« L’Art est un alcool qui ne cesse d’être dégusté avec enivrement et gourmandise. Chaque gorgée nouvelle nous fait découvrir une saveur singulière, faisant frémir nos papilles gustatives, jusqu’à nous rendre ivre d’une émotion bien trop forte pour être anodine.
Commencez une matinée avec un Loupiac, délicatement versé dans un verre à vin, et avalez cette douce et nerveuse liqueur, qui caressera avec provocation votre gorge, y laissant ce goût mielleux d’agrumes. Vous serez déjà emportés dans ce cercle de folie qu’est l’Art.
Accompagnez par la suite votre déjeuner d’un Tokay gris, qui viendra relever le goût de votre plat principal, joint avec un foie gras de figues. Cette saveur intense restera en bouche jusqu’au prochain repas, et vous excitera dans la découverte d’autres liqueurs.
L’après-midi passera lentement, frustration et curiosité prononcées seront à l’honneur, et quand vous prendrez en bouche un vin de paille, appelé Côtes-du-Jura ; toute l’excitation s’apaisera et calmera chaque individu grâce à ses arômes fruités mais gardera cette pointe d’euphorie avec ce petit arrière-goût épicé.
Votre ivresse d’amour pour l’Art recommencera chaque jour, peut-être même chaque nuit, jusqu’à que cela devienne une drogue inéluctable. Chaque branche artistique a ses goûts, et plus on en déguste, moins on s’en détache. »
Il dégagea son stylo-plume du papier en coton, le regard perdu dans le vague. Les mots affleuraient dans son esprit comme des pétales caressant la surface d’un fleuve. Prêt à continuer dans sa lancée, une voix stridente vint interrompre son repos de poésie.
— Grégoire ! On va bientôt y aller !
Dans un soupir las, il ferma son petit calepin en liège et le cala dans son sac. Les acclamations du public retentissaient dans les coulisses, la scène l’appelait avec la force d’un titan. Une fierté ravageuse ne put être contenue.
C’était à son tour de briller et, comme toujours, d’envoûter, d’écraser les autres étoiles. Il se leva avec grâce et s’étira longuement avant d’avancer vers ses camarades. Encore une fois, il allait prouver son talent au monde.
La représentation dura plus d’une heure, laissant en sueur toute la troupe de danse. Ils saluèrent les spectateurs et se replièrent dans les coulisses, exténués et fiers. Seul Grégoire se retira, pour s’habiller sans se laver, détestant les douches se trouvant dans les théâtres.
Son côté maniaque et sa pudeur lui attiraient les remarques déplacées de certains, il en faisait fi avec le plus grand des dédains. Bien qu’il pouvait avoir du mal à supporter sa propre odeur… Il profita de ces quelques minutes de repos avant d’affronter la foule de journalistes à l’extérieur.
Il lui arrivait de penser que ces rapaces avaient vraiment la foi de venir à des heures aussi tardives juste pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent.
Il se résigna à sortir, suivi de tous les autres. Comme prévu, une petite masse noire de personnes se tenait aux portes, accompagnées de leurs micros, antennes et caméras. Il sentait déjà une migraine pointer le bout de son nez. A peine fit-il un pas dehors qu’une femme lui sauta dessus, sans aucun tact.
— Monsieur Chasles ! Que pensez-vous de votre performance ce soir ? s’empressa-t-elle de demander avant d’être coupée.
— Comptez-vous nous en dire plus sur votre don pour la danse et ses secrets ?
Son visage se ferma, et il ne put que lâcher un rire médisant. Une véritable bande de vautours. L’intrusion persistante de l’humain le fascinait autant qu’elle le répugnait. Ils s’accrochaient à sa popularité comme si elle représentait un moyen de survivre dans ce milieu de fourberie. Il leur sourit doucement, avant de trancher aussi sèchement qu’il le put.
— Pourriez-vous dégager de mon passage et arrêter de vous comporter comme de véritables obsédés ? Ce n’est pas de ma faute si votre vie est tellement misérable que vous êtes obligés de vous imposer dans la mienne.
D’un regard satisfait, il quitta ce pullulement d’individus pour retrouver sa voiture garée un peu plus loin. Ce genre d’injures lui valait une réputation assez mauvaise, qui entrait en contraste avec les éloges faites de lui en tant que danseur. Il se mit au volant, et démarra. Les phares s’allumèrent dans cette nuit sombre d’hiver, illuminant les immeubles aux alentours.
Il souffla un bon coup, et remit en place le petit porte-clé chien accroché à son rétroviseur intérieur. Ce soir n’avait pas été une réussite pour lui. Beaucoup trop de danseurs et danseuses avaient raté leur prestation, ce qui avait irrité Grégoire au plus haut point. Ils appartenaient à l’opéra Garnier, et le minimum était d’honorer ce privilège. Il se cala un peu plus dans son siège, les yeux dans le vague.
Paris défilait à toute allure, aussi lumineuse et resplendissante que dans son enfance. Les façades des commerces se dévoilaient toujours plus, et les touristes, habitants de cette ville se baladaient entre les murs sculptés et travaillés.
Quelques familles entraient dans de petits restaurants chaleureux, des personnes âgées se tenaient la main face à une vieille boutique de vêtements qui semblait cacher mille souvenirs, et un homme avec un chien tenu en laisse jouaient dans la neige, sous les regards amusés des passants.
La ville luisait sous l’astre lunaire, palpitait de silhouettes assombries par les habits foncés d’hiver avec un doux contraste entre la fine couverture blanche et le voile brunâtre du ciel.
Il essaya de se concentrer sur la route jusqu’à arriver hors de la ville, et tomber sur une vieille bâtisse de 1889, faites de briques rouge et aux larges fenêtres entourées de pierres blanche et lisses, et un toit opaque presque plat. Elle formait un U, la porte d’entrée au centre, et une petite fontaine entourée de buissons taillés trônait avec fierté dans la cour avant.
Il se gara juste à côté d’une autre voiture, et se prit un coup de vent quand il mit la tête à l’extérieur. Dieu qu’il fait froid ! Il chassa le centimètre de neige sur ses chaussures, et se dirigea vers la maison. Il sonna avec précipitation, la veste ne le protégeant pas assez de cet hiver glacial.
— Grégoire ! Je ne m’attendais pas à ta venue !
Il se tourna vers la femme qui lui avait ouvert, exaspéré.
— C’est une blague ? Je te rappelle que tu dois me rendre le violon que tu m’as emprunté !
Il bougonna quelques secondes, avant de se passer la main dans les cheveux.
— Je n’ai pas que ça à faire, Estelle, donc je voudrais l’avoir maintenant.
— Je t’ai déjà dit de m’appeler maman, contesta vivement son interlocutrice, attristée par ce détail.
Il la snoba sans aucune vergogne et fit mine d’attendre en s’appuyant contre l’un des piliers. Elle soupira et se détourna de lui pour partir chercher son instrument. Elle revint deux minutes plus tard, le tout en main. Il lui arracha avec violence, ne manquant pas de la toiser.
— Ne t’avises plus de le toucher juste pour leur faire tester aux voisins. C’est mon violon, c’est clair ? cracha-t-il, le regard foudroyant.
Elle acquiesça, au bord des larmes, ce qui eut don de l’agacer.
— Arrête ton double-jeu avec moi et va plutôt faire quelque chose de ta vie.
Les yeux larmoyants de sa mère le répugnèrent plus qu’autre chose, il la laissa sur le pas de la porte. Il rangea son matériel dans le coffre et décida de passer commande dans un petit restaurant asiatique peu connu. Il repensa à Estelle, le visage tordu de chagrin. Quelle plaie ! A quel moment Dieu lui avait donné une mère pareille ? Ses dents grincèrent, sa mâchoire se crispa : cette femme n’était pas sa mère, elle n’était personne.
Elle aurait mieux fait de se foutre en l’air avec la drogue et de sombrer jusqu’à se jeter du toit d’un immeuble. Il prit plusieurs pastilles à la menthe et les croqua avec brutalité. Il était vraiment de mauvaise humeur, rentrer chez lui était vital. Le chemin entre l’endroit isolé de chez ses parents et Boulogne-Billancourt était assez long, surtout à cette heure-ci.
La journée avait été longue, entre les entraînements, la représentation, et la visite imprévue chez Estelle. Il détestait rester trop longtemps dehors, en compagnie de personnes qu’ils n’appréciaient pas plus que ça. Depuis son arrivée dans la troupe, ils avaient enchaîné les spectacles, mais l’ambiance s’était dégradée. Il savait qu’il pouvait avoir un caractère difficile, mais si les autres ne faisaient aucun effort, alors rien ne pourrait changer.
Cela faisait tout juste un an qu’il faisait partie de cette compagnie, rien n’allait en s’arrangeant : on le critiquait en permanence, jusqu’à créer des rumeurs à son sujet, on se moquait aussi, puis on pointait du doigt sa réserve et son manque clair de conversation et de tact. Il ressemblait presque à un lion en cage.
On l’aimait autant qu’on le détestait, mais que pouvait-il faire de plus ? Changer n’était pas dans ses plans. Heureusement qu’il ne sortait pas beaucoup et que ces hypocrites avaient trop peur de lui faire des remarques. La lâcheté des danseurs le faisaient doucement rire, d’amertume ou d’ironie.
Après une vingtaine de minutes, le petit immeuble de trois étages apparut dans le champ de vision de Grégoire. Il se mit à sa place habituelle et se précipita à l’intérieur du bâtiment. Il prit l’ascenseur, puis accéda au dernier étage, bienheureux.
En entrant dans son appartement, une petite odeur fruitée flottait dans les airs, lui arrachant un rictus apaisé. Il aimait retrouver le décor floral de son salon, se peignant aux couleurs chaudes et aux mobiliers des années 1800. Il admira sa bibliothèque, placée à côté de sa télévision, dont il était particulièrement fier : tous ces livres — allant du roman aux bandes dessinées — lui apportaient un bonheur inéluctable et une passion qu’il retrouvait dans la Danse.
Le salon, sa pièce favorite, abritait un bout de son âme et de sa personnalité. Quiconque entrait ici savait d’avance qui était Grégoire, partiellement. Des meubles rangés avec minutie, une peinture sans défauts, des objets vieux comme précieux posés avec précaution à des endroits précis. Toute la décoration se résumait à une musicalité aux saveurs hivernales.
Il posa son manteau sur un cintre et partit prendre une douche chaude. Il en ressortit avec un peignoir un peu plus tard, puis se prépara un cappuccino accompagné de petits gâteaux. Il prit une couverture et se posa sur un des sièges de son balcon, qui donnait une vue imprenable sur la ville.
Ses lèvres se déposèrent sur la porcelaine de la tasse, aspirèrent avec gourmandise la boisson sucrée. Il leva les yeux au ciel et laissa les petits nuages blancs se déposer sur son visage. Lui qui se plaignait d’avoir froid, voilà qu’il se retrouvait à méditer en plein milieu de la nuit, avec moins sept degrés Celsius au thermomètre ! Il rit, se rendant compte qu’il ne faisait cela que pour la beauté obscure qui se présentait à lui. Il ferma les yeux, dégusta ses petites gourmandises.
En les rouvrant, il fit glisser son regard vers les petites perles blanches ornant la toile noire, qui brillait d’une lueur parfaite. Il songea, se perdit dans ses contemplations. Il prit son carnet et nota tout ce qui lui passait par la tête.
« Les pas du danseur illuminent au même titre que ces astres nocturnes, et amènent une poésie nouvelle au monde, aussi physique soit-elle. Mais avant de pouvoir atteindre un tel potentiel, construire un moyen pour ne serait-ce qu’effleurer un filament de ces beautés demande temps et patience.
Personne ne peut se vanter d’avoir appris à danser en seulement quelques mois, et je suis le premier à le dire. Du bout de mes doigts, je retrace chaque constellation : je considère chacune d’elle comme une représentation d’œuvre symbolique dans l’Art.
Des Lumières qui se relient entre elles, créant ainsi une harmonie et un crobard, qui peut se retrouver dans chaque discipline artistique. Cela peut sembler flou pour certains, faux pour d’autres, mais pas pour moi.
Elles sont symbole de création, de liberté, de sagesse. On se laisse bêtement avoir par ces magnificences, nos yeux perdus dans celles-ci, et ne voulant plus s’en décrocher. Les plus éclatantes sont les personnes qui ont le plus réussi, et font de l’ombre à toutes celles derrière, qu’on ne remarque qu’après.
C’était normal : la lumière attire autant l’humain que le papillon. Et un jour, moi, Grégoire Chasles, ferai partie de cette élite, de ces talents. »
Il papillonna des yeux, rejeta la tête en arrière, dépassé par tout. Il choyait la philosophie et il se laissait souvent emporter par cela, et il s’amusait de constater qu’il se faisait facilement entraîner dans ce genre de chose.
Cela étonnait beaucoup de monde, de savoir qu’il pratiquait énormément de domaines se rattachant à l’Art, mais il trouvait cela normal. Comment être un bon artiste sans toucher à tout ? Seuls les crétins le croyaient. Il bailla longuement, se rendit compte que minuit avait déjà sonné. Il tendit la main au ciel et chopa un petit grain de neige.
— Tu es aussi beau qu’un mot.
Il sourit et se leva, entrant dans son salon avant de refermer la baie vitrée. Son lit l’appelait depuis un moment. Il déposa tout dans la cuisine avant de monter dans sa chambre, les paupières se fermant toutes seules.
Demain était un nouveau jour, mais un jour comme les autres. Il secoua la tête, exaspéré de ses réflexions à la longue, et se glissa dans ses couvertures, le sommeil le gagnant.
Cette nuit, il rêva, et ce fut le début d’un long périple doucereux, qu’il le voulût ou non.
Salut et bienvenue !
Tu devrais ajouter un titre de ce genre : L’art des étoiles – I.
Ça permettrait à tes lecteurs de savoir ce qu’il lise à partir du titre. (Pareil pour le prologue)
Hey et merci !
Bonne idée, c’est vrai que c’est bien plus pratique comme ça… Merci !
Parfait, j’aime beaucoup au passage !
J’avais lu prologue hier et j’ai lu chapitre 1 et 2 ce matin. J’aime beaucoup 🙂 c’est un style poétique, j’aime beaucoup le thème de la danse. Hâte de voir ce que nous réserve la suite . Bonne continuation 🙂