Avant le Beau Temps

3 mins

Il pleuvait depuis déjà quelques heures. La journée avait été marquée par une chaleur lourde et orageuse. La pluie tombait en longs rideaux presque opaques, emplissant le ciel et sa toison scintillante du claquement des gouttes froides s’éclatant au sol.

La différence de température était telle que les fenêtres les moins bien isolées s’embrumaient, à l’image des pare-brises des rares voitures encore présentes sur les routes, et déchirant la nuit, au milieu de l’averse, de leurs phares puissants.

L’eau, au sol, s’évaporait, à peine arrivée sur l’asphalte chaud de la route. Ainsi s’élevait-il de cette dernière une épaisse brume blanche disparaissant vers le ciel en y lançant leurs bras volatils, comme mille et un spectres en peine.

Le serpent virevoltant de la fumée d’une cigarette se mêlait à ce brouillard, s’échappant d’une cartouche de bonne industrie. Les doigts la tenant avaient cet air nonchalant de haute société ; ils étaient posés sur la carrosserie de l’aile avant ; frappée par la pluie ; d’une extravagante Excalibur Phaéton de 1984. Les phares de la voiture étaient allumés, et tentaient paresseusement de percer la pluie et la nuit.

Sur le métal trempé, se reflétait le léger scintillement d’un bouton de manchette doré, regardant la cigarette de haut, affirmant à lui seul que la qualité de l’étoffe de la chemise qu’il ornait n’était pas feinte.

Le bras de son propriétaire était tendu, en appui sur l’aile avant droite. L’autre était le long d’une taille svelte mais sculptée de force bien entretenue et se finissait par une main dans la poche d’un pantalon de coton noir. Appuyé au pare-choc de l’Excalibur, l’homme avait croisé les jambes, laissant la pointe de sa chaussure droite effleurer à peine le sol, tout son poids ramené élégamment sur sa jambe gauche. Il semblait étranger à l’orage qui grognait, il semblait inconnu au monde se dessinant en touches indistinctes autour de lui entre les trombes d’eau.

Au milieu du tableau impressionniste que dessinait la Nature, il semblait être la seule tache, la seule trace, d’une sorte de réalité.

Immobile, comme mort, il n’en semblait pourtant que plus vivant.

Bien que la sachant fichue, il porta la cigarette à ses lèvre, aux commissures desquelles flottait un vague sourire de sérénité et de satisfaction. Il tira une dernière bouffée de ce que le pauvre mégot trempé et consumé contenait, et ajouta à la brume un nouveau nuage de fumée.

L’eau ruisselait de ses cheveux châtains à son col, et s’immisçait sous son foulard faisant d’autant plus coller la chemise à sa peau. Cependant, rien ne semblait le perturber.

Rien n’aurait pu décrocher ses yeux noisette aux douces teintes jaunes de ce sur quoi ils étaient fixés. D’un geste aussi sec que nonchalant, il jeta le mégot sur le bas-côté, et installa sa main dans son autre poche, toujours sans détourner le regard de la forme sombre jonchant le bitume dans le halo aveuglant de l’œil de la voiture.

Les gouttes, tombant violemment autour, rebondissaient nerveusement sur le tissu recouvrant à demi la masse au sol, étincelant dans les phares comme quelques escarbilles s’échappant d’un feu.

L’homme détourna finalement son regard vers l’aile gauche de l’Excalibur, et considéra, indifférent, le phare, faiblard comparé à sa paire. Comme surprise par ce regard, la lumière vacilla, et l’ampoule, sous l’assaut de la pluie et à force d’être si longtemps allumée, claqua.

Le verre y était fissuré, une brisure à peine plus épaisse qu’un brin de laine blanc courait du bord supérieur vers le centre, et dessinait, en se séparant, une patte d’oie biscornue. De cette dernière s’échappaient une multitude de serpentins minuscules, à l’image de petites racines fragiles mais tenaces.

Les gouttes d’eau s’étaient infiltrées par ces microscopiques ouvertures, et voilaient le phare éteint, comme la Mort voilerait l’œil de ses victimes.

Sous l’orage, il n’y avait plus autres traces du passé que es diaclases décorant le phare mort. Le temps avait déjà effacé tout le reste. Les empreintes de pas, les traces de pneus, le mégot –déjà emporté au loin par le ruisseau dans le fossé- la sueur et le sang. Ne restait que l’eau, la boue, la peur figée et la Mort.

Il leva les yeux sur le ciel, comme lassé par cette pluie battante, ou dérangé par les ronronnements de l’orage. Lymphatique, il s’écarta de la voiture et la contourna pour rejoindre la portière et s’y mettre au sec, bien qu’il fût trempé jusqu’aux os.

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