Un empire pour cent voyages

3 mins

Assis sur le lit, il faisait le bilan de la journée. Il avait toujours aimé voyager, mais cela faisait plusieurs années qu’il n’avait pas bougé de Toulon. Il était resté sagement à son post, s’étant fait une raison pour ne pas repartir. Mais maintenant, cela le pesait, il n’en pouvait plus de rester ici, pris dans un quotidien trop bien tissé et répété.

Il leva les yeux sur le cadre au dessus de la porte, magnifique photographie d’une contrée lointaine qu’il avait pris plaisir à visiter entre deux rendez-vous importants. Il en avait assez de rester à la place que son patron avait décidé de lui attribuer, coupant court à son esprit vagabond, sous le faux prétexte qu’il était moins productif à « cavaler partout ».

Un sourire ironique se dessina sur ses lèvres, alors que ses yeux descendaient doucement sur son bureau, à côté du lit, et face à la fenêtre. Il était couvert de feuilles de comptes, de dossiers, de cartes postales et de vieux livres de voyages. Il allait devoir le ranger.

Il avait délaissé sa plus grande passion, ce qui le faisait vivre, pour son métier qui pourtant lui plaisait tant. Il avait jusqu’ici réussi à allier les deux, enchainant les voyages d’affaires, passant plus de temps en train, en voiture ou en avion qu’entre ces quatre murs urbains. Il connaissait mieux les gares, les aéroports, les ports, que la ville elle-même. Il aimait rencontrer des gens nouveaux, il aimait lier des amitiés distancées par quelques kilomètres… Il aimait, le soir, flâner au milieu des couleurs éclatantes de l’Inde, ou observer en silence la luxuriante jungle de l’Amazonie. Il aurait pu faire le tour du monde dix fois qu’il se serait encore laissé fasciner par la clarté de l’eau de Thaïlande ou de Martinique.

Tout ça, tout ces souvenirs, tout ces moments de pur bonheur, tout ces fous rires en essayant d’apprendre la langue locale avec les indigènes… Tout cela… Il l’avait abandonné au fond d’un bureau d’une banque en difficulté.

Lorsque la banque avait commencé à perdre en vitesse et rentabilité, le directeur n’avait pas tardé à changer, et toute la politique réarrangée. Il avait eut le malheur de faire son travail d’une manière que tous qualifiaient de « remarquable » -bien qu’il n’ait jamais trop compris pourquoi…- ainsi, ses voyages d’affaires ne servaient plus à rien qu’à leur faire perdre, le temps de quelques mois, leur meilleur élément sur place.

Il avait accepté, vaguement à contre cœur, bien qu’il n’eu pas le choix du contraire. Un an, deux ans, trois ans, il avait trimé comme un forcené pour retenir la société. Excès de bon cœur ou bêtise de gentillesse, il ne s’était pas rendu compte tout de suite de l’issue certaine de cette histoire.

Son regard tomba cette fois sur son globe terrestre, cadeau de ses parents lors de son 7ème anniversaire. Il était vieux, et tournait sur son axe en grinçant comme un chat mécontent feulerait. Il avait prit la pluie et le soleil, mais n’avait pas un grain de poussière. Il passait des heures à le faire tourner, s’amusant chaque jour à découvrir de nouvelles destinations potentielles, avant de soupirer, et se remettre au travail, malgré l’heure avancée de la nuit.

La fidélité et la volonté dont il avait toujours fait preuve envers la société l’embauchant commençait à lui peser sincèrement. Il s’était retrouvé confronté à un dilemme : abandonner le navire et passer pour un lâche, ou sacrifier son temps, ses plus belles passions, et sa vie, pour une entreprise au bord de la faillite. Dans les deux cas, il avait fait le même constat : le chômage lui tendait les bras.

Mieux valait-il être borné et aveugle sur l’unique destinée de son travail, ou passer, le temps d’un entretien, pour un lâche ? Son choix avait été vite fait.

Pour la première fois depuis qu’il avait commencé à travailler, il avait fait preuve d’un peu de caractère, abandonnant cette image du sage James Chevallier, employé parfait faisant gentiment ce qu’on lui disait de faire. Il avait dit ses quatre vérités à son employeur, et avait claqué sur le bureau sa lettre de démission et la porte en sortant.

Il se releva, repliant au passage l’immense carte qu’il avait étalée sur son lit, et la posa sur une pile d’autre. Il laissa son doigt glisser le long des tranches de ses nombreux atlas et récits de voyages, et s’engagea dans son salon, pour sourire, regardant ce qu’il s’amusait à appeler son empire, satisfait. Il ne lui restait plus que quelques cartons à remplir, et quelques jours avant de partir sur Paris.

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