Samedi, déjà !
La semaine s’était rapidement écoulée, les jours s’étaient succédés à la manière des épisodes d’un feuilleton télévisé, si vite, qu’on en doutait qu’ils furent tous passés. Conrad s’arrachait doucement à l’étreinte chaleureuse de son sommeil paisible, les paupières lourdes et la flemme au corps, il fouillait son lit, de tout son être, à la recherche de la force qui l’en pousserait. Il papillonnait doucement des paupières, entre deux bâillements, luttant contre une irrésistible envie de se rendormir, lorsque son regard, encore embrumé par le sommeil, se posa sur le petit appareil rectangulaire qui ornait le dessus de sa commode. 8 : 34. Son réveil avait sonné depuis plus d’une heure. Il sourit, le visage affalé contre son oreiller, voilà une éternité qu’il n’avait pas dormit aussi longtemps, et aussi bien. Il n’en espérait pas tant de son nouveau départ. Finalement, il parvint à s’extirper de son lit, au bout d’une quinzaine de minutes. Les subtils rayons du soleil matinal traversaient le rideau pourpre de sa fenêtre encore close, réchauffant doucement la pièce. Conrad se leva d’un pas saoul et hésitant, comme s’il n’était qu’à moitié éveillé, il s’avança vers la fenêtre et repoussa les rideaux, il ouvrit les deux battants de celle-ci d’un geste sec. Aussitôt, une douce lueur envahit la chambre, un vent, frais et léger tel une douce brise d’automne, souffla, balayant les mèches éparses de Conrad. Réveillé par le souffle du vent, il se retourna, prit sa serviette sur son siège de bureau et marcha jusqu’à la salle de bain.
En revenant dans sa chambre, Conrad alla directement s’asseoir sur son lit. Tout son corps était trempé, des perles d’eau luisaient sur sa peau à la lumière des rayons du jour qui le lorgnaient par les battants ouverts de sa fenêtre, semblable à des gouttes de rosée sur les feuilles au petit matin. Immobile, comme figé, il contemplait la pièce d’un regard impersonnel, lointain, fixé sur une idée, un souvenir à des lieux de là, tant qu’on l’aurait aisément confondu à une statue de marbre. Il se repassait les événements des derniers mois, les coudes appuyés sur le haut de ses cuisses, étudiant avec précaution chacune de ses rencontres, comme un artiste contemple ses propres œuvres. Une en particulier, très récente, effleura ses pensées.
“ Le lendemain de son accrochage avec Scott et ses accompagnateurs, Conrad avait ajouté un nom sur sa liste de « clients ». En effet, Carole, la belle-mère de Tommy, était passée le chercher ce jour-là en voiture, selon les ordres de son bien aimé mari, après que l’infirmière l’ai averti que Tommy toussait fortement et qu’elle ne parvenait pas à faire tomber sa fièvre. Conrad s’était donc retrouvé seul sur le chemin du retour. En passant près de l’allée de pavés qui menait au parc, il repensa au vieil SDF qu’il avait aperçu la veille et décida de tenter de le retrouver. Ce qu’il fit. À quelques mètres de la boutique de farce et attrape de Mr Martin, juste en face de la partie du parc depuis laquelle Conrad l’avait vu, il s’arrêta, et, fouillant les lieux du regard, il finit par l’apercevoir plus loin à l’entrée d’une ruelle sans issue. Tout aussi affolé que la fois précédente. Il s’était approché d’un pas hésitant et, afin de ne pas se faire remarquer par les passants qui allaient et venaient le long du trottoir, il avait feint d’être au téléphone avant d’attirer l’attention de l’homme qui se tenait devant lui, les aillons couverts de sang.
_ Bonjour !
L’homme, qui était de dos, ne fit pas tout de suite cas de sa présence et ne se retourna pas. Alors Conrad insista allant jusqu’à se placer juste en face de lui.
_ Monsieur ?
_ Hein ? C’est à moi que tu parles petit ?
_Oui ! Je m’appelle Conrad.
_Alors tu peux me voir, et tu m’entends aussi ?
_ Oui, je vous vois, je suis là pour vous aider.
_ Oh grand Dieu merci. Depuis le temps que cris à l’aide, sans que personne ne daigne s’arrêter, je commençais à croire que j’étais invisible, enfin. Tu vas pouvoir appeler une ambulance, j’ai besoin d’un médecin…
_ Comment vous appelez-vous ?
_ Charles, Charles Matthew.
_ Depuis combien de temps êtes-vous ici, à demander de l’aide je veux dire…
_ Oh ça, depuis environs vingt minutes, pourquoi ?
_ Mr Matthew, j’étais de l’autre côté de cette rue hier dans le parc et je vous ai vu, comme aujourd’hui, et je suis sûr que ce n’était pas la première fois…
_ Où est-ce que tu veux en venir, accouches ! Au cas où tu ne t’en serais pas rendu compte, je pisse le sang moi !
_ Mr Matthew quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez ?
_ Et bien je traversais la route et une voiture m’a percuté il y a quelques minutes ou peut-être une heure.
_ Mr Matthew, je crois que votre accident remonte à beaucoup plus longtemps que ça, comme je vous l’ai dit, j’étais dans le parc hier, et je vous ai vu, ici-même, dans le même état… Je crois, non, j’en suis sûr, vous êtes mort.
_ C’est impossible !
_ Vous ne vous demandez pas pourquoi les gens semblent ne pas vous voir ni même vous entendre ?
_ Mais alors comment expliques-tu que toi tu puisses me voir ? Hein ?
_ çà, je n’en sais rien, tout ce que je sais, c’est que je peux vous voir et vous entendre, vous n’êtes pas le premier que je croise…
_ écoutes petit, si tu ne peux pas m’aider, ne me fais pas perdre mon temps !
_ Vous ne me croyez pas ? OK, je vais vous le prouver !
_ Bon, je veux bien jouer à ton petit jeu, de toute façon, je n’ai pas trop le choix, tu es le seul qui veux bien me parler.
_ Quel jour sommes-nous aujourd’hui ?
_ Le 28 Décembre je crois, alors ?
Il désolidarisa son téléphone de son oreille, le déverrouilla et tourna l’écran vers le vieillard.
_ Qu’est-ce que tu me montre là
_ Regardez mieux
_ Le 4 Janvier !
_ Et maintenant, vous me croyez ?
_ Bon, je me suis trompé sur la date, mais ça ne prouve rien. Tu me fais chier maintenant !
_ Dans ce cas, une dernière question.
_ Hm mm, bon je t’écoute.
_ Est-ce que vous avez mal ?
_ Quoi ?
_ Vous êtes blessé n’est-ce pas ? Alors, sentez-vous la douleur ?
Les yeux du barbon s’écarquillèrent soudain, scrutant son abdomen, il le toucha du bout des doigts. Son visage se mua en une grimace où se mêlaient peur et stupéfaction, il se mit à trembler au rythme de sa respiration saccadée de sanglots.
_ Oh non ! C’est impossible ! Tu mens, vas t’en petit salopard, va-t’en !
Disant cela, Matthew fondit sur Conrad tel un aigle affamé, son visage déjà pâlit par la mort s’était assombrit, il ressemblait maintenant à un spectre, hurlant des injures et des accusations à l’encontre de Conrad qui restait là presque paralysé, comme subjugué par la scène qui se jouait devant lui… Ce n’est que lorsqu’il se sentit projeté en arrière par une force innommable, qu’il réalisa.
_ Mr Matthew ?! Non, attendez !
En un éclair, poussé par un vent sourd et glacé, Conrad se retrouva au sol, allongé de tout son long sur le trottoir, le corps égratigné. Levant un regard inquiet au-dessus de lui, il constata, non sans soulagement, que le vieil homme avait disparu comme il était apparu plus tôt. Conrad qui avait hurlé ses dernières paroles, devint la cible des regards interloqués, des passants qui le dépassaient dans la rue. Tant, qu’il dut porter son corps meurtrit par la chute jusque chez lui. Laissant derrière lui, une rencontre qu’il n’était pas près d’oublier.”
Il y était tout entier lorsque son téléphone se mit à sonner. C’était Sally:
_ Allô, Conrad?
_ Hey Sally, comment tu vas?
_ Super bien, et toi ?
_ Je me porte comme un charme !
_ Cool ! Au fait, la journée au lac, ça tient toujours ?
_ Oui, bien sûr, il faut juste que j’appelle les autres pour savoir s’ils sont prêts, et je te rappelle…
_ OK super, à toute à l’heure alors.
_ à plus !
Tout de suite après avoir raccroché, il fit le numéro de Tommy et lança l’appel. Celui-ci ne tarda pas à répondre :
_ Hey Tommy !
_ Salut frangin, alors prêt pour aujourd’hui ?
_ Oui, j’appelais justement pour ça, où est-ce qu’on se retrouve ?
_ Au bar de Tino.
_ Là où tout a commencé…
_ Exactement !
_ Génial, j’y serais dans une trentaine de minutes avec Sally.
_ Cool, j’ai hâte de rencontrer ta chérie !
_ Quoi ? Ce n’est pas ma…
Tommy avait raccroché.
En posant son téléphone près de lui sur son lit, il se rendit compte, en promenant ses yeux sur sa peau nue à peine couverte par sa fine serviette bleu ciel, il remarqua avec étonnement qu’il avait entièrement séché, ses quelques minutes d’absence lui avait pourtant paru si courtes.
Il se leva d’un bon, comme requinqué, ces quelques mots échangés au téléphone lui avaient donné un coup de fouet, ses amis avaient le don de le mettre de bonne humeur même lorsqu’il était au plus mal, comme des bouffées d’énergie. D’un pas léger, il marcha jusqu’à son armoire, machinalement, il se passa un t-shirt blanc et un pantacourt en jean, prit à la va vite au milieu des nombreuses piles de linges, d’une main gourmande, il chargea prestement son sac à dos avec son appareil photo miniature, une casquette, une tenue de rechange et son portefeuille, chaussa des baskets blanches et noires, prit au passage son téléphone toujours posé sur son lit, avant de quitter la pièce.
***
Édouard se trouvait dans sa chambre, confortablement installé dans son grand lit à baldaquin, depuis peu trop grand pour lui, allongé de tout son long sur le dos, il récupérait doucement l’énergie dépensée au travail. La semaine avait été longue et périlleuse pour le père de famille, des piles de dossiers toujours plus grandes, une pression omniprésente, et ses problèmes de dos plus graves de jours en jours, et cette douleur à l’abdomen. Même s’il tentait inlassablement de faire bonne figure, Édouard trouvait qu’il était de plus en plus difficile de faire mine d’aller au mieux, il sentait son corps s’éfondrer sous le poids du stress et du manque de repos, la journée au lac de Conrad était tombée à pic, elle lui donnait l’occasion de se reposer sans culpabiliser de laisser son garçon seul avec son ennui. Il espérait secrètement que celle-ci s’éternise, pourquoi pas jusqu’au dimanche soir, Conrad et Tommy se fréquentaient de nouveau, sans doute passeraient ils la nuit devant l’écran après cette journée au bord de l’eau, « ce serait pour le mieux » se disait-il. Il en profiterait pour voir un médecin, il en avait grand besoin, et malheureusement, pas d’autre choix.
***
Alors qu’il descendait les marches qui menaient au salon, Conrad se perdit à nouveau dans ses pensées, il repensa aux paroles de Tommy, à propos de sa relation avec Sally, et par association, à Sally. Il se surprit à penser de nouveau à la possibilité qu’elle l’ait surpris pendant son entretien avec le défunt SDF, le mardi après-midi, même si elle ne lui avait rien dit à ce sujet, à part qu’elle était rentrée chez elle, fatigué de lui courir après dans la rue, il avait comme un pressentiment à son propos, de plus, il lui semblait que la jeune femme était plus bavarde qu’à son habitude. Bien sûr, il la savait fan de surnaturel, mais les conversations de Sally lui semblaient plus orientées, comme dirigées par une seule et même idée. De plus, elle démontrait depuis peu, un intérêt inquiétant pour le classeur dans lequel le jeune homme notait ses expériences. Se doutant certainement de son contenu. Mais, faute de plus de preuves, il avait décidé de l’observer en silence.
Il pensa aux instants passés avec elle, aux heures de discussions qu’ils avaient nourries, aux rires, aux réflexions qu’ils avaient partagées, à n’en pas voir le temps s’égrainer. Il en apprenait toujours plus avec elle, surtout en ce qui concernait le surnaturel, elle en était réellement passionnée. Elle en parlait avec cette lueur dans le regard qui vous faisait frissonner jusque dans votre âme. Il était décidément fan de cette fille, si simple dans sa façon d’être, et pourtant si spontanée, si brillante, pleine d’énergie, cela en était parfois effrayant. Conrad, depuis le temps qu’il la connaissait, n’était toujours pas parvenu à se décider à lui faire confiance ou non, et les récents événements n’avaient pas beaucoup aidé. Il oscillait donc entre pour et contre au fil de ses conversations avec Sally, tantôt attiré par son savoir, puis soudainement méfiant face à ce besoin dévorant, qu’elle dissimulait à peine, de faire savoir au monde entier que sa grand-mère avait toujours eu raison.
Dans le salon, le silence régnait en maître, nul homme en vue, pas même une mouche ne battait de l’aile dans l’immense pièce. Les nombreux rayons du soleil matinal, traversaient le séjour, l’illuminant de leur clarté fluide et pure. Le parquet proprement polit, brillait sous leur contact, telle la surface d’une eau mâte. Conrad contempla la pièce un moment avec un soupire, tant de temps avait passé, tant de choses étaient arrivées… Il se revoyait dans cette même pièce des mois plus tôt, installé à califourchon dans le grand sofa, agrippé à son téléphone, écoutant les précieux conseils du docteur Nelson, ou un morceau de hard rock à fond. Tout ça lui semblait si loin désormais. Il ferma les yeux un instant, prit une profonde inspiration, avant de prendre son téléphone et d’appeler Sally :
_ Alors, prête ?
_ Oh que oui ! Depuis hier soir !
_ Super, parce que c’est l’heure. Tu connais le bar Chez Tino ?
_ Oui, c’est tout près de chez moi.
_ Cool, c’est là qu’on se retrouve, on se dit à toute alors…
_ Oui j’y serai en moins de deux.
_ Moi aussi, à tout de suite.
_ OK !
Rangeant son portable dans la poche avant droite de son jean, Conrad se rendit dans la salle à manger, par les imposantes portes françaises en bois, restées entrouvertes, qui se trouvaient sur sa gauche. Une fois-là, il se pencha au-dessus du plan de travail en marbre blanc où il rédigea rapidement une note sur un pense-bête vert trouvé dans l’un des tiroirs où se trouvaient les couverts, avant de le coller au réfrigérateur à l’aide d’un aimant en forme d’ananas.
Bonjour papa,
Bien dormi j’espère !
Tu dormais lorsque je me suis réveillé, alors…
Je suis parti au lac avec Tommy, Élysée et Sally, ce matin, je serai de retour dans la soirée.
Ps : Reposes-toi, et surtout, n’oublie pas de manger !
Puis, il ouvrit le réfrigérateur, mit machinalement des jus de fruit et des sandwichs au poulet préparés la veille, dans son sac, avant de passer les portes de la cuisine dans le sens inverse. Dans le salon, Conrad promena une dernière fois son regard dans la pièce, d’un œil minutieux, il contempla le séjour à la recherche d’un je ne sais quoi qu’il aurait omis d’emporter. Après s’être rassuré qu’il avait tout le nécessaire en sa possession, il s’empressa de passer la lourde porte d’entrée, direction, le bar Chez Tino.
Le quatuor s’était réuni devant le petit Bar de quartier Chez Tino à 10h. Tommy était arrivé le premier et avait attendu le reste du groupe juste devant l’enseigne du petit bar, il portait un ensemble de sport bleu marine en coton, une sacoche beige et des baskets noires, il arborait une mine enjouée, contrairement à la figure pâle et somnolente qui avait eu raison de sa bonne humeur toute la semaine durant. Une glacière assez imposante reposait à ses pieds, pleine des boissons prévues pour la journée. Élysée l’avait retrouvé là, au bout d’une quinzaine de minutes, les bras chargés par deux petits paniers de pique-nique en osier tressé, dont émanait les douces odeurs des quelques amuses gueule qui s’y trouvaient. En le voyant, elle les avait presque jetés par terre et s’était aussitôt agrippée à son bras, le visage illuminé par un charmant sourire qui relevait les couleurs pâles de sa petite robe d’été. Conrad et Sally s’étaient croisé à quelques pas du bar et étaient donc arrivés en même temps à la hauteur du jeune couple qui batifolait non loin du lieu de rencontre. Comme l’avait déjà remarqué Conrad, Sally avait des goûts simples et charmants pour ce qui était du choix de ses vêtements, elle avait opté pour un petit haut blanc en lin, une petite culotte en tissu rose et des sandales. Elle avait pensé, elle aussi à apporter de quoi restaurer le groupe, dans un grand panier, plein à craquer. Les amis, heureux de se retrouver, et tout à leurs effusions de joie, avaient directement pris le chemin du lac, Conrad soulagea Élysée de l’un de ses paniers, tandis que Tommy tentait d’en apprendre plus sur Sally.
Leurs éclats de rire portés par le vent chaud, animaient leur trajet jusqu’au lac, ils riaient du manque d‘organisation de Conrad qui n’avait rien apporté de comestible, tandis que ce dernier se défendait vainement en disant qu’il avait au moins pensé à prendre son portefeuille. Alors les rires repartaient de plus belle. Conrad s’amusait particulièrement de ces moments de complicité, de joie et de partage, même ces instants où il était taquiné le réjouissait, il ne se serait jamais imaginé rire de lui-même, c’était donc ça avoir des amis. Accepter de quelques personnes, ce qui serait impardonnable venant d’autres, s’entendre moquer, et trouver cela drôle plutôt que vexant. Que de choses curieuses en amitié.