A ma connaissance, tout ce qui va suivre n’est jamais arrivé à personne, et je dis bien à personne…pour ce que j’en sais en tout cas…et si par le plus grand des hasards, ce qui serait quand même pas de bol faut bien l’avouer, c’était arrivé alors je le dis, je le crie, je le hurle même, tout de suite : c’est pas de ma faute à moi ! Ok ? Parce que j’ai pas écrit tout ça pour souffrir moi !
Ce que je dis en gros, pour que ce soit complètement et totalement clair entre nous, c’est que de la même façon que ce que Star Wars est à la science ce que ce récit l’est à la réalité. Là, franchement, Je ne peux pas mieux vous le dire !…Non ? Ben alors !
Elle peinait à se reconnaître.
Chaque jour, lorsqu’elle se regardait dans le miroir après avoir pris sa douche, elle ne reconnaissait plus ce reflet. Elle ne reconnaissait plus celle qu’elle devenait, qu’elle était devenue, qu’elle s’était laissée devenir. Elle n’avait plus le même visage, ni le même corps. Elle perdait ses cheveux. Elle avait l’impression d’avoir quelqu’un d’autre en face d’elle. Ce n’était pas elle. Plus elle. Et cela n’avait plus la moindre importance.
La plupart du temps, elle se séchait rapidement et enfilait son T-shirt, sa combinaison de travail, ses chaussettes, le tout en évitant de se regarder, de penser.
Elle n’aspirait qu’à une chose, qu’il vente, qu’il pleuve, qu’il neige ou, comme aujourd’hui qu’il fasse une chaleur caniculaire : sortir. Sortir de cette maison. Sortir de là. Sentir le soleil sur son visage, sur sa peau, la fraicheur de la rosée du matin, le vent ou le froid. Se retrouver seule. Toute seule. Elle savait qu’elle pourrait alors respirer, qu’elle serait alors un peu libre durant ces quelques heures-là.
C’était pour ça que chaque matin elle se levait bien avant le soleil. Pour cela que chaque matin, après avoir laissé sur la table de la cuisine un petit déjeuner soigneusement préparé, elle s’en allait rejoindre ses chèvres, ses moutons et ses brebis. Et certains jours, elle n’attendait que ça pour s’échapper.
Lorsqu’elle avait terminé de nettoyer l’étable, elle emmenait, généralement, ses bêtes vers leur pâture. Là, elle regardait le soleil se lever sur ce royaume qui était désormais le sien. Il n’était pas bien grand. Il n’était pas bien beau. Même plus que pourri par endroit. Il n’y avait rien de bien ici. Rien de bon. Et ce moment était le seul qu’elle appréciait. Le seul qui avait, plus ou moins, un peu d’importance, encore, pour elle. Parfois, regardant ce ciel qui prenait d’incroyables teintes jaunes et orangées, elle autorisait ses pensées à vagabonder. Cela lui faisait parfois du bien lorsque la nuit avait été difficile. Comme cette nuit. Elle se demandait ce qu’ils faisaient, s’ils étaient heureux. Elle l’espérait si fort. Peut-être étaient-ils partis en vacances, en famille. Peut-être étaient-ils dans une grande maison avec pleins d’enfants et surtout pleins d’animaux. Elle aurait tellement aimé être avec eux. Juste les revoir. Savoir. Parfois un fin sourire se dessinait sur son visage lorsqu’elle repensait à sa vie d’avant, à ce qu’elle aurait pu être aujourd’hui si la vie n’avait pas choisi de lui faire prendre un autre chemin. Même si elle regrettait d’être là, elle ne regrettait pas le choix qu’elle avait fait d’y être. Jamais elle ne regretterait ce choix-là. C’était pour eux qu’elle l’avait fait en sachant ce qui l’attendait. Même si elle n’avait pas, tout à fait, imaginé les choses de cette façon-là. C’était généralement à ce moment-là que sa douleur intérieure devenait plus intense. Ce n’était pas grave. Elle avait l’habitude d’avoir mal maintenant. Ce n’était pas grave. Bientôt espérait-elle, il n’y aurait plus de souffrances ni de douleurs, plus de peurs, plus d’angoisses. Il n’y aurait plus que ce repos qu’elle appelait ardemment de tous ses vœux. Elle n’y emporterait pas grand-chose car, ici, elle n’avait rien. Juste cette image, ce soleil, ce ciel et son amour pour eux. Toujours aussi présent et plus fort chaque jour.
Comme souvent, elle sentait cette douleur grandir en elle alors elle se remettait à s’occuper de ses bêtes et s’interdisait toute autre pensée pour aujourd’hui.
Ce matin-là, son regard se figea, comme son pied avant de s’abattre sur une minuscule touffe d’herbe. Elle se figea devant ce trèfle à quatre feuilles qui se dressait à quelques centimètres de la semelle de sa botte en plastique. Délicatement, elle en recula le pied et s’agenouilla. Elle le prit alors tout aussi délicatement dans sa main sans le retirer de terre. Un fin sourire se dessina de nouveau sur son visage. Elle sentit alors au très fond d’elle ce sentiment. Ce sentiment que tout ça, ça n’allait pas durer. Cela ne pouvait pas durer ainsi. Tout ça allait changer. Tout ça…elle s’interdit alors de ressentir davantage ce sentiment. Mais quelque chose en elle s’était réveillé comme si quelque chose allait arriver. Jamais plus rien de bien ne lui arriverait se dit-elle alors. Et elle se remit au travail, laissant ce trèfle derrière elle, dans la terre. Là où était sa place. Comme sa vie d’avant, ses souvenirs et ses sentiments.
Chaque jour, comme depuis quatre mois maintenant, elle partait marcher avec sa meilleure amie. C’était devenu une habitude prise pendant le confinement du printemps lorsqu’elle avait choisi de venir en aide aux plus vieux du village en allant faire leur course.
Pâquerette s’était, alors, montrée moyennement, très moyennement, emballée à l’idée de porter des paniers chargés de riz et de nouilles, de pots de yaourt, de légumes et autres conserves sur son dos. Amanda avait donc tenté le coup avec les deux ânes gris qu’elle avait récupérés quelques semaines plus tôt, leur propriétaire n’en voulant plus. Son terrain perdait de sa valeur à cause de leurs foutus sabots. Il allait donc les envoyer à l’abattoir pour quelques mottes de terre aplaties.
Ernest et Diguy étaient taillés pour ce genre de travail. Et ils ne rechignèrent jamais à la tâche, comme Amanda qui mit, progressivement, en place, avec l’aide de la gérante de la supérette du village, un véritable service de livraison à dos d’âne au cours des huit semaines que durèrent le confinement.
Tous les trois ne ménagèrent pas leurs efforts. Chaque jour, ils allèrent livrer les courses, des médicaments ou juste prendre des nouvelles des plus vieux, de ceux qui ne pouvaient pas ou de ceux qui avaient peur de sortir. Ils allèrent parfois chercher le traitement des animaux chez le vétérinaire du village d’à côté et même y conduire le vieux chien d’une non moins vieille dame pour qu’il y soit soigné.
Amanda n‘attendait rien en retour. Elle avait décidé de venir en aide aux habitants du village. Elle s’était débrouillée toute seule pour tout mettre en place. Et elle avait tout fait pour que cela fonctionne. Personne n’aurait pu l’en dissuader.
Quelques semaines après la fin du confinement, tous les trois furent invités à la Mairie où Amanda reçut un beau diplôme et ses deux ânes un joli ruban, chacun, des mains de la Madame la Mairesse en personne. La jeune édile salua ce que tous les trois avaient fait au cours d’une petite cérémonie. Ils eurent même droit à une jolie photo exposée dans le hall de la mairie sous laquelle un court texte relatait l’histoire de la Gamine aux ânes.
On verserait bien une petite larme, hein ?! C’est ça, ouais ! Je vous ai vu essuyer votre petit œil, discrétos ! Faut pas avoir honte d’être sensible ! C’est une bonne chose…tu veux un câlin mon gros loup ? Allez viens voir Papa !…euh…dis comme ça, ça peut prêter à confusion je viens de m’en rendre compte…euh…désolé !
L’été était finalement arrivé. Certains appelaient toujours. Non pas pour qu’elle fasse leurs courses mais juste pour avoir de ses nouvelles, de celles de ses ânes ou de Pâquerette. D’autres passaient, parfois chez eux, pour lui apporter des accessoires pour ses animaux, pour qu’elle puisse s’en occuper. D’autres encore passaient juste comme ça pour lui dire bonjour.
Damian était tellement fier d’elle. En quelques mois, elle avait tellement changé. Elle était devenue une jeune fille, parfois même une jeune femme, aux idées bien arrêtées, qui décidait de plus en plus par elle-même, qui devenait de plus en plus indépendante, qui savait ce qu’elle voulait et qui faisait ce qui fallait pour l’obtenir…qui peut aussi péter un câble sans que personne n’y comprend quelque chose…enfin…la mienne elle est…euh…un ange voilà on va die ça…ah, oui un ange ! Mon Dieu !
Elle grandissait si vite. Trop se disait-il surtout lorsqu’il la voyait se faire bronzer en maillot de bain dans leur cour. Elle n’avait à peine quatorze ans, c’était encore un bébé et elle avait déjà le corps d’une gamine de dix-sept ou dix-huit ans. Et rien qu’à l’idée de savoir ce que penseraient les petits dégueulasses de son collège à la rentrée prochaine, Damian en était malade. Il aurait tellement voulu qu’elle soit encore, très longtemps, sa petite fille, cette petite fille qui le bassinait à longueur de journée avec ses foutues licornes. C’était comme si, un soir, cette petite fille était partie se coucher et que le lendemain matin une jeune fille était apparue à sa place. Elle avait tellement grandi, tellement changé qu’il avait du mal à s’y faire. Et dire qu’en plus, un jour, bientôt, elle partirait faire ses études, qu’elle rencontrerait quelqu’un et qu’elle se construisait une vie et un foyer. C’était tout ce que Damian voulait pour elle, tout ce qu’il avait toujours souhaité pour elle et tout ce qu’il redoutait aussi. Et même si elle avait la tête sur les épaules, il préférait ne pas penser à tout ça pour le moment. Ça allait déjà bien assez vite comme ça, bien trop vite à son goût, bien trop vite pour lui qui avait l’impression d’être complètement largué. Et ouais mon pote et un jour elle va venir chez toi pour te dire que tu vas être grand-père…boum ! Première claque dans la gueule…et qu’elle part avec un mec qui aura une boucle d’oreille dans le nez et qui veut devenir joueur d’ukulélé dans un groupe de hard rock…et boum ! Claque version double dose dans la gueule du pépé !
Pour elle, rien n’allait trop vite. Tout semblait se passait comme au ralenti. Les jours, les heures, les minutes, les secondes, tout semblait être figé. Seule variait la partie de son corps qui ne la faisait pas souffrir.
Comme chaque fois, elle attendrait que ça se passe. Comme chaque fois, elle aurait l’impression de ne pas être véritablement là, comme si elle regardait ça sur un écran, comme un mauvais film dont on attend la fin avec impatience en redoutant que le prochain n’arrive trop vite et ne soit encore pire. Quand cela devenait trop difficile à supporter, trop dur, elle se refugiait dans ses souvenirs, avec eux. Son corps était là. Elle le cédait volontiers à cette bête enragée, qu’elle s’en amuse, qu’elle le prenne, qu’elle le secoue, qu’elle le déchire, qu’elle s’en serve comme d’un défouloir. Elle, elle s’en allait loin. Très loin. Elle imaginait une vie qui ne serait jamais réalité. Elle attendait que ce soit terminé, que cette bête immonde en ait terminé, que cette bête possédée se soit calmée et son démon rassasié, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’en aller. C’était pour eux qu’elle supportait tout ça, grâce à eux qu’elle pouvait l’endurer. Le reste, cela n’avait pas d’importance. Il y avait très longtemps que cela n’en avait plus.
Puis, comme chaque fois, elle reprenait son corps, revenait l’habiter. Elle recommençait à respirer, recommençait comme si de rien n’était, sans une larme ni remords ou regrets, sans qu’elle n’ait poussé le moindre gémissement ou la moindre plainte. C’était aujourd’hui d’une banale anormalité pour elle. Une normalité certains jours.