Amanda, alors, s’en alla en courant. Belinda, seule, resta là entourée de ses bêtes. Elle sentait cette douleur, cette souffrance la dévorer comme jamais. La peur et l’angoisse l’envahissaient à chacune de ses respirations, à chaque battement de son cœur. Elle avait déjà eu peur. Souvent. Mais aujourd’hui, la peur la submergeait comme elle ne l’avait jamais fait. Qu’avait-elle fait ? Qu’avait-elle fait, mon Dieu !
Elle tomba à genoux sur l’herbe et se mit à pleurer. Et à pleurer comme jamais alors qu’au sommet de cette colline, un monstre souriant se délectait de sa souffrance. Et elle n’avait encore rien vu. Il se le promit.
Amanda courait, pleine d’espoir vers sa maison. Elle en était tellement sûre, elle la sauverait. Elle l’aimait alors elle la sauverait. Elle se battrait pour Belinda. Elle se battrait pour son père. Elle se battrait pour eux trois, pour eux tous. Elle se battrait pour qu’ils puissent se retrouver. Ce n’était pas par hasard qu’elle avait pris ce chemin et ce n’était pas par hasard qu’elle était arrivée jusque-là, qu’elle l’avait retrouvée. Pas après toutes ces années. Et ce n’était certainement pas pour la perdre encore. Cette idée lui était intolérable.
Elle courut aussi vite qu’elle le pouvait jusqu’à chez elle, jusqu’à Damian qui s’en allait faire sa tournée du matin.
Aussitôt qu’elle arriva, elle lui expliqua tout. Belinda, son comportement, celui de son mari. Tout.
– « Et tu veux que je fasse quoi ?…lui demanda alors Damian, distant, que je détruise tout pour elle. Elle a fait son choix, Amanda, c’est à elle d’assumer.
– Comment tu peux dire ça ! ».
Pour la première fois, il vit dans le regard de sa fille de la déception, cela lui était affreusement douloureux. Mais il ne lui céderait pas. Pas cette fois. Belinda avait fait son choix et il ne risquerait pas tout pour elle, c’était hors de question. Il n’en avait pas le droit.
L’espoir devint alors colère. Et Amanda se mit à lui hurler dessus pour la première fois de sa vie. Belinda allait mourir, elle le savait. Elle en était sûre. Il ne l’avait pas vue lui. Il n’avait pas vu comment elle marchait, comment elle boitait. Les bleus qu’elle cachait sous sa combinaison, sur ses jambes ou sur ses bras. Les traces sur ses poignets qu’elle dissimulait sous des bracelets ou, parfois, celles sur son cou qu’elle masquait sous un foulard ou un col montant. Et toutes celles qui ne se voyaient pas. Elle avait beau n’être qu’une conne de gamine, elle se doutait de ce qu’elle devait endurer certaines nuits, certains soirs. Et même ça, ça ne lui faisait rien ? Il ne voulait pas bouger. Elle ne comprenait pas pourquoi. Et lui qui laissait penser qu’il l’aimait encore, qu’il l’aimait toujours, comment il pouvait la laisser là-bas sans rien faire. Sans bouger. Ne pas lui venir en aide. Juste l’aider. Juste parce qu’elle était partie, parce qu’elle les avait laissés. Ce n’était pas une raison. Elle n’était pas partie de gaieté de cœur, il n’avait qu’à relire sa lettre. Il devrait bien finir par le comprendre. Amanda en était sûre déjà avant. Mais aujourd’hui, plus encore, elle savait au fond d’elle qu’il y avait une raison à cela. Elle en était plus que sûre. Elle n’était pas partie comme ça pour rien ou juste pour se faire défoncer et cogner par une saloperie de brute. Elle était partie à cause d’eux. Peut-être même pour les protéger. Et, lui, il restait là. Sans rien faire. Comment il pouvait rester sans rien faire !
Pourtant, pour Carole, il avait été jusqu’à risquer la vie de Tati Katy pour ça. Pour une femme qu’il n’aimait pas réellement, pas comme il aimait Belinda en tout cas. Et qu’il ne lui dise pas le contraire, elle le connaissait. Il était son père et elle savait ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait. Mais aujourd’hui elle ne le comprenait pas. Aujourd’hui elle ne reconnaissait plus son père.
– « …jamais je te le pardonnerai s’il lui arrive quelque chose. Elle va mourir si elle reste là-bas peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain. Mais on va la perdre, vraiment la perdre cette fois. Je le sais et toi aussi…tu as toujours fait ce qu’il fallait pour moi, pour les autres, pour nous tous. Tu t’es toujours battu pour moi, tu as fait tellement de choses pour moi…et…et…je t’aime Papa. Je t’aime de toutes mes forces autant que j’aime Belinda…lui dit la jeune fille alors que des larmes de colère, de désespoir autant que de déception coulaient sur ses joues, tu dis que c’est son choix t’en es sûr ? Tu dis qu’elle n’a qu’à se débrouiller parce qu’elle nous a laissés mais…mais toi, toi aussi tu l’as laissée, toi tu l’as abandonnée. T’es aussi fautif qu’elle parce que tu aurais pu la retrouver, tu aurais pu lui épargner tout ça, tu en avais les moyens. Ne dis pas que c’est pas vrai je sais que tu aurais pu le faire si tu l’avais voulu. Mais tu ne l’as pas fait. Et aujourd’hui tu peux l’aider, tu peux la sauver et encore une fois tu ne veux pas le faire…juste…juste parce que tu es en colère ou parce que t’as la trouille, j’en sais rien…mais…tu sais comment on appelle ceux qui agissent comme ça ? On appelle ça des lâches !…Et…et mon père…mon père c’est pas un lâche…tu… ».
Avant qu’il ne puisse dire quelque chose, alors que les larmes coulaient à flot sur ses joues, Amanda se sauva en courant, aussi vite et aussi loin de lui qu’elle le pouvait.
Damian resta là. Il ne l’avait jamais vue dans cet état. Il n’avait jamais ressenti ce qu’il ressentait à ce moment-là, de la peur, de la honte, de la colère, de la peine. Tellement de peur. Il avait tellement peur que sa fille n’en vienne à le détester, tellement peur que la femme qu’il aimait ne disparaisse. Il avait tellement peur qu’il ne soit plus le seul à se haïr. Lui déjà se détestait bien assez pour deux. Encore plus à cet instant-là.
Et tandis qu’il visitait ses patients, il ne pouvait s’en empêcher de penser à tout ça, à Belinda, à ce qu’Amanda lui avait dit. Et elle n’avait pas tort. Il agissait comme un lâche. Il était bien des choses. Mais un lâche, certainement pas.
Lorsque les midis arrivèrent, contrairement à ses habitudes, Damian rentra chez lui. Il espérait y trouver Amanda. Mais elle n’y était pas. Pâquerette et tous ses petits copains étaient encore dans leur box. Ils n’avaient pas été changés ni même nourris. Il s’en chargea attendant qu’Amanda revienne, espérant que cela la fasse revenir plus vite.
L’heure de reprendre sa tournée arrivait, Amanda n’était toujours pas là et personne ne l’avait vue. Il demanda alors à Nadya d’assurer sa tournée de l’après-midi. Et même temps d’ouvrir l’œil des fois qu’elle la croiserait, en chemin, quelque part.
Et il fit ce qu’il s’était promis de ne pas faire, de ne plus jamais faire : il se rendit voir Belinda. S’il avait une chance de trouver Amanda c’était sûrement auprès d’elle. Il fallait qu’il y aille pour elle, pour en avoir le cœur net se disait-il histoire de se donner un peu de courage.
Il se rendit devant cette remorque frigorifique, encore fermée. Il se dirigea vers la bâtisse principale, appela. Visiblement là non plus il n’y avait personne. Il se mit alors à marcher vers les pâturages en espérant ne pas tomber sur le mari de Belinda. Il se disait qu’il devrait se maîtriser. Mais le pourrait-il ? Essaierait-il seulement ?
Puis au loin, il vit une fine silhouette assisse sur un rocher au beau milieu d’un champ verdoyant, entourée de moutons, de chèvres et de brebis. Il souffla et se dirigea vers elle.
– « Salut !…Désolé de…[Belinda était absorbée par ses pensées. D’un sursaut, elle se tourna vers lui et s’essuya les yeux, largement rougis]…Oh, je vois qu’Amanda…
– Elle…elle est…elle a beaucoup grandi.
– Trop et trop vite si tu veux mon avis…tu ne l’aurais pas vue ?
– Euh…non…pas depuis tout à l’heure…pourquoi ?…[Belinda se releva et vint vers lui, intriguée] Elle…
– T’inquiètes pas…on s’est…disputée…mais bon elle est capable de se débrouiller toute seule…mais bon vu l’état dans lequel elle est partie, j’ai peur qu’elle fasse des…choses qu’elle finira par regretter. Mais bon…je détiens sa vache, ses ânes, ses chèvres, ses lapins et ses poules, elle reviendra…rien que pour eux ».
Il était mal à l’aise, la revoir comme ça, la voir comme ça. Cela lui était extrêmement dur, difficile, pénible. Il ne savait pas vraiment comment agir, comment réagir.
– « Si je la vois je lui dirais de rentrer chez vous.
– Ok…merci…je…[Damian la regarda. Même si elle avait sacrément maigri, elle était toujours aussi belle. Elle avait toujours ce regard, cette façon de le regarder. Mais aujourd’hui son regard était rempli de tristesse, de peur. La Belinda qu’il avait connu en était absente. Il allait repartir quand il revint sur ses pas sans pouvoir s’en empêcher]…tu sais je t’en ai voulue…
– Damian, s’il te plait, pas aujourd’hui.
– Non. non…je…c’est pas pour t’embêter, c’est juste ce qu’Amanda m’a dit ça n’arrête pas de tourner en boucle dans ma tête.
– Elle est comme son père, elle est douée pour mettre la tête des gens en vrac. Elle esquissa un fin sourire.
– Je t’ai détestée, je t’ai même haïe certains jours quand…[Belinda baissa la tête, elle ne voulait pas entendre ça, pas là]…quand tu es partie…je t’en ai voulue…tellement…bref…la vérité, c’est que je suis aussi fautif que toi…[Elle releva aussitôt la tête vers lui, le regarda tellement surprise]…j’aurai dû te chercher et je n’aurai pas dû m’arrêter avant de t’avoir retrouvée…surtout que t’étais pas partie bien loin…et…j’ai commis le crime le plus impardonnable qui soit : j’ai abandonné celle que… »
– Je t’en supplie Damian, non, arrête…[Elle s’avança devant lui, plaça sa main sur sa bouche]…s’il te plaît ».
Il prit alors sa main, la serra dans la sienne. La tentation fut alors terriblement grande de la prendre dans ses bras et de l’embrasser. Mais il ne le fit pas. Il n’osa pas.
– « Tu le sais…tu n’as qu’un mot à dire et…
– Va-t’en, Damian, je t’en supplie. Va-t’en ».
Il acquiesça, laissant glisser sa main de la sienne en y laissant un ancien téléphone portable à clapet.
– « Juste…juste si tu en as besoin. Mon numéro est en mémoire ».
Elle regarda, alors, ce petit portable qu’elle s’empressa de dissimuler dans sa botte de travail. Puis, elle resta à le regarder s’en aller, s’éloigner d’elle. Elle avait cette boule à l’estomac. Il savait maintenant. Il savait tout. Elle avait tellement honte d’être cette pauvre petite chose faible et fragile, devant lui. Elle aurait tellement voulu qu’il la regarde comme il la regardait avant. Mais elle avait cru percevoir plus de pitié dans son regard que d’amour.
Elle avait tellement imaginé cette rencontre. Elle avait toujours cru que cela la rendrait heureuse de le revoir, de lui parler. Mais elle n’était pas plus heureuse là qu’auparavant. C’était même le contraire. Elle se sentait rabaisser. Tellement. Jamais plus il ne la verrait autrement que comme ça. Faible et fragile. Une bonne à rien. Il devait probablement se demander comment elle avait pu tomber si bas, comment elle avait pu se laisser devenir ce qu’elle était devenue. Amanda…
D’un coup, une horrible pensée lui transperça la tête. Un affreux sentiment lui glaça le corps et lui creva le cœur. Et si.
Et si jamais…