émissions de télé-réalité, d’une façon viscérale. Cependant, en adoptant le regard du spectateur vivant au fond de mon être, seul capable de considérer les choses avec un peu de recul, je sais qu’Alex n’est pas si mal. Elle est même très jolie, du moins, pour quelqu’un qui ne serait pas moi … Elle est belle, oui, elle a un beau visage, des yeux bleus, des cheveux blonds frisottés et des petites dents très blanches minuscules et rondes, elle a un beau sourire à fossettes, un cul magnifique, elle est intelligente, marrante dans ses bons jours, et la plupart des gens ne peuvent s’empêcher de se poser cette question en la voyant : ” elle a tout, alors pourquoi bon dieu fout-elle sa vie en l’air avec autant d’acharnement ?” La plupart des gens se disent cela, qu’elle est vraiment conne de ne pas se choisir une belle vie, mais moi non. Moi, je comprends très exactement pourquoi elle a tout le temps envie de crever, et je ne la juge pas, non. Son désir de mort est à mes yeux la preuve qu’au fond, Alex possède une santé mentale bien meilleure que la plupart des gens qui la jugent – parce que bon sang, quelle personne sensée aimerait vivre, dans un monde tel que celui-là ? Cette compréhension que j’ai d’elle est la seule raison pour laquelle, depuis que nous nous sommes rencontrés, elle veut coucher avec moi. Elle voudrait être importante pour moi. Et nous savons tous deux qu’au moment où cela arrivera, à l’instant où nous développerions des liens un peu profonds alors elle … Elle n’aura qu’une envie, s’éloigner le plus vite et le plus loin possible de moi, et je le sais parce que nous sommes pareils, elle et moi. La plupart des hommes ne comprendraient pas mon dilemme. Ils se diraient que cela ne se refuse pas, une nuit de baise servit sur un plateau, seulement … Ces hommes-là oui, ces hommes-là n’en sont pas. Ils sont des chiens, ou des types qu’ont jamais vraiment connu de femmes. Une de ces raisons font qu’ils ne me comprennent pas …

Je ne fais jamais de sexe jamais avec des folles, il s’agit là d’une règle immuable, exactement comme celle qui veut qu’on ne couche jamais avec un membre de sa famille, c’est un ressenti dégueulasse. Alex et moi nous étions rencontrés en hôpital psychiatrique, alors, il existait ce système de défense, comme le côté d’un aimant repousse celui identique qui lui fait face.
Nous marchions toujours en silence quand à la fin de mes réflexions elle se retourna, elle avait l’air un peu triste. Peut-être avait-elle capté mes pensées, par télépathie ? Ou cela n’avait rien à voir avec moi, et peut-être qu’avalée par le gouffre, submergée par sa souffrance, elle ne pouvait plus tolérer la présence de quelqu’un chez elle, n’importe qui ? Elle ouvrit son sac à main et en sortit un sachet rempli de pilules bleues/blanches, elle en prit une poignée, qu’elle me tendit.

– Finalement … Je crois que ça va pas être une bonne idée, que tu viennes chez moi. Tiens. Prends.
– C’est quoi ?
– Une nouvelle molécule miracle. C’est grâce à elle que j’ai arrêté mon traitement.
– C’est … Je ne te crois pas. C’est un sale coup de ta part ?
– Non, essaie je te dis ! Fais-moi confiance, tu verras. Et rentre-vite chez toi, la nuit va pas tarder à tomber, avec les cris.

Je pris ses petites pilules ridicules, je la regardai partir.

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1 Commentaire
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O. DeJavel
2 années il y a

Je n’avais pas le temps de lire un texte de cette longueur, mais je n’ai pas pu m’arrêter. Vraiment top. Le personnage est tordu à souhait, on ne peut plus le lâcher celui-là ! 🙂

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