C’est bientôt Noël. Les rues grouillent de monde. Pressés, surexcités, ils passent devant moi avec une indifférence plus grande que d’habitude. Je me fais de plus en plus petite, discrète, fuyant les regards. Voilà presque huit mois que je m’étais installée dans un renfoncement à vingt mètres de l’entrée principale du Grand Bazar. J’y étais à l’abri du vent, de la pluie, j’étais dos à une ventilation diffusant nuit et jour une douce chaleur. Les fêtes arrivant on m’en a délogée au début du mois de novembre. La porte verrouillée devant laquelle j’avais élu domicile devait rouvrir. Nous sommes le 1er décembre, l’accès est toujours fermé. Je ne me fais aucune illusion, je sais que ma présence dérange. Dès mon installation, une personne était venue me demander de bien vouloir me déplacer. Je dois avouer qu’il avait formulé sa demande avec beaucoup de gentillesse. C’était un bel Apollon, noir comme l’ébène, musclé et gigantesque, homme d’entretien, compatissant et suppliant… pour son poste, peut-être. J’avais bien cherché une autre place à proximité du magasin, pour le passage !!! Tout était pris par des personnes comme moi, qui n’ont plus rien, qui n’ont plus d’autre choix que de mendier la tête baissée pour la plupart.
Que croyiez-vous que nous ressentions lorsque l’on est réduit à faire l’aumône dans la rue ?
Je ne voulais au début quand j’ai tout perdu ; durant plus de six mois j’ai vécu dans un squat, je n’en pouvais plus de l’odeur, du bruit et des lamentations permanentes. Les beaux jours sont arrivés, j’ai cru que ce serait plus facile dehors, à la lumière du jour. C’est ce que l’on croit mais il n’en est rien, c’est presque pire de subir le regard de certains prêts à vous fusiller. D’autres tout comme nous baissant la tête, par honte peut-être de ne rien nous donner, par peur sans doute de se laisser contaminer par la puanteur, la crasse qu’ils croient voir suinter de nos pores. En fin il y a ceux qui passent indifférents, sans nous voir, nous sommes devenus transparents, inexistants… Et puis parmi ces milliers de personnes, il y a l’exception, le gentil, généreux, souriant parfois embarrassé de ne pas pouvoir donner plus. J’en ai deux ou trois depuis que je vis dans la rue qui chaque jour passent devant moi, pour un petit mot aimable, réconfortant, avec une ou deux pièces, un café, un croissant,… et cette fois c’est moi qui suis honteuse … Je suis heureuse de tant de charité et malheureuse d’offrir aux regards de mes bienfaiteurs ma bien triste dégaine. Souvent je me demande ce que pensent ces gens. Pour la plupart je m’en fiche mais ceux qui m’offrent un peu de leur temps, de leur argent, de leur compassion, je voudrais leur dire que je me suis battue avant d’être à la rue, que chaque jour, je me bats pour rester propre, pour tenter de retrouver un peu de fierté. Je voudrais leur dire qu’avant, j’étais comme eux, j’avais une maison, un mari, une fille… Et puis du jour au lendemain mon mari est parti, ne laissant que des dettes. On m’a tout pris jusqu’à ma dignité. Ma fille vit à l’autre bout du monde, je n’ai pas eu le courage de lui dire la vérité. Je me suis battue deux ans durant et de honte j’ai disparu.
Les nuits sont de plus en plus froides? Chaque soir depuis un mois le véhicule du Samu-social nous propose une couverture ou un hébergement d’urgence, un café, un sandwich, un peu de soupe… Immanquablement on repart vers nos abris de fortune. Je voudrais une nuit mourir et en finir. Les fêtes ne représentent plus rien pour tous ceux de la rue, on s’en fout on n’y va pas, pourtant parfois je rêve de retrouver ma fille…