Delta T. (Fiction sans portée)

8 mins
Bonjour, cher lecteur !!

Je ne vais pas tout te dire tout de suite. Tu verras, à la fin on se connaîtra comme si on s’était toujours connu !! D’ailleurs, tu vois, on se tutoie, comme des amis, mieux comme des frères, encore mieux comme des amants.

Je m’appelle Jean et je n’aime pas ma vie. Enfin, quand je dis ça, pour l’instant, cette vie me lasse et ne m’apporte pas grand chose.

Pourtant, le lendemain de chacun de ces tristes jours, je suis comme neuf et tout semble avoir glissé dans un monde parallèle: Je me sens presque heureux et d’ailleurs , j’ai sûrement déjà changé d’avis sur ce que je viens de te dire. Je me suis longtemps demandé si j’avais une case de vide ou si j’étais épuisé ou énervé. Et puis, tu vois, de toute façon, cela ne m’importe pas plus que ça. Tant pis pour celui, dans ce monde voisin, sur qui se décharge toute cette poisse, tout ce quotidien gluant qu’on ne peut plus laver.

J’aime bien les maths. Je n’étais pas un Dieu mais «ax+b» valait bien un tu l’auras. J’étais jeune. J’en ai peut être encore l’air physiquement (ou plutôt j’aime à le croire aveuglement) mais un milliard de synapses ont du collapser rien que le temps que j’en parle. Alors, quoi?
Pourtant, un plus un ne font plus toujours deux, mais quelquefois une paire, ou pire, une succession d’emmerdements! J’étais pourtant en phase avec mon temps.  Je suis né au sortir des années 70, bien à l’abri d’une province tranquille. J’ai grandi dans une société en pleine ébullition. Elle s’essayait à trouver des réponses nouvelles aux vieux problèmes existentiels. Quelquefois cela valait le détour. Un frisson parcourait la peau de notre civilisation, hérissant ces principes bien ancrés en chacun de nous.

Réellement, tout a commencé, je devais avoir au plus 20 ans. Enfin, je ne me rappelle plus très exactement, tu comprendras plus tard pourquoi. Je pourrais aussi bien dire 5 ans tant j’avais vécu par procuration sur la sueur de mes parents jusque là. Mes parents! De braves gens que j’aimais beaucoup, même si je suis encore incapable de saisir les tenants et les aboutissants des choix qu’ils ont fait dans leur vie. Cela me surpassait. Trop d’idéal pour daigner poser mon regard en ce bas monde et salir mes bottes dans la boue du quotidien. Vaille que vaille et en avant! J’étais resté adolescent, les idées mieux formulées et bien plus vite arrêtées. Des idées sur tout, surtout des idées. Il faut  pouvoir vivre au milieu des gens quand on est persuadé que ceux là se rendent la vie impossible. Dans cette affaire où sont les cons?
Pour en revenir à mon histoire, je devais avoir dans les 20 ans, un goût prononcé pour le jazz, surtout quand je pouvais l’associer avec un whisky irlandais de plus de 12 ans d’âge.  Mes maigres amis déambulaient aussi sur le fil du rasoir, sans plus de but que cela. Maigres par manque de gras, certes, mais surtout par manque de jugement, par manque d’ancrage temporel mais aussi maigres par manque de nombre. Le vingtième siècle tirait doucement à sa fin, laissant entrevoir l’espoir de lumières humanistes. Déjà à l’époque l’écologie de la planète, avait encore du mal à s’affirmer comme une valeur capitale. Du moins c’est ce que j’en pensais. Au contraire, une certaine partie de l’humanité s’extrayait de trop d’années d’oppression, dans des mondes belliqueux de religions et l’humanité semblait de nouveau à grand pas sombrer loin des Lumières des Philosophes , vers un obscurantisme égoïste prononcé. L’énergie fossile s’épuisait doucement pour le plus grand bien des quelques actionnaires de grandes compagnies , de quelques financiers aventuriers liés à toutes les magouilles internationales. Bref, les journalistes ne manquaient de rien pour manipuler les foules, car ils avaient le vrai pouvoir…: celui de promouvoir la peur. Le climat changeait doucement, entraînant avec lui dans sa douce régression toutes les économies en décadence.

J’avais donc 20 ans quand je découvris que je vivais à Delta T près. Curieuse impression que celle de savoir qu’il faut un certain temps avant que la réalité puise t’effleurer. Il est possible aussi qu’à l’inverse ton esprit ait effleuré la réalité avant même de l’avoir vécue! En général tu bouges et rien. Plus tard tu sais que tu as bougé mais en différé! Une sorte d’ivresse géante dont tu n’émerges jamais. A chaque fois que tu réfléchis, c’est déjà quelque part sur un événement ancien. Je me noyais dans des activités que je croyais créatives à l’époque, et au moins mon esprit était occupé à 100%. Pas de problème de relativité, mon cher Albert! Enfin, jusqu’au jour où… Le soir, en général je me posais pour épier mon monde et l’horloge s’arrêtait un moment le temps de souffler sur cette foutue journée. J’étais décalé et ça m’amusait. Je ne savais pas, et cela ne m’avait pas effleuré l’esprit, si les autres voyaient leur vie se dérouler en direct ou à travers un Delta T. Ma vie était simple en apparence : il n’y avait qu’à suivre le fil qui se déroulait chaque jour sans se poser trop de questions. Chaque instant dictait sans force sa conduite au suivant et cela m’allait bien, bien entendu à un Delta T près.

Les filles ne m’avaient bousculés les hormones que par intermittence au cours de mes errances mais à trente cinq ans je m’étais marié, amoureux comme un poisson rouge de son bocal. Elle se nommait Lise et si l’association de nos noms ne présageait rien de bon, on était heureux. Petit à petit, on avait fini par s’installer dans un appartement au cœur de la ville. Je me souviens encore de la pointe de ses seins, orgueilleux comme l’Obélisque sur la Concorde, sous la caresse de mes doigts. A un delta T près, bien entendu. De là naquirent deux anges blonds peuplant nos vies de cris et de pleurs, une fenêtre sur l’au-delà! J’avais rien vu passer, ni la chute de mes cheveux, ni la croissance des exigences du monde à mon égard. Je crois avoir découvert un jour que ma femme vivait, elle, sa vie en direct. Elles ont drôlement les pieds sur terre, les bougresses et je me retrouvais de plus en plus décalé dans les solutions que j’essayais d’apporter aux problèmes familiaux. A un tel point que Lise finit par se lasser de parler à un mur en attendant de capter un écho lointain et incompréhensible. Je jure que j’étais pourtant assis tout près d’elle mais il y avait ce delta T qui grandissait entre nos deux mondes. Un jour, elle était partie avec les meubles. Elle m’avait seulement laissé mes meilleurs CD de Django, un tas de papiers que j’avais accumulé dans divers coins et mon PC.

Je suis du signe de la balance, un signe d’eau parait il. J’aurais préféré poisson, car le Poisson sait et donc il n’a aucun besoin de se poser des questions. J’étais fier, et je crois que je le suis encore, de dire que j’étais un homme de gauche. Je le suis encore, si cela peut avoir encore un sens après un Delta T. D’abord, il est vrai que je n’aimais pas les chemins tout droits. Naturellement je préférais les courbes des bords de rivières qui dessinent les plaines. Et puis, quelque part, je voulais et devais être humaniste, citoyen du monde mais cette fois-ci niché dans le monde dit occidental, c’est à dire à un Delta L d’ailleurs… Je ne crois pas avoir un seul instant confondu libéralisme avec liberté. J’avais sûrement mélangé conviction et engagement au détriment du second, mais un Delta T plus tard j’explosai mes rancœurs quand mon inertie submergeait ma pauvre tête embrumée. De toute façon, chacune des grandes alliances cachait son unique but , purement économique et à vue basse, c’est à dire chacun pour soi et tous pour moi! Donc de gauche, attentif, révolté et en même temps passif observateur et militant endormi. En résumé, à un delta T des événements quotidiens.
La musique occupait souvent mon esprit, à un Delta T près. La preuve dans les années 2000 j’en était revenu au swing des années 40. Allez donc savoir ce qui relie deux paires d’oreilles à un demi siècle de distance! Une guitare, deux ou trois potes et le swing emmenait tout. Le rock m’avait épuisé et les auteurs français commençaient à salement mélanger leur vocabulaire avec la monotonie. Quant aux autres, les anglophones, mieux ne vaut jamais comprendre ce qu’ils racontent! J’aimais l’idée qu’à travers ces standards, renaissait chaque interprétation et à travers elle, son interprète, à un Delta T près bien entendu. Je jouais moi même de la guitare, d’ailleurs, beaucoup ont cru que je jouais seul, mais tout remis en phase, combien étions nous?

Je ne parle pas de ceux qui plongeaient à corps perdus dans les Paradis Artificiels pour recaler le temps. Tempus fugit!! et Delta T reste!! Sûrement finissaient ils par être en phase avec eux même. C’est une question de Physique et d’harmoniques qui entrent en résonance. Un coup tu y est, et l’instant d’après, c’est reparti loin pour un tour. Les sportifs, je les aimais bien, même les footballeurs qui donnaient des interviews luxuriantes de bonheurs, expliquant par ci ou par là que l’équipe grâce au coach avait eu de la chance de se trouver là avec le bon ballon et de marquer. Peu importe la manière, seul le résultat compte. Seulement, moi, je savais qu’ils étaient à un Delta T de la vérité, car déjà courait sur les pelouses le Dieu du Stade qui les remplacerait alors qu’on les adulait.

Mon voisin, un homme sage, qui avait vu quasiment le siècle défiler se reposait dans sa chaise dès qu’un rayon de soleil illuminait son perron. Sa femme, adorable entre toutes par tant de gentillesse, le regardait encore d’un regard tendre. Pourtant, elle comme moi, nous savions le décalage temporel qui les séparait. Ce Delta là se creusait à grande vitesse, ramenant le bonhomme dans le monde de l’enfance et des choses simples. Derrière, elle assurait. Lui se rappelait clairement des événements survenus à ses 20 ans dans le moindre détail. La joie du stade et des copains pour balancer les sueurs froides du travail dans la mine. Peu lui importait en fait, la valeur du Delta T, il s’y retrouvait.

Pendant ce temps, nos hommes politiques, issus pour la plupart de bonnes familles, nous expliquaient avec conviction que le monde changeait.  D’après eux, par souci du bien commun, nous devions nous serrer la ceinture de cran en cran. L’énergie pétrolifère disparaissait dans des mondes conflictuels, le nombre de nos aînés grandissait à faire peur, pompant notre économie de toutes ressources. Je me suis demandé dans ce cas qui était à un delta T de l’autre. Je continuais donc mon chemin où le vent voulait bien me mener, à un Delta T du dernier cyclone politique connu.

Je pensais aussi aux continents lointains, plutôt à ceux du quart monde, d’ailleurs. A un Delta N près, en plus, car le nombre de gens concerné en ce temps là représentait déjà plus du quart de la population qui foulait le sol de notre planète. La misère leur laissait-elle d’autre choix que de vivre au jour le jour? ou bien étaient ils à des Delta T si grand que l’échelle de l’année-lumière serait plus adaptée pour parler de ça? Je pensais aussi au paysan issu d’un vaste territoire qui avait du migrer dans cette mégapole à un Giga T de son univers originel.

Je revois encore ces rendez vous avec mes filles alors que je survivais, imprégné de travail, d’alcools nocturnes et par conséquent de cernes sous les yeux. Elles étaient belles comme le jour, hésitantes comme de jeunes louves dans la meute et quelque part admiratives d’on ne sait pas trop quoi. Nos univers se croisaient par instants. la sensibilité de l’une ou la spontanéité de l’autre faisait converger nos espaces temps de manière furtive: en général le temps d’un café et d’un regard attendri. Les années 20, 2020 bien entendu, je devrais dire leurs années 20, semblaient à mes yeux interminables, histoire de Delta T. Pour elles, elles étaient le signe de l’ancrage dans ce siècle qui me verrait disparaître. Alors Je crois que, à l’époque, j’attendais la suite avec béatitude et impatience.

J ‘ai quatre vingt dix ans et je viens de mourir et je profite de mon Delta T pour te parler car toi l’être humain qui lit encore cette histoire à dormir debout, je crois que je t’aime. Tout n’est que relatif, c’est pourquoi je te le dis, pense bien à chaque petit instant de bonheur car il pourrait bien être le Delta T qui fait la différence. De plus considère que mon Delta T est sûrement un temps de retard alors que le tiens est peut être un temps d‘avance.

Je te salue bien bas

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