Conte 6 : Premier Commandement – 8ème partie

6 mins

L’ombre se dirigea vers le bout de cette passerelle. Elle emprunta le même chemin que l’autre homme avait emprunté à son inverse. Puis, elle se laissa glisser le long des poutres et des poutrelles jusqu’au sol malgré cette douleur au ventre et le sang qui en coulait.

Utilisant la pénombre orangée des lumières extérieures, les caisses, les amas de ferrailles et de saloperies en tout genre que des pékins mal embouchés avaient déposé là bien avant tout ça, elle se dissimula aux regards des hommes armés.

Enfin, elle arriva à quelques pas de ce qu’elle supposait être un bureau aux cloisons d’un bleu pâle rongées par la rouille. Deux hommes étaient, là, en train de monter la garde. Elle les observa faire les cent pas.

Elle profita alors des quelques secondes durant lesquelles ils lui tournaient le dos pour foncer droit devant elle et y entrer.

Accroupie derrière la porte qu’elle referma doucement, cette ombre attendit là quelques secondes dans l’obscurité, observa, écouta encore.

Elle fit un pas devant elle.

D’un coup, elle sentit le sol se dérober sous son pied. Elle allait basculer. Elle eut à peine le temps de se rattraper à la rambarde de ce vieil escalier rouillé. Le métal branlant claqua plusieurs fois contre le mur. Sans Attendre, elle se dépêcha de descendre.

A l’extérieur, l’un des deux gardes entendit ce bruit métallique et se retourna.

Elle avait à peine parcouru la moitié des marches lorsqu’elle vit se dessiner sur le sol des ombres qui arrivaient dans sa direction. Aussi vite, elle sauta par-dessus la rambarde branlante et se laissa glisser dans l’ombre, sous cet escalier. Les trois hommes passèrent parlant et rigolant, l’un d’entre eux laissant briller sa dent en or. Elle attendit, là, d’entendre leur pas s’éloigner.

Alors qu’il allait ouvrir la porte de ce local, ce garde se trouva face à ces trois hommes qui en sortaient. Leurs voix s’élevèrent, tous surpris de se retrouver face à face jusqu’à ce que ces trois-là montent dans l’un des véhicules et s’en aillent.

Quelques secondes plus tard, l’ombre marchait dans une sorte de souterrain, une sorte de vieux corridor, large. Son béton fissuré laissait apparaître son armature grillagée. Ses pas étaient sombrement éclairés de quelques lampes de chantier alimentées par des groupes électrogènes qui ronflaient au loin.

Elle avança prudemment, écoutant, se figeant au moindre bruit, au moindre cliquetis suspect. Elle arriva au bout de ce corridor bétonné. Là, il n’y avait qu’une seule porte. Elle posa délicatement sa tête contre sa ferraille rongée par l’humidité, écouta au travers. Il n’y avait pas le moindre bruit. Rien d’autre que ce ronflement sourd. Elle tourna doucement la poignée de cette porte, l’ouvrit lentement et découvrit un vieil et vaste espace de stockage d’houilles, quelques box au rideau de métal rouillé. Elle avança. Le ronflement des groupes électrogènes se faisait plus présent tout comme l’odeur d’essence.

Dans l’un des box, à quelques mètres d’elle, l’ombre remarqua une lumière tremblante. Elle s’y dirigea sur ses gardes, tout aussi prudemment, tout aussi lentement.

Lorsqu’elle arriva devant cette cellule, ses yeux s’écarquillèrent de cet affreux spectacle que lui offrait cette faible lumière blanche.

Carole était là, à demie nue, suspendue par les bras, couverte de bleus, de boues et de sang. Des blattes lui rampaient dessus. Des rats couraient sur le sol. L’un d’eux s’apprêtait à lui ronger le pouce du pied droit.

L’ombre se précipita vers elle, d’un coup de pied éloigna ce rat et l’envoya valdinguer au fond de ce box.

– « Saloperie, va ! ».

Elle se précipita alors vers Carole, la détacha.

– « Eh !…[elle lui tapota le visage]…Carole !…Carole ?…[mais à part quelques gémissements, la jeune gendarme ne réagissait pas]…S’il te plaît !…Carole !…Carole !…Merde !…Putain ! Fais chier !…Réveille-toi faut qu’on s’arrache d’ici…[la jeune femme était complètement HS. Elle essayait pourtant d’ouvrir ses yeux mais ils roulaient sous ses paupières]…putain !…Putain !…Essaie de pas m’en vouloir, hein ! ».

L’ombre arma alors son bras, leva sa main et aussi fort qu’elle le pouvait, gifla une première fois la jeune gendarme. Une seconde. Puis une troisième. Elle allait recommencer lorsque la jeune femme ouvrit brusquement les yeux. D’un coup, rampant sur le sol, elle se précipita, fuyant, au fond de box, se recroquevillant sur elle-même, gémissant, se protégeant.

– « Non. Non. Non. Je vais pas te faire de mal…c’est moi Carole, regarde c’est moi ! N’aie pas peur ! ».

Elle enleva alors cette cagoule qui dissimulait son visage. Carole le regarda. Elle n’en croyait pas ses yeux. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas vrai. Ce n’était pas la réalité. Elle rêvait. L’ombre s’approcha d’elle. Et comme si Carole avait voulu effacer ce mirage de son regard, elle se mit à chasser l’air devant elle. L’ombre lui attrapa la main pour la poser doucement sur son propre visage.

– « Je suis bien là et je vais te ramener ».

Carole se mit à trembler, pétrifiée. D’un coup, elle se jeta dans les bras de l’ombre, la serra fort. Tellement fort, si fort qu’elle semblait ne plus vouloir, ni pouvoir desserrer son étreinte.

– « On doit y aller Carole. Faut qu’on remonte pour que je puisse appeler les renforts…[elle regarda cette ombre devant elle, stupéfaite une nouvelle fois. Si on le lui avait dit jamais elle ne l’aurait cru]…tout le monde est venu pour te sortir de là, tu sais. Et Damian, le premier. On y va ? ».

Carole ne put qu’acquiescer.

Après l’avoir enveloppée d’une vieille couverture pourrie, l’ombre soutint la jeune gendarme jusqu’à l’escalier au métal corrodé. Doucement, lentement, elles remontèrent toutes les deux, accrochées l’une à l’autre.

Là, l’ombre ouvrit furtivement la porte, jeta un œil à l’extérieur. Les deux hommes qui y faisaient tout à l’heure les cent pas, étaient maintenant plus loin discutant avec un troisième venu leur apporter des sandwichs et du thé. Pour une fois que la chance lui souriait se dit l’ombre. Elle savait aussi que cela ne durerait pas. Elle tira, d’un coup, Carole derrière elle. Toutes les deux se mirent à courir aussi vite. Légères et furtives, elles allèrent se mettre à couvert derrière les amas de détritus quelques mètres plus loin. Tandis qu’elle portait la main à son oreille, l’ombre regarda Carole. Son regard, cette expression qu’elle avait la glaça. Un clou, qui lui sembla immense, avait transpercé son pied tandis qu‘elles couraient. L’ombre allait l’aider. Mais Carole grogna, l’en empêcha. Elle approcha son pied de sa main, attrapa ce clou par sa tête, grogna encore, regarda l’ombre. D’un coup sec, brutale, elle tira. Le clou sortit alors de son pied laissant couler son sang sur le sol.

L’ombre remit son micro-oreillette en marche.

– « Je l’aie…j’ai trouvé Carole »

Une dizaine de minutes plus tôt, tous étaient derrière cette lucarne à observer et à se demander ce qui pouvait bien se passer de l’autre côté, dans cet entrepôt. Tout à coup, au loin, se dessinèrent de fines lumières blanches qui, rapidement, se firent plus fortes et plus présentes.

Des véhicules noirs tout terrain aux vitres teintées fonçaient sur la route cabossée et défoncée de cette zone industrielle. Très vite, ils arrivèrent devant cet entrepôt. Ils stoppèrent et déversèrent aussitôt leur cargaison d’hommes armés. Ils prirent, tout aussi vite, position autour du véhicule central.

Visiblement, ceux-là n’étaient pas là pour faire joli. Tout chez eux semblait respirer le militaire, le mercenaire sans doute, aujourd’hui. Leur organisation, leur fonctionnement, leur équipement, leur façon de tenir leur fusil d’assaut, de se tenir ou de bouger, tout chez eux avaient l’air martial. Et vu leur gueule, ce n’étaient pas des enfants de chœurs. C’étaient probablement des professionnels dont ce n’était certainement pas le premier bal.

Quelques mètres de là, tous regardaient ces hommes sentant leur estomac se serrer, leurs couilles remonter dans leur gorge et leur tripes prêtes à se vider sans crier gare. Ils comprirent aussitôt que le moment où tout allait se compliquer était arrivé. La merde, si elle ne leur était pas encore tombée sur le coin de la gueule, venait, là, leur lécher les pieds. Bientôt, elle les submergerait.

– « Putain, les mecs ! Putain !… » répétait et se répétait l’un des hommes cagoulés aussi excité que terrorisé « Putain ! ».

Tout à coup, leurs oreillettes se mirent à grésiller. Une fine voix qu’ils ne croyaient plus entendre vint leur dire qu’elle l’avait trouvée, qu’elle avait trouvé Carole.

L’homme masqué à ses côtés regarda Damian dont le cœur martelait si fort dans sa poitrine que ses pulsations faisaient battre la peau de son cou.

– « Tu ne pourras pas sortir… » répondit alors cet homme masqué « on arrive ».

Damian le regarda.

– « Et…on peut savoir comment t’as prévu de faire ça toi ! » lui lança l’un des autres hommes masqués.

– « Faut détourner leur attention, moi je dis ! Putain ! » enchaina l’autre, excité.

– « Il a raison faut faire diversion… » acquiesça, calmement et posément, celui qui était à ses côtés, ce qui sembla étonné l’autre même derrière sa cagoule « Et je sais comment ».

Tous alors le regardèrent. Lui qui, d’habitude, était si calme, tellement taiseux, toujours en retrait, allait aujourd’hui se mettre en première ligne. C’était dire à quel point la situation était grave pour lui. Pour eux. Tous le réalisèrent à ce moment-là.

Aucun d’eux n’avait désormais le choix. Pour la première fois, ils allaient réellement devoir se battre ensemble, les uns pour les autres, les uns avec les autres. Pour la première fois, ils allaient devoir, réellement, se faire confiance. Pour la première fois, ils allaient devoir se protéger les uns les autres. Se comprendre sans se parler. Agir sans se regarder. Pour la première fois, ils seraient réellement ensemble.

L’homme masqué regarda une nouvelle fois Damian. L’heure n’était plus à l’affrontement.

– « On protège notre famille, non ? ». Damian acquiesça.

– « Pour protéger notre famille » reprit alors le plus taiseux d’entre eux, leur tendant la main comme pour sceller, à jamais, ce pacte.

– « Pour protéger notre famille » reprirent-ils tous en chœur.

Et cela, bientôt, deviendrait, leur premier commandement.

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