Le couvre-feu, 8

8 mins

Les premiers temps, je ne demandais rien. Je me contentais de nettoyer le couloir, les chiottes, vider les poubelles faire du café… Je ne me mêlais pas de ce qu’ils faisaient quand ils sortaient la nuit dans leurs tenues noires, avec sur la tête leurs masques high-tech tout bizarres, leurs cannes étranges à la main, et peu m’importait. Nettoyer un vieux garage reconverti en bizarrerie paranoïaque en échange d’une gélule de Sérodop lorsque le soleil se levait, ça m’allait, c’était un bon deal. Du genre idéal. Mais au bout de trois nuits là-bas, j’eus l’impression de passer à côté du plus important. Alors je les espionnais. Je tentais de capter des bribes de leurs conversations, quand ils se retrouvaient. Et lorsqu’ils étaient de sorti, si je faisais du café, je laissais traîner mes yeux par-dessus les épaules de l’ancien flic cinglé, sur les images des moniteurs des drones autonomes de la sécurité public. Mais il n’y avait aucun secret à découvrir, puisque Emmanuel m’avait briefé dès le premier matin, lorsqu’il m’avait raccompagné en scoot à la station de métro, à cinq cents mètres de la base.
– Tu connais le couvre-feu ?

Pas eu envie de répondre à une question aussi imbécile. Il croyait quoi, que je vivais sur Mars ?
– Très bien, alors, ils ne font pas que tester la Serodop sur nous.
Encore un scoop…
– Parce que je te l’ai dit, il n’existe aucun effet nocif à ce médicament, y a rien à tester, c’est de la bombe. Non, ils nous demandent en échange du traitement…
Gêné aux entournures, il cherche ses mots…

– Ils nous demandent d’arrêter les personnes qui ne respectent pas le couvre-feu.
– En gros, vous êtes des patrouilleurs ?
– Exactement.
– J’ai déjà croisé des patrouilleurs, une nuit. Je revenais de chez Alexandra. Ils avaient tué un vieux. Allongé sur le sol, je suis presque sûr qu’il était mort. Un autre violait une femme sur le capot d’une voiture.
– Bon dieu…
– Quand ils m’ont vu, l’un des types m’a désigné de sa batte de base-ball, et tu vois, je ne le croyais pas capable de le faire, je pensais qu’il bluffait pour me foutre la trouille, mais il l’a fait. Il a éclaté le crâne de la femme qu’ils étaient en train de violer. Et l’autre continuait derrière. Le corps de la fille encore agité de spasmes, elle était sûrement morte, ou pas loin, mais le type derrière elle sur le capot, il continuait…
– Arrête ça ! Arrête de me raconter ces horreurs ! J’ai envie de vomir, bravo… Quoi, tu… QUOI !? Tu crois que c’est ce que nous faisons ? Tu crois que nous tuons des petits vieux quand nous sortons ? Et que nous faisons ces trucs épouvantables sur les capots des voitures ? C’est vraiment ce que tu penses de nous ?
– Je ne sais pas. Le groupe dont je te parle portait des masques vénitiens.
– Ouais bah, je ne sais pas qui sont tes dégénérés ! Mais ils n’ont rien à voir avec nous. Bon dieu Vincent, tu me connais pourtant ! Comment pourrais-tu imaginer une seule seconde…

Sa main sur la joue il secouait la tête, il avait l’air choqué, alors je le crus.
– Tu sais quel est ton problème ? Du moins, l’un de tes problèmes, parce que tu en comptes apparemment beaucoup. C’est que t’es complètement délirant ! Mec, il s’agit du même genre de conneries que tu m’as servi hier, à propos de la réhab ! Tu te fais des films super dark, puis tu prétends que c’est la réalité, bon dieu ! Tu hallucines… Et ce qui m’inquiète, c’est que t’es encore sous Sérodop, ce qui signifie que tu n’as même pas l’excuse d’une crise psychotique. Ouais, je crois que la scène infernale que tu m’as décrite, elle n’a jamais eu lieu autre part que dans ta tronche de malade. Excuse-moi, mais fallait bien que quelqu’un te le dise, avec beaucoup d’amour. Seigneur dieu… J’ai passé toute mon année de sixième à me faire maltraiter par cet avorton de Nathan Louté simplement parce que j’ai toujours refusé lui mettre un coup de poing ! Je déteste la violence ! Mais toi, tu penses que je serais capable de…
– Alors explique-moi.
– C’est comme pour la réhab, les choses ont changé. Aujourd’hui les psychopathes du dimanche ne sont plus autorisés à sortir la nuit pour massacrer. Il y eut des abus au début du couvre-feu, mais c’est fini. Aujourd’hui, pour avoir le droit de patrouiller, il faut déposer une demande officielle à la préfecture, qui te délivre un permis. La seule chose autorisée lorsque tu tombes sur un contrevenant, c’est de l’arrêter, et c’est tout.
– Contrevenant ? Tu parles comme un flic.
– Parce que nous sommes des sortes d’auxiliaires de police. Les flics n’ont plus n’ont pas le droit de sortir lors du couvre-feu. Les flics, les pompiers, n’importe quel fonctionnaire des services publics ou d’urgence, alors on fait le taf à leur place, rien de plus. Et quand on arrête quelqu’un, on ne le viole pas sur le capot d’une voiture, on l’emmène au dépôt ! Tu sais ce qu’est le dépôt ?
– Non.
– Bah, c’est rien qu’une baraque remplie de flics. Et eux, ils gèrent ensuite. Les contrevenants sont entendus par un procureur pour poursuites, ou ils ont une amende, ou ils sont relâchés, s’ils avaient une bonne raison d’être dehors de nuit, je sais que dalle de plus.
– Tu… Vous avez été formé ?
– Non. Écoute, arrête de chercher la petite bête, d’accord ? De voir tout en négatif. Je commence à regretter de t’avoir embarqué là-dedans. Ils testent la Sérodop sur nous, et tout se passe bien, ok ? Et quand ce médicament sera mis sur le marché, les choses iront mieux, parce que tout le monde se sentira si équilibré qu’il n’y aura plus besoin du couvre-feu. Tu as oublié la raison du couvre-feu ? Tu as oublié que c’est la seule chose qui nous sauve de l’anarchie pure et dure ?

Je dus tirer une drôle de tête, parce qu’Emmanuel coupa court à la conversation. Il me proposa de réfléchir jusqu’à la semaine prochaine et de lui faire part de ma décision ensuite. A savoir si je retournais à ma vie, ou si je souhaitais intégrer l’équipe. Mais il était déjà trop tard, il le savait. Retourner à ma vie sans Sérodop signifiait retourner à une non-vie, il s’agissait d’une épreuve au-dessus de mes forces.

***

J’avais rencontré Emmanuel à Vegas, lors d’une cession en établissement spécialisé dans le traitement des troubles psychiatriques, où il m’avait paru être le personnage le plus intéressant de la ménagerie. Volubile, joyeux, intelligent et intéressant… Au contraire de moi, il était à l’aise lorsqu’il s’exprimait. Plein d’esprit. Mais cette image avait volé en éclat par un après-midi, au moment exact où il était apparu sur le seuil de la chambre commune qu’il occupait, dodelinant hébété, la coiffure en bataille, des larmes et de la terreur puante plein le regard, le creux de son bras tout déchiré… J’avais observé comment faisait le sang épais alors qu’il coulait sur sa robe de chambre, sur le lino… Les infirmiers s’étaient mis à courir dans sa direction au ralenti, on aurait dit des gros pachydermes d’Afrique. Et lui, il restait planté là, hagard, incapable, immobile… A partir de cet instant je ressentis à son encontre du mépris. Peut-être lui en voulais-je d’avoir lui-même bousillé cette image lumineuse que j’avais eue de lui ? Mais était-ce vraiment sa faute ? Car à quoi pouvait-on s’attendre comme illumination, dans un endroit tel que celui-ci ? Les fous étaient des femmes laides qui avaient la capacité de s’embellir via des maquillages et des artifices afin de tromper leur monde. Je lui en voulais non-pas de m’avoir trompé, mais d’avoir été incapable de prolonger l’illusion. De ce jour où je l’avais vu, vraiment, tel qu’il était, dans sa vérité profonde, était né une sorte de gêne entre nous. Après nos sorties respectives de Vegas, il nous sollicitait souvent avec Alexandra, pour le rejoindre dans ses aventures nocturnes, mais… Je connaissais “sa” vérité, et rien n’avait plus eu le pouvoir d’effacer son image, lorsqu’il avait le bras en sang, qu’il dodelinait. Il n’existait aucune rédemption pour nos crimes, pour ceux que l’on était, et sûrement qu’il le voyait, il le sentait. Parce qu’un jour, il arrêta de nous fréquenter. Sans raison. Une nouvelle trahison de sa part qui ne m’avait pas étonné. Peu m’importait, je m’en foutais. Même, je me sentis soulagé. Je n’avais pas besoin d’encombrer ma vie avec des types à l’intérieur des bras tout déchirés, vous comprenez ? Ou vous trouvez peut-être cela étrange ? J’ai souvent vu l’inverse exact se produire chez les psychonormés. Des couples ou des amitiés qui se formaient sur la faiblesse de l’autre, parce qu’ainsi oui, il est plus facile de contrôler. Chez nous, les choses sont différentes. Chez nous, la faiblesse de l’autre nous renvoie à notre propre faiblesse, une douleur de plus à cumuler. C’est peut-être la raison pour laquelle un soir, je m’étais montré cruel. Nous avions bu malgré nos traitements, il dissertait sur ce que signifiait pour lui la “normalité”, son Graal, sa sainte quête foutue d’avance – et disons qu’Emmanuel parlait souvent, beaucoup, de façon éphémère, pour ne rien dire vraiment, ou alors du sans engagements. Ses mots retombaient morts à peine passés sa bouche. Un peu comme ces papillons ridicules qui meurent après une journée seulement. J’avais alors senti une créature glaciale de déployer dans mon ventre.

” Tu me parles de “normalité”, tu me bassines avec ça alors que tu ne sembles pas savoir ce que c’est. Pourtant, tu es intelligent ? Mais tu n’as pas compris qu’il n’existe aucune normalité ! Pas plus que de Père-Noël au Pôle Nord ! Emmanuel ! Bon sang, après toutes ces années à Vegas et dehors, tu n’a toujours pas compris ce qu’est la folie ? Ni pourquoi les gens comme nous se retrouvent à Vegas ? Pourquoi tu vas à Vegas, hein, tu peux me le dire, toi ? Parce que tu es “malade” ?! Pitié, sors cinq minute de l’idéologie victimaire que les psys t’ont fourré dans le crâne ! Pourquoi nous nous retrouvons a Vegas, nous, et jamais les ministres coupables de viols en série, par exemple ? Tu crois que ceux-là ne sont pas malades ? Et ceux qui spéculent sur les matières premières, provoquant des famines et des millions de morts à l’autre bout du Monde, tu crois que ceux-là sont normaux ? Tu crois que leur regard est sain, lorsqu’ils se dévisagent dans le miroir de leurs salles de bains ? Et ces types qui paient pour se faire marcher dessus, ces types qui traitent les autres comme des merdes, puis qui paient des fortunes pour se faire traiter comme des merdes à leur tour, tu crois qu’ils sont normaux ? Et ces filles de bonne famille qui vont sucer des vieux pour se payer des sacs à main ? Tu imagines ça normal, d’un point de vue mental ? Et ces foules qui prennent le métro, qui vont faire des boulots dégueulasses pour des salaires dégueulasses, cette chair à canon fatiguée, tu crois qu’elle est saine dans sa tête, pour supporter des vies telles que celles-là ? Tant qu’ils peuvent se payer des vacances ou des jeux à gratter pour se rêver durant une seconde quelqu’un d’autre, alors ça va ! Ils répètent les erreurs de leurs parents à s’en rendre malades, tiraillés par des rêves que d’autres leur a mis dans le crâne, uniquement mués par leurs traumas, c’est ça la normalité que tu envies ? Ce n’est pas de la maladie, peut-être ? Regarde autour de toi, les trois quarts des clients dans ce bar semblent riches, alcoolisés, et malheureux à crever, elle est où ta normalité ? Et tous les postes à responsabilités sont occupés par des sociopathes ! D’accord, tu me dis que mon raisonnement est facile et à l’emporte-pièce, mais je te réponds que cela me tue, de constater à quel point tu es naïf ! Dis-moi : si tout le monde est fou, pourquoi seuls les gens tels que nous sont enfermés à Vegas ? Pourquoi les médecins nous font croire que nous sommes inadaptés à ce point ? Parce que nous serions un danger pour nous-même ! Quelle blague, t’as vu comment ils nous traitent, tu crois qu’ils en ont quelque chose à foutre de nous ? Alors quelle est la vraie, la seule différence, entre eux et nous ? Je vais te la dire. Eux ont du pouvoir sur quelqu’un, nous non. Eux sont productifs, nous non. Et ça s’arrête ici.”

Je pensais mes mots bien sûr, mais je blaguais à moitié. Je voulais lui faire fermer son clapet. Je réussis mon coup. Je vis des larmes lui monter, il essaya de me dire quelque chose, secoua la tête dégoûté, puis sorti du bar, et sans un au-revoir, il partit. Les fois où nous nous revîmes, nous n’en avons plus parlé.

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