Léopold

3 mins

C’est précisément ce jour-là, à huit heures du matin, qu’à douze ans et demi Léopold devint adulte. Nul n’aurait pu prévoir qu’en quelques instants les rêves et fantaisies d’un gosse de campagne allaient être foudroyés d’une vision terrible qui, d’un coup de baguette magique, aura transformé l’innocence en désillusion. 

Au village pourtant, Léopold était le petit chouchou des habitants, qu’il charmait d’un large sourire et d’un oeil pétillant sous des cheveux sauvages. Au sein de l’hôtel tenu par sa mère, il accueillait les clients à la réception et les menait en chambre en traînant leur bagage avec de joviales plaisanteries. Il aime en particulier réceptionner les jeunes dames, épouses, secrétaires, filles au pair, accompagnant les époux, patrons ou parents. Il leur réserve son meilleur clin d’oeil et le matin suivant, muni d’un passe-partout, il s’introduit silencieusement dans leur chambre et les honore d’un bisou tendre sur le front. En trois ans de pratique, pas une seule n’a trouvé ce réveil incommode.

Léonie ignore que le benjamin de ses dix enfants se livre à des explorations sensuelles avec sa clientèle. Elle n’en a guère le temps, gérant seule son établissement ainsi que la ferme attenante, assistée de ses rejetons, qui aux champs, qui en cuisine, qui en buanderie. Outre la réception de l’hôtel, Léopold est affecté à la garde des vaches. Très vite il aura dressé quelques chiens pour le faire à sa place, cavalant alors au village d’en-bas pour y reluquer les filles, qui sont plus jolies qu’ici. La tribu se rassemble au soir de chaque journée pour le souper familial ; un des grands frères y avait une fois lâché que si papa n’était pas décédé, il aurait continué à engrosser maman tous les deux ans, réglé comme une horloge de clocher. Jacques-Joseph est mort à septante-quatre ans, intervint Léonie, c’est un âge honorable. Mais alors, moi je suis né tout juste, s’était écrié Léopold – et il se sut désormais à la fois reconnaissant et miraculé. 

En cette fin d’après-midi-là, il reçoit à l’hôtel les derniers clients de la journée, un couple de bourgeois des villes, à en croire la coupe du trois-pièces, l’éclat des richelieu et l’épaisseur de la moustache. Une jeune fille les escorte ; elle doit être la gouvernante, humblement vêtue et donnant du Monsieur, vous. Léopold conduit ce beau monde vers les chambres, en n’omettant pas d’éplucher sur pied la jolie domestique qui aligne tout ce qu’il adore : petite, gracile, blonde comme le blé, de grands yeux clairs et aux cheveux un ruban pivoine. Elle doit avoir à peine quelques années de plus que lui. Il se réjouit secrètement qu’arrive le lendemain matin pour y poser sa bise rituelle, humer de près le parfum printanier qu’elle sème dans le couloir. Il dort peu cette nuit-là, se lève avant l’aube, trépigne jusqu’au chant du coq. Très vite, il est debout face à la chambre, il tourne la clé dans la serrure, ouvre silencieusement la porte, et aussitôt devient adulte. 

Il ouvre silencieusement la porte et elle est là, penchée sur la table, dans son dos, le vieux moustachu la pénètre à grands coups de reins, de la main il lui obstrue la bouche, il n’en sort qu’une plainte assourdie, une boucle blonde se libère à chaque butée et vient danser devant ses yeux comme pour les distraire, Léopold est paralysé derrière la porte, son regard soudain croise le sien derrière ses barreaux de mèches, il comprend que ces yeux-là le supplient de ne rien dire ni faire, l’offensive dure un peu puis le vieux jouit enfin dans un grognement d’ours, il éconduit la fille d’un coup de hanche et d’un autoritaire Disparais !, à cet instant Léopold s’enfuit, descend en trombe les escaliers et se réfugie dans la cave à vin.

Il s’y blottit plusieurs heures et lorsqu’il en remonte, le couple se prépare à quitter l’hôtel. La voiture est prête. En passant la porte d’entrée, les yeux de la fille à nouveau s’accrochent aux siens mais il n’en comprend plus la grammaire, espère-t-elle son aide ou son silence ? Pourquoi ne fuit-elle pas loin de ce vieux monsieur qui lui déchire le ventre ? Si ça lui arrivait à lui, il le tuerait avec une fourchette avant de courir un jour entier sans se retourner. L’homme à moustache lui offre une pièce de deux francs pour avoir déplacé la lourde valise jusqu’à l’automobile. Tiens, gamin ! – Merci, m’sieur. L’argent du péché. Il ne le dépensera jamais, conservé dans une boîte de chocolats. La pièce arbore le profil d’Albert, roi des Belges, et Léopold se demande pourquoi ce Roi Chevalier ne protège pas les jeunes filles de son royaume contre les gros moustachus, n’est-ce pas ce que sont censés faire les seigneurs en leurs terres, au lieu de courir la colonie ?

Ces questions tourbillonnent dans la tête de Léopold. En s’endormant ce soir-là, une larme discrète coula sur sa joue d’enfant, désenchanté des hommes et des puissants. Au réveil, il se promit de ne jamais prendre épouse, la préservant ainsi d’un danger réel, s’il venait plus tard à se laisser pousser la moustache.

No account yet? Register

1 Commentaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Mke Mke
4 années il y a

Bon texte, facile à lire et très fort
Les émotions sont bien retranscrites, j’avais la gorge serrée avec Léopold
J’ai été un peu déstabilisé par le mélange des temps dans le deuxième paragraphe (du passé simple et du présent côte à côte)
En tous cas chapeau, j’ai beaucoup aimé
La chute est bien vue!

Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

1
0
Exprimez-vous dans les commentairesx