La Nouvelle Orléans, juin 1993.
Le soleil n’est pas encore levé, mais déjà le livreur de journaux essaime les nouvelles du jour. Une moto, une Yamaha VMax 1200, est garée nonchalamment sur le bas-côté.
Une jeune femme ramasse le journal, puis ouvre la porte d’une bou-tique. Le fronton affiche, en lettres calligraphiées : “St-Georges Books-tore”. La librairie ressemble à tous les autres commerces de la Nou-velle Orléans : des briques rouges, des piliers en bois que les années n’ont pas ébranlés et, à l’intérieur, des meubles éparpillés un peu par-tout. Contre les murs, des étagères croulent sous le poids de vieux livres, certains si anciens qu’ils pourraient cacher d’antiques mystères.
Elle s’installe au comptoir, allume la petite lampe à côté de la caisse et démarre l’ordinateur. Le temps qu’il lui rende la main, elle prépare le café. Déjà le téléphone sonne. Elle répond. La conversation dure quelques minutes mais son interlocuteur finit par l’agacer :
« _ Je suis désolée, mais je ne comprends à ce que vous me racontez et Mr Knight est absent … Oui, si je le vois, je lui dis que vous avez ap-pelé ! Oui je lui rappellerai également que c’est urgent ! Au revoir Monsieur ! »
Au fond de la boutique, un rideau s’ouvre, un homme apparaît. Il se sert une tasse et en prépare une pour sa voisine. Il lui tend le breuvage fumant qu’elle accepte. Elle le pose à côté d’elle et s’exprime sur un ton de colère :
« _ Bonjour Monsieur Knight, le téléphone a sonné dès ce matin et j’ai plusieurs messages à vous donner que des gens ont laissé hier. »
Gabriel marmonne. La caféine n’a apparemment pas encore fait son effet. Son teint cireux est inquiétant.
« _ Vous avez tout l’air d’un mort-vivant ! Toujours ces cauchemars ? »
Gabriel opine en silence.
« _ Je vous ai dit que ces livres sur le vaudou allaient vous tourner la tête ! Vos recherches vont finir pour tuer votre karma !
_ Tu as probablement raison. Peut-être devrais-je écrire un joli roman d’amour, ça serait moins dangereux pour moi …
_ Faites comme vous voulez mais vous ne tiendrez pas longtemps à ce rythme ! Bon, un livreur a laissé hier soir un colis. C’est votre ma-gnétophone, je crois. »
Gabriel l’attend depuis longtemps. Cette bonne nouvelle le sort de sa torpeur. Il déchire l’emballage et admire son nouveau jouet. Une joie qui ne semble visiblement pas partagée :
« _ Je suis impatiente de voir combien de lois vous allez enfreindre avec cet engin !
_ Tout comme moi ! »
Son humour sarcastique ne semble pas l’atteindre. Est-ce vraiment une blague d’ailleurs ? Elle se plonge dans ses notes et annonce d’une voix neutre :
“_ J’ai trouvé quelques lieux qui pourraient vous intéresser : le Dixie-land Drugstore et le musée sur l’histoire vaudou. Tous deux sont si-tués dans le Quartier Français.
_ Que ferais-je sans toi ? »
Elle regarde Gabriel droit dans les yeux. Impossible de savoir s’il s’agit encore de second degré.
« _ Bon pour vos recherches, n’hésitez pas à faire appel à mes ser-vices, ce n’est pas comme si nous étions surchargés de clients ! »
Cette repartie inquiète Gabriel. Il lui demande :
« _ Grace, on peut se parler ? Et appelez-moi Gabriel, j’ai l’impression que vous parlez à mon père quand vous dites Monsieur Knight !
_ Mmm, oui, bien sûr … Gabriel.
_ Tu aimes la Nouvelle Orléans ?
_ Et bien, cela fait seulement deux mois que je suis arrivé mais, oui, j’aime bien cette ville, cette atmosphère de fête perpétuelle, sa mu-sique à tous les coins de rue.
_ Et ça te plaît de travailler avec moi à la librairie St Georges ?
_ Disons que ça ne monopolise pas toutes mes facultés et je dois dire que vos livres de comptes me laissent parfois perplexes … Mais j’ai trouvé quelques vieux livres très intéressants et, tant que vous me payez et que vous me laissez du temps pour visiter les alentours, je n’en demande pas plus ! Après huit années d’études en histoire, tra-vailler peu et me promener beaucoup m’offre une coupure idéale !
_ Bien, bien je suis rassuré. »
Gabriel se penche sur le journal posé sur le comptoir et parcourt la une :
« 18 juin 1993. De nouveaux meurtres vaudous ont été perpétrés. Les victimes sont inconnues des services de police. Des sources nous assurent que les accessoires trouvés sur les lieux ne sont pas de vrais objets vaudous et qu’ils sont là simplement pour détourner la police de la vérité. »
Les autres informations ne l’intéressent guère. Il saute directement à la dernière page, celle de l’horoscope :
« Verseau : journée tumultueuse. Agissez avec prudence et ne vous engagez pas dans une situation que vous ne pourrez pas maîtriser. »
Gabriel va-t-il suivre ces conseils ? Rien n’est moins sûr. Il se tourne vers Grace :
« _ Tu as trouvé d’autres choses sur les rites vaudous ?
_ Non, rien d’autre qui pourrait être utile pour votre livre. Je vous con-seille de faire très attention. Pendant que je me renseignais, j’ai re-marqué que certaines personnes ne semblent pas du tout apprécier que des étrangers s’intéressent à ces coutumes locales. »
Ce n’est pas la première fois qu’on le met en garde depuis qu’il s’est mis en tête d’écrire un roman sur les rituels vaudous mais cela ne l’inquiète pas.
« _ Sinon, tu me parlais de messages …
_ Oui, Dana a appelé et Susie a laissé un mot concernant un procès.
_ Rien d’important, donc.
_ Ah, j’allais oublier. Une personne a appelé d’Europe, d’Allemagne exactement. Un certain Wolfgang Ritter. Il m’a dit que c’était urgent. Je vous invite à le rappeler très rapidement.
_ Un coup de fil d’Allemagne ? Eh bien ce Wolfgang rappellera s’il juge son affaire si importante.
_ Il y a aussi votre ami, l’inspecteur Mosely qui m’a laissé un message plutôt étrange. Il m’a demandé de vous informer que le nom de jeune fille de sa mère est Humphrey … H.U.M.P.H.R.E.Y.
_ Génial ! »
Gabriel ne sait que faire de cette information.
« _ Il a laissé également des photos à votre attention. Elles vous atten-dent à l’accueil du commissariat.
_ Très bien !
_ Heu, j’espère que ces photos n’ont pas de rapport avec ces meurtres vaudous !
_ Pourquoi penses-tu cela ?
_ Je commence à vous connaître ! Vous seriez prêt à lui demander des informations strictement confidentielles en échange d’une appa-rition dans votre livre !
_ Grace, aujourd’hui les lecteurs aiment les histoires fantastiques à condition qu’elles soient plausibles. Alors, il faut bien consentir à quelques sacrifices ! »
Grace n’est pas convaincue par cet argument. Elle jette ses notes à la poubelle, signifiant ainsi qu’elle n’a plus d’autres messages à com-muniquer.
Gabriel s’approche du comptoir. Son attention se porte sur un objet qui pourrait lui servir :
“_ Je peux emprunter cette loupe ?
_ Oui, Sherlock ! Mais je risque d’en avoir besoin alors ne la perdez surtout pas ! »
Il range la loupe dans la poche de sa longue veste australienne, pen-due à une patère près de l’entrée puis s’intéresse subitement à un livre qui dort dans l’une des étagères. L’appel d’Allemagne lui évoque un recueil de poésie germanique qui l’a toujours fasciné. Il ouvre une page et récite à haute voix :
(Trois dragons se glissent dans mon sommeil,
Ils veulent dévorer mon âme vivante.
Souffles enflammés, langues fourchues,
Ils savourent chaque repas.)
Grace frissonne :
« _ C’est beau et effrayant à la fois. Qui est l’auteur ?
_ Un certain Heinz Ritter. La seule chose que je sais de lui est qu’on le disait fou et qu’il vivait reclus. Ses poèmes sont, paraît-il, des traduc-tions de ses cauchemars ! »
À cette conclusion énigmatique, Gabriel s’empare de son manteau et sort :
« _ Je vais exploiter les pistes que vous m’avez lancée, ma chère Grace ! Mais avant cela, un petit détour s’impose. »