Bien loin de se demander à qui en reviendrait la faute s’il lui arrivait quelque chose, cette fine ombre était devant le grillage troué entourant encore cet entrepôt. Là, tapie entre deux conteneurs à ordures rouillés, elle observa. Rien à l’horizon. Elle courut alors vers la vieille bâtisse. Tout à coup, elle sentit l’odeur de fumée de cigarette emportée par le vent. Sans un même un regard autour d’elle, légère, elle sauta pour prendre appui contre le mur et se hisser jusqu’à l’une des fenêtres aux vitres brisées. Alors elle entendit des voix, des pas, des ricanements venir dans sa direction. Sans un bruit, elle se faufila par l’une de ces vitres brisées.
Ses pieds touchèrent le sol de l’autre côté, sans le moindre bruit, sans soulever le moindre grain de poussière. Là, encore, elle observa, dissimulée dans l’obscurité des faibles lumières qui éclairaient l’intérieur de cet entrepôt.
Des hommes armés sur des miradors de fortune surveillaient ceux et celles, grands et plus ou moins petits en contrebas. Ceux qui trimaient comme des esclaves, déchargeant les caisses de camions bâchés, délestant ces caisses de leur contenu sous l’œil d’autres lourdement armés que croisaient ceux qui patrouillaient dans cet entrepôt.
Du bruit derrière elle.
Féline, elle prit appui sur l’une des poutres, grimpa sur la traverse au-dessus d’elle, disparut dans l’ombre des plafonniers. Deux hommes en ronde passèrent. Elle les suivit du regard, regarda encore tous ceux qui étaient là. Bien trop nombreux pour se faufiler parmi eux comme elle avait déjà pu le faire en d’autres lieux.
Le chemin vers Carole, quel qu’il soit, ne passerait pas par le sol. Et cela lui convenait. Cela lui convenait parfaitement.
Elle se mit alors à marcher, ramper, grimper sur les poutres pour éviter les hommes armés qui patrouillaient, ceux qui guettaient, jusqu’à un point assez élevé, pour voir ce qui se passait, épier ceux qui surveillaient.
Elle s’arrêta, observa une nouvelle fois. Une vaste salle d’entreposage très éclairée. Bien trop de monde encore. Bien trop de gardes. Bien trop de tout. Et rien pour la retenir là. Elle n’était pas ici. Pas dans cette salle. Pas là.
Elle grimpa sur les poutres, longea, roula sur les traverses, s’accrocha aux poutrelles, se dissimula derrière elles. Comme un gymnaste de haut vol, cette ombre passa au-dessus d’hommes armés qui ne l’entendirent pas, qui ne la virent pas.
Elle grimpa jusqu’au premier niveau. Là, elle s’accroupit, observa le bas, le haut. D’un coup, elle se mit à virevolter entre les débris de métaux. Entre eux, parmi eux, derrière eux, au-dessus d’eux, jusqu’à ce que ces hommes s’éloignent, d’elle, de nouveau.
Elle se dissimula aux yeux des hommes de là, s’y faufila entre eux, s’y cacha d’eux et les observa encore, légère, les yeux braqués sur eux.
Féline, furtive, les poutres devinrent ses tremplins pour en atteindre d’autres plus hautes, plus loin.
Elle laissa les patrouilles, les évita. Aucun homme de là n’aurait pu dire que cette ombre était là, au-dessus d’eux, devant eux, près d’eux, derrière eux, sur leur droite, sur leur gauche si proche d’eux, à avancer parmi eux.
Soudain, alors qu’elle allait grimper au second palier, elle entendit des voix qui arrivaient. Aussitôt, aussi vite, elle se laissa glisser entre les marches de cet escalier au métal quadrillé. Elle resta là cachée, entendant leur voix plus proche, toujours plus près, à entendre leurs pas claquer, à voir leurs pieds la frôler. Jamais ils n’auraient pu dire que sous cet escalier une ombre les guettait, prête à les terrasser s’il le fallait. Jamais elle ne sentit son cœur s’emballer. Jamais sa respiration ne dépassa celle d’un nouveau-né.
A peine furent-ils passés qu’elle se mit à grimper, de nouveau, sur cet escalier pour s’y évaporer.
L’un de ces hommes sembla entendre quelque chose se retourna, regarda, scruta. Mais il n’y avait déjà plus rien là.
Au second niveau, elle eut une meilleure vue d’ensemble de cet entrepôt. La grande salle à sa droite, ses hommes bien armés au regard braqué sur les esclaves d’en bas. Le premier niveau sous elle qui parcourait tout le pourtour de cette salle sur les passerelles duquel trois ou quatre patrouilles de deux hommes faisaient des rondes. Aucun chemin vers cet ailleurs où aurait pu se trouver Carole. Si elle était quelque part ici c’était à sa gauche.
Sans s’attarder, elle s’y dirigea.
Tout à coup, elle sentit l’odeur acre d’une mauvaise cigarette. Aussitôt, elle disparut entre les machines rouillées, les câbles et les poutrelles effondrées. Deux hommes parlant entre eux arrivèrent. Elle serra sa main sur le manche de son couteau. Ils passèrent devant elle. L’ombre attendit quelques secondes. Ils s’éloignèrent. Elle utilisa de nouveau les poutres et les poutrelles pour se créer un chemin hors de leur vue, de leur regard, dans l’obscurité.
Elle avait parcouru plus des trois quarts de cet entrepôt, et elle n’avait toujours rien vu, rien trouvé. Pas un endroit qui aurait pu servir à retenir une personne. Un bureau, une petite salle ou même un container, un endroit où des hommes montaient la garde. Il y aurait forcément des gardes. On ne retenait pas quelqu’un contre sa volonté sans au minimum le surveiller. Et il n’y avait rien de tout ça là. Soit elle n’était pas ici soit Carole était dans une autre partie de cette entrepôt qu’elle n’avait ni vu ni exploré. Mais où ?
Elle entendit alors une de ces patrouilles de deux hommes venir dans sa direction. Pourquoi pas ! se dit-elle alors. Elle disparut.
L’ombre grimpa sur les poutres soutenant les tôles du toit. Elle savait que jamais un homme ne regarderait en l’air car rien n’était, jamais, aussi grand que lui.
Elle attendit, là, que cette patrouille vienne jusqu’à elle pour la suivre passant d’une poutre à une autre, comme une créature éthérée utilisant les ténèbres et les machines éventrées pour leur dissimuler sa présence.
Enfin, ils arrivèrent au bout de cette passerelle suspendue. Ils descendirent trois marches sur lesquelles leurs pas claquèrent. Ils se retrouvèrent face à une sorte de paroi métallique entièrement rouillée. L’ombre observa. L’un des deux en dessertit le panneau coulissant et découvrit alors une sorte de coursive, lien entre deux salles d’entreposage.
Cette sorte de couloir obscur aux quelques torches de chantiers et aux parois faites de tôles ondulées ne lui inspira pas confiance. Elle attendit, observa encore, regarda autour d’elle cherchant un autre chemin. Mais à moins de passer par le plafond puis le toit et d’utiliser ces poutrelles comme des barres asymétriques, il n’y avait pas d’autre chemin possible. Elle ne le sentait pas. Pas du tout. Ni cet endroit qui s’ouvrait devant elle, ni cet autre chemin qui s’offrait à elle. Elle hésita quelques secondes avant de poser sur ses yeux ses lunettes à vision nocturne, les régla pour ne pas être aveuglée même par ces faibles lumières et s’y enfonça à son tour.
Prudente, pas à pas, sentant son cœur cogner dans sa poitrine, sa respiration se faire plus pressante, elle avança, doucement, lentement, un pas après l’autre.
Tout à coup, elle entendit un bruit métallique. Encore. Léger. Lointain. Elle s’arrêta, écouta. Encore un. Des voix. Elle bondit vers l’une des parois de cette coursive, y prit appui, aussitôt contre l’autre. Elle disparut dans l’ombre du plafond. Elle attendit là, tapie, poussant aussi fort qu’elle le pouvait sur ses bras et ses jambes pour se maintenir en place.
Au travers de ses lunettes qui leur donnait l’apparence d’extraterrestres en nuance de vert et aux yeux jaune luisant comme des soleils, elle les observa entrer dans cette coursive, y marcher vers elle. Elle sentit l’odeur de leur transpiration mêlée à un déodorant bon marché. Elle sentit alors ses bras et ses jambes qui commençaient à lui faire mal, à tirer. Elle pria pour qu’ils passent le plus vite possible et surtout qu’ils ne s’arrêtent pas.
Bien sûr, l’un des deux s’arrêta juste sous elle. Il s’alluma l’une de ces clopes au mauvais tabac, en tira une grande bouffée, puis une autre. L’ombre, juste au-dessus de lui, sentit ses bras et ses jambes se mettre à trembler. Elle allait lâcher. La fumée de cette cigarette envahit alors sa cagoule. Elle avait l’impression de suffoquer. Cette odeur, elle ne la supportait pas. Elle avait l’impression de manquer d’air. Ses bras et ses jambes tremblèrent de plus en plus, elle n’en pouvait plus. Mais elle devait tenir. Il allait dégager. Encore quelques secondes. Encore quelques secondes se disait-elle, tiens encore quelques secondes. Mais ces secondes se transformèrent vite en heures longues, douloureuses, interminables, monstrueuses et abominables. Elle allait lâcher. Elle le sentait.
Enfin, cet homme se décida à avancer laissant derrière lui un nuage de fumée bleuâtre. Enfin, l’ombre put se relâcher. Elle se laissa glisser contre les parois de cette coursive, roula sur le sol et s’en releva, d’un coup.
Brutalement, brusquement, elle se retrouva face à un troisième homme. Aussi surpris qu’elle, il leur fallut quelques fractions de secondes pour réaliser. A l’un comme à l’autre.
Il allait crier quand, d’un coup, une large lame dentelée s’enfonça dans le mou de son cou. Il ne put émettre que quelques gargouillis du sang qui semblait bouillir au fond de sa gorge. Puis, il se mit à vaciller sur ses jambes.
L’ombre observa la vie s’en aller, s’évaporer de lui comme un fin nuage de fumée de leur satanée cigarette. Elle observa son regard devenir flou, embrumée, s’éteindre. Son sang coula à flot sur la lame, le manche de son couteau et finît par ruisseler sur sa main, entre ses doigts. Elle arracha cette lame de sa chair. Il s’affala aussitôt sur lui-même puis sur le sol.
Elle essuya sa lame sur la manche de sa combinaison, tira son corps hors de cette coursive et le dissimula dans un amas de vieux tuyaux métalliques et de câbles.
Après l’avoir recouvert d’une bâche plastique poussiéreuse, elle reprit sa route ôtant ses lunettes à vision nocturne, replaçant son couteau dans son étui. Elle emprunta une passerelle surplombant cette vaste salle où se trouvaient plusieurs hommes. Certains étaient armés, lourdement, adossés pour d’autres à de gros véhicules. Tous surveillaient des caisses, des tas de caisses militaires estampées du drapeau français ou allemand. Des armes. Des munitions. Même des lance-roquettes.
Au fond de cette salle, elle remarqua une sorte de pièce, un ancien bureau peut-être et deux hommes en faction devant. S’il y avait un endroit où Carole pouvait être retenue, c’était sûrement là.
D’un coup, encore une fois, des pas claquèrent. Un homme avançait dans sa direction. L’ombre chercha une cache où se dissimuler.
Remontant sa braguette, il baragouina quelque chose à ceux au sol et se mit à rire avant de reprendre sa route. En bas, les autres hommes semblèrent lui gueuler dessus dans leur langue. Lui se mit à rire de plus belle en montant sur cette passerelle, l’emprunta. Ses pas y claquèrent et résonnèrent partout. Il traversa et disparut dans la sombre coursive ne laissant derrière lui que ses rires.
L’ombre s’était cachée dans le tablier métallique de cette vieille passerelle. Son métal puait la rouille. Cette odeur s’insinuait doucement dans sa gorge. Son cœur cognait incroyablement fort dans sa poitrine. Elle manquait d’air. Sa poitrine était comprimée par deux renforts en acier. Elle essaya alors de s’extirper de là sans se faire voir ni entendre de ceux qui étaient en bas.
Tout à coup, brusquement, elle sentit son cœur s’emballer comme si on l’avait fait sursauter. Elle paniqua. Elle n’arrivait plus à sortir de sous ce tablier. Elle était coincée. Coincée comme si elle était accrochée. Doucement, elle essaya, encore, de bouger, de se dégager. Mais elle n’y parvint pas. D’un coup, plus encore, elle sentit son cœur se mettre à frapper, cogner, taper dans sa poitrine de plus en plus fort, de plus en plus vite. Sa respiration se fit plus pressante et plus douloureuse. Les deux renforts lui entraient dans les côtes. Il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour qu’elle se mette à hurler. Elle sentit alors cette drôle de sensation envahir son entrejambe. Et cette sensation la fit encore plus paniquée. Elle n’allait pas arriver à se sortir de là et si elle bougeait de trop, ceux d’en bas finiraient par l’entendre, par la voir. Et ça serait fini.
Elle paniqua davantage. Son cœur s’emballa, frappa, frappa et frappa encore. Plus fort. Sa respiration se fit saccader, de plus en plus douloureuse. Tout son corps trembla. Elle n’arriva plus à penser. Cette ombre avait l’impression qu’elle allait se pisser dessus. Qu’allait-elle faire ? Comment allait-elle faire ? Personne pour l’aider. Personne à appeler. Elle allait crever là. Ils allaient finir par l’entendre ou par la voir. Putain, criait cette voix en elle, putain de merde ! Fais chier ! Fais chier, bordel !
Tout à coup, cette même voix se mit à lui parler doucement, lentement, calmement. Elle lui disait de se calmer, de ne pas avoir peur. Elle allait y arriver. Elle avait vu bien pire et elle avait toujours réussi à s’en sortir. Cette fois aussi, ce serait le cas. Mais elle devait se calmer. Prendre le temps de penser, ne pas se laisser envahir par la peur et le doute. L’ombre ferma les yeux, prit quelques grandes respirations qui lui firent un mal de chien. Pourtant, elle ne grogna pas ni n’émit le moindre gémissement. Lentement, son rythme cardiaque redevint plus normal, Cette drôle de sensation entre ses jambes s’atténua lentement et ses pensées redevinrent plus claires. Lentement, elle sortit d’abord un bras, puis un pied, son genou, sa cuisse et enfin toute sa jambe qu’elle fit rouler sur le côté. Doucement, elle se glissa entre les deux plaques de métal. Mais, encore une fois, elle resta coincée, attachée par sa combinaison au niveau du ventre. Elle tenta de reculer, donna quelques à-coups pour se dégager. Mais un fin trait de poussière de fer commença à tomber de la passerelle à moitié pourrie. Elle s’arrêta. Ça allait attirer l’attention de ceux d’en-dessous.
Il n’y avait pas trente-six solutions. Elle devait se dégager de là. Elle attrapa alors son couteau, passa la lame entre la plaque métallique et sa combinaison qui y était accrochée. Elle savait que la lame la couperait. Elle le savait. Mais elle n’avait pas le choix. Elle attendit quelques secondes, souffla pour se donner un peu de courage, s’y préparer. Et d’un coup sec, elle la fit glisser. Elle sentit alors la lame râper la peau de son ventre, la lacérer. Elle sentit tout aussitôt un liquide chaud se répandre sur son ventre, venir humidifier sa combinaison et cette douleur grandir dès qu’elle commença à s’extraire d’entre cette passerelle.
Doucement, lentement, elle parvint à y remonter. Là, elle put souffler, jeter un œil à son ventre. Heureusement, ce n’était pas trop grave. Cela lui laisserait probablement une jolie cicatrice. Elle savait à qui demander de la soigner. Et malgré sa cagoule, la douleur, cette pensée la fit sourire durant une courte seconde.
Elle ne perdit pas plus de temps et se remit, aussi vite, en route.