Le couvre-feu – 4

4 mins

Après vingt-quatre heures je ressentais son manque. Pas dans le sens strictement addictif, mais dans la réalisation que je devrais désormais vivre sans elle. Immédiatement, tout parut plus compliqué. Plus sombre aussi, plus fébrile. Grâce au traitement mystère d’Alexandra j’avais non-pas vécu la possibilité d’une meilleure vie, je l’avais seulement entrevu. Passé deux jours sans La gélule magique, la molécule avait totalement disparue de mon organisme. Aussitôt le vivant comme l’inanimé m’apparurent menaçants.

– Ça va ? Non ça va pas. Pardon de faire les questions et les réponses, mais … Cela se voit.

Emmanuel aimait se présenter comme “Manu”. A mes yeux, il ne méritait pas ce diminutif. Je ne l’appelais jamais comme ça. Les “Manu” tels qu’ont les entendaient dans l’inconscient collectif étaient des types simples qui mangeaient trop de viande et faisaient peu gaffe à leur alimentation. Des types sans mauvais fond, ni arrières pensées… Ce genre de types marrants sur qui l’on pouvait compter. De bons potes, en somme. Soit son opposé exact. Les “Manu” n’habitaient jamais de vastes trois pièces à Monceau, ils n’étaient pas des petits bourgeois arrogants qui se donnaient des airs de populo, enfin … Emmanuel n’avait plus eu le choix, son milieu social de naissance l’ayant poliment rejeté, rapport bien sûr à son état. Dès qu’il avait été diagnostiqué et sa famille informée du caractère irréversible de la maladie, ils lui avaient acheté cet appartement avec sols en marbre. Ils survenaient généreusement à ses besoins, payaient pour les meilleurs spécialistes, alors … Emmanuel s’en sortait bien.
Imaginons.

Statistiquement parlant dans le Grand Monde, il y avait peu de chance qu’Emmanuel et nous (Alexandra & moi), nous nous rencontrions. Ce genre de types passaient la moitié de leurs vies dans ces établissements hautement spécialisés avec une chiée de psychiatres de renoms qui vous suivait comme une nuée de pigeon. Et du personnel hospitalier en nombre, jolis, compétents-frais-souriants, qui ne ressemblaient en rien aux tronches de matons avant-bras tatoués et yeux-méchants-fatigués auxquels j’étais habitué … Pour rencontrer Emmanuel, il fallait remercier le caractère populaire et universalistes des urgences psychiatriques où il s’était un jour pointé, en intense état de décompensation mental. C’est comme ça que nous avions croisé sa route – la société médicale ressemblait en tout point aux autres sociétés civiles, avec ses méandres tentaculaires ses routes, ses lois et ses règles, parmi lesquelles la plus importante de toute : respecter le milieu social du patient. Sauf dans ces putains d’urgences où l’on mélangeait allègrement torchons et serviettes. Tous ensemble, enfermés à tourner dans le grand tambour de la machine à laver psychiatrique française, bon sang …

– Mec, tu veux boire un truc ?

Cette manie stupide qu’il avait d’employer ce langage à base de “mec” ou “trucs”, pour faire plus populeux … Je voulus dans une répartie cinglante lui demander un spritz – c’est le cocktail à la con qu’il commandait toujours ,” come in italia “, l’avais-je entendu arguer un soir à un serveur d’un bon dieu d’endroit chic où il nous avait traîné, Alexandra & moi, à l’époque où nous nous fréquentions tous, et seigneur, il y avait tellement de morgue en ce type … Non, ce n’était pas “Spritz”. Je voulus plutôt lui dire que ses parents ne l’aimaient pas. Qu’ils payaient pour qu’il soit loin. Loin des yeux, loin du cœur, et d’ailleurs pourquoi ses parents l’auraient-ils aimé alors qu’ils bénéficiaient d’un autre fils à la biochimie parfaite – son grand frère faisait carrément l’ENA – Non, à la place je voulus lui dire à quel point il m’avait été difficile de venir chez lui – non par la faible opinion que je lui portais, mais parce que j’avais dû traverser l’enfer, rien de moins – ces personnes que vous croisiez dans le métro, on dirait des gens comme vous et moi, sauf qu’ils n’en sont pas. Pas vraiment des gens, plutôt … Des saletés d’esprits. Ils viennent… Des profondeurs souterraines, des Mondes Invisibles, et eux sont extrêmement dangereux, parce qu’ils en savent beaucoup, beaucoup sur moi … Non, à sa proposition de boisson ma première intention fut de lui commander un “spritz” pour le moquer un peu. Mais la mention “come in Italia” s’avérait au-dessus de mes forces, alors j’allais au plus simple, je lui aboyai : “SPRITZ !”
Sauf qu’un borborygme atroce sortit de ma gorge à la place …

– Okaaay … Je vois. Assieds-toi là, dans ce fauteuil, je reviens tout de suite.

Il me servit un verre de coca. Puis un autre. Il m’ordonna calmement “bois”, j’obéis. Dans mon état il était rassurant de recevoir des ordres, même d’un parfait connard. Il passa une main lente devant mes yeux, une main-méduse flottait dans les courants aériens …

– Tony ? Tu te rappelles de ce que tu m’as appris un jour à Vegas ? Tu m’avais dit : ” pour garder le contrôle, pour ne pas te noyer dans le tumulte du Monde, fixe ton regard sur un point, sur un détail … ” J’aimerais que tu fasses pareil pour moi. Tu crois que tu pourrais faire ça ?

Aussitôt, je fixais un motif du marbre sur le plateau de la cheminée du salon. Focus intense. Petit à petit, je battais moins fort des talons. Et la conscience honteuse de mon être se fit. Cela faisait trois jours que je ne m’étais pas lavé, et que je n’avais ni bu, ni manger. Trois jours s’étaient écoulés depuis que j’avais avalé la dernière gélule … Je me forçai à respirer profondément. Je devais réunifier ma psyché. Je restai ainsi quarante minutes à fixer la tablette en marbre comme s’il s’agissait du plus passionnant des spectacles… Je bus le litre et demi de soda en entier.

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