Grand-Père Albert

9 mins

Cette nouvelle est la première que j’ai écrite et envoyée pour un concours. A ma grande surprise, elle fait partie des finalistes du Prix Don Quichotte 2018 organisée par la médiathèque de Rueil-Malmaison.

L’autre jour, je marchais dans la rue. Une femme banale rentre chez elle en marchant dans la ville. Elle met un pied devant l’autre, trouve que son sac à main pèse un peu trop, ressent une petite gêne sur la face interne de son talon droit, là où les chaussures finissent toujours par frotter.

J’aime marcher, j’ai besoin de sortir. Et puis sauter au-dessus des flaques les jours de pluie, traverser le parc en suivant ses allées de gravillons rouges, trouver à nouveau le trottoir. M’arrêter quand le petit bonhomme est rouge, traverser quand il est vert, courir comme je peux avec mes petits talons pour attraper le bus numéro 16. En descendre, marcher encore un peu. C’est une attente en somme, un désir qui prend le temps de grandir.

Enfin, je referme ma porte. La vie des autres cesse. Je m’assois et je savoure. J’enlève mes chaussures.

L’autre jour donc, je marchais dans la rue des bouts de musique dans la tête. J’ai de la chance d’avoir une radio intérieure, elle s’allume toute seule quand je marche.

J’ai de la chance parce que je n’ai pas besoin d’oreillettes. Je ne sais pas comment font tous ces gens pour supporter ces appareils. En plus de leur laideur, ils coupent de tout. Je préfère encore entendre les bruits de la rue.

Ce n’est pas qu’ils soient beaux, d’habitude je fuis les concertos pour marteaux-piqueurs et bulldozers. Celui-là durait depuis deux semaines. La ville ne cesse d’en organiser un peu partout, et jusqu’en face de mon bureau. Je me plaignais autant que les ouvriers obligés de porter des casques anti-bruit en plastique orange.

Je ne suis pas prête pour marcher dans un New-York déguisée en zombie. Je pense avoir tout fait pour ne jamais sursauter. J’ai repéré tous les bruits sur mon trajet. Ils se répètent. Ce sont mes jalons. Je pourrais presque les aimer à force.

Ce jour-là, il devait être autour de 18h, l’automne se pointait pour de vrai. Je marchais d’un bon pas pour me réchauffer en pestant contre mon insouciance de la matinée. La lumière m’avait donné envie de croire aux restes de l’été, jupe à fleur et collants légers. La lune de novembre faisait mentir le soleil. L’humidité gagnait mes cuisses. Je marchais assez vite en espérant la chasser. J’y réussissais plutôt bien.

J’étais sortie de mon bureau plus tôt que d’habitude avec soulagement. Les ouvriers n’avaient pas encore fini de ranger leurs outils. L’un d’eux me donna le bonsoir. Bonne soirée et à demain, lui ai-je répondu. J’avais un sourire aux lèvres en tournant dans la rue Dampierre.

Il me faut une petite demi-heure de marche avant de rejoindre le parc, encore dix minutes de bus jusqu’à mon quartier, ma rue, mon chez moi. Ce soir-là, j’avais fait un détour par la supérette. J’avais calculé une rallonge de cinq minutes tout au plus. Je marcherai bientôt entre chien et loup, je m’étais dit.

La caissière était toute seule pour tout le magasin, je piétinais dans la queue en attendant mon tour. Je décidais malgré tout de rester de bonne humeur. La petite vieille devant moi était lente mais mignonne, je l’ai aidée à ranger ses courses. Le vigile a eu un sourire poli. J’ai repris mon chemin habituel un petit sachet à la main.

Je le balançais d’avant en arrière pour rythmer mon pas, j’y trouvais de l’amusement. Je me suis vite corrigée. Des piétons marchaient d’un même pas sur chacun des trottoirs, je ne voulais pas paraître différente.

J’esquivais les avenues passantes en bifurquant dans la rue des Dentellières, j’y croisais peu de monde. Une seule voiture, deux cyclistes et quelques hommes en costume et attachés-cases. Comme d’habitude. Arrivée tout en haut, j’étais un peu essoufflée. J’ai respecté mon temps de pause réglementaire avant de descendre la rue de la Vieille Poissonnerie.

C’est l’une des rares rues encore pavées de la ville. Elle me plait. Elle a de jolies maisons en pierre blanche, des jardinières aux fenêtres, des volets intérieurs en accordéon. Elle a aussi l’avantage de déboucher sur la plus belle entrée du parc Carpeaux. Il ne faut jamais bouder son plaisir.

Quand je redémarrais, je prenais note d’un fait sonore inhabituel. Un bruit de pas derrière moi avait cessé. Puis il avait repris. Avec exactement le même intervalle de silence qu’entre mes propres bruits de pas. Je trouvais ça peu naturel. Quelqu’un me suit?

Je chassais cette idée comme je voulais chasser l’humidité qui remontait sous ma jupe. En marchant d’un bon pas. Pas question de me retourner pour vérifier, j’aurais eu l’air d’avoir peur. Ce n’est qu’à la hauteur du numéro 65 que mon dos s’est raidi.

Son porche en chêne. L’imposte en chapeau de gendarme. Toutes les images sont revenues massivement. Ma petite sœur m’avait tout raconté, c’était il y a cinq ans. J’avais vu la scène comme si j’y étais.

On s’était juré toutes les deux qu’on ne changerait pas nos habitudes. Non. Pas pour ça. Pas pour un type mal dégrossi. Pas pour une main qui te plaque dans un coin sombre, pas pour une gifle qui t’étourdit, pas pour un pantalon tombé aux chevilles, pas pour un dégueulis d’injures quand tu t’échappes de justesse.

Juste après, je tenais à passer devant tous les jours et l’ignorer. Même en jupe-escarpins, même aux heures où la nuit tombe, même si je marche seule. Ensuite, les images se sont estompées. Cinq ans de gagnés.

Ce soir-là, le porche du numéro 65 m’a traversé la tête comme une rame de métro. Il y avait la manette rouge, j’ai cassé la vitre, tiré le signal d’alarme, le wou-wou de la sirène s’est affolé. D’un seul coup, je n’avais plus froid du tout.

Je ne pouvais marcher plus vite sans me mettre à courir et je n’avais aucune envie de me tordre les chevilles dans les pavés. Je guettais le bruit à l’arrière en essayant de me raisonner.

C’était pourtant des bottes qui claquaient en mesure. C’était un homme, je n’avais aucun doute, à cause de la lourdeur, de la cadence. Je serrais mon sac à main contre moi, passais en revue son contenu. La bombe lacrymo. Elle devait être rouillée.

Mon père avait insisté pour que je la mette dans mon sac. «Fais-moi plaisir, je serais plus tranquille.» Il avait supplié. «Je ne supporterais pas une deuxième agression. Pense à ta sœur.» Je l’avais prise pour qu’il me fiche la paix. Je m’étais même abstenue de hurler contre lui. Il ne se rendait pas compte, je le savais bien. Sa phrase était honteuse. Comme si le drame n’était pas l’agression mais l’atteinte à sa propre tranquillité. Mon père était de la vieille école, on ne pouvait pas trop l’en blâmer.

Quand bien même la bombe marcherait, ça ne servirait pas à grand chose. Le type derrière moi était trop loin. Il fallait continuer à marcher.

Pendant que je réfléchissais, mon pas s’était ralenti. Le clac sur le pavé se rapprochait, je ré-accélérais. Mes jambes décidaient bien plus que moi, elles avaient des principes.

La pente n’était plus si douce. J’étais très essoufflée et mes genoux n’aimaient pas cette gymnastique. Je voyais la grille du parc tout en bas, elle prenait l’air d’un aimant inquiétant. Fallait-il changer mes habitudes? Comme souvent, je ne tranchais pas.

Le type derrière moi a alors adopté un comportement étrange. Il a d’abord ralenti. Ensuite, il a décalé sa trajectoire vers la droite, le bruit n’était plus dans mon sillage. Je n’osais toujours pas me retourner. Il s’obstinait à revenir sur le trottoir étroit à chaque poubelle contournée. Je l’entendais au rythme des percussions. Pam pam pam pam-pam. Je le trouvais bizarrement entêté.

Je me suis décalée moi aussi, mais pour longer le trottoir de gauche. Je maintenais autant que possible la cadence, la fatigue gagnait les mollets. Si seulement quelqu’un pouvait remonter la rue, espérais-je, je serais sauvée. Une compagnie d’une minute, pas plus, pour le laisser passer. Personne n’est arrivé pour me servir de refuge, j’ai continué à marcher. Moi devant et lui derrière. Je détestais la rue de la Vieille Poissonnerie.

La grille approchait, il me fallait décider. Ce sont mes jambes qui ont fait le boulot, mon cerveau était pris en gelée. Par principe, elles m’ont emmenée sur la plus belle allée du parc Carpeaux. J’aurais préféré admirer ses hêtres et ses charmes, ils avaient sûrement pris un peu plus de dorure que la veille. A la place, je guettais les bruits derrière moi.

Une minute plus tard, le gravillon rouge crissait dans mon dos. Cette fois-ci tu vas y passer, ma pauvre fille. Quelle folle tu fais. On n’arrête pas de te dire que tu es inconsciente, tu l’auras bien cherché. Faudra pas pleurer après. J’avais des tonnes de phrases comme ça dans la tête, et franchement plus aucune énergie pour les chasser.

Je crevais de trouille de m’effondrer dans l’herbe froide et trempée. Je me voyais déjà le corsage déchiré, la jupe sur mon visage, les collants arrachés. Le poids du corps sur le mien, l’odeur âcre, tout cela me venait comme une vilaine madeleine de Proust rancie.

Mes dix-sept ans étaient loin pourtant. Tonton Max avait quitté mon territoire, on avait tous oublié ses petites manies. Sauf ma cousine Emmanuelle. Lui ne chassait pas les jeunes filles dans les parcs, il avait tout ce qu’il lui fallait sous la main.

Un dimanche soir, il a proposé de me ramener à ma chambre d’étudiante. Mes parents ont dit oui, ma valise et moi atterrirent dans sa voiture. Il était flatteur, j’aurais dû me méfier. «J’aurais dû» est une phrase habituelle, contrairement à «Il n’aurait pas dû».  

Il a voulu rentrer dans ma chambre pour porter ma valise. Je le trouvais prévenant, je lui ai souri. Je n’aurais pas dû, il s’est senti à l’aise. «C’est joli ici! Comme toi.»

La chambre est petite, il se colle à moi. Il n’a pas besoin de parler, je ne dis rien. Pas un mot, pas un son. La gelée de cerveau est une sale confiture. Le lit m’accueille en reculant d’un pas, il a déjà déboutonné sa braguette. Quand il est sorti de ma chambre, la confiture de cervelle prenait pour tenir des siècles. En parler, je n’en voyais pas l’intérêt. Sauf il y a cinq ans, à cause de ma petite sœur. Je ne sais pas si j’avais honte. Je ne crois pas.

Honte ou pas, on se tait parce qu’on veut oublier, passer à autre chose. Chasser la poupée de chiffon en marchant la tête haute dans les rues de la ville. Comme tout le monde.

J’ai toujours son odeur dans le nez. J’en ai croisé souvent, des odeurs comme la sienne. A croire que l’humanité masculine suinte d’âcreté vaseuse.

Les bruits de pas sur le gravillon résonnaient à m’en faire défaillir, je ne voulais pas. Non, certainement pas, il ne fallait pas tomber. Il ne fallait rien lui offrir.

Lui s’est engagé dans l’allée parallèle qui longe la grille d’enceinte. Je savais qu’une bande de pelouse et deux rangées d’arbres nous séparaient maintenant. Mon sang s’est mis à bouillir.

A quoi il joue, ce type? Je me suis arrêtée tout net.

Quart de tour. Position. Feu.

— Bon ça suffit maintenant! Qu’est-ce que vous me voulez?

Je le voyais enfin dans le jaune du réverbère, il portait des bottes et un blouson de cuir bien taillé. Il me surveillait. J’avais bien raison.

Lui s’est aussitôt remis à marcher le nez sur les chaussures. Il m’échauffait franchement.

— Vous allez me répondre à la fin! Qu’est-ce que vous me voulez? Ça fait plus d’un quart d’heure que vous me suivez. C’est quoi votre problème?

Là, pendant que je hurlais, encadré par deux arbres, il s’est planté face à moi.

— C’est vous mon problème! Vous ne vous en rendez pas compte?

Il parlait fort et articulait distinctement. Sa voix n’était pas du tout comme je l’imaginais. Je restais quand même sur mes gardes.

— Comment ça? C’est vous qui me suivez, et c’est moi le problème!

— Restez calme, s’il vous plait, je suis très calme. Regardez-moi, je ne vous veux aucun mal. Je ne fais que rentrer chez moi.

— La bonne blague! Vous me prenez pour une idiote!

— Je passe devant si vous voulez, vous serez plus tranquille.

Mon ciboulot carburait à toute allure, je suis restée bouche clouée.

— Je vois bien que je vous fais peur. J’essaye de garder mes distances, je voulais justement..

Je savais compléter sa phrase. Eviter tout ça, il voulait dire. Je lui coupais la chique aussitôt.

— Bravo, c’est réussi. Changez de bottes! Il a baissé la tête avec un air penaud. Vous auriez pu me doubler, pourquoi vous ne l’avez pas fait?

—Vous marchiez trop vite! Je n’y arrivais pas.

— Je ne vous crois pas. Je vous ai entendu, vous me suivez depuis tout en haut, les pavés ne mentent pas. Et maintenant, vous passez par le parc comme moi. Vous attendiez d’être tranquille pour vos sales affaires, ne me dites pas le contraire.

— Ecoutez, je fais ce trajet-là tous les jours. Je n’y suis pour rien si vous avez décidé de vous promener aujourd’hui.

— Pardon? C’est moi qui fait ce trajet-là tous les jours! Je ne vous ai jamais croisé. Je m’en souviendrais, croyez-moi.

Tout en parlant, j’avançais vers lui à travers la pelouse. Trois pas pour réfléchir. J’étais partie du bureau beaucoup plus tôt que d’habitude. Lui restait immobile. Je trouvais que c’était bon signe. Sa voix reprit. Toujours aucun signe d’aboiement.

—Moi non plus, je ne vous ai jamais croisée. Je suis toujours essoufflé arrivé tout en haut, j’attends un peu. La vue est belle. Et puis vous marchiez vraiment très vite, j’ai dû trouver une autre tactique. Je suis vraiment désolé. Vraiment. Désolé. C’est devenu compliqué de ne pas faire peur aux femmes.

Il m’intriguait, il avait l’air d’avoir honte. Je me suis rapprochée encore un peu plus.

— Ah. Pourquoi c’est compliqué?

— Je ne sais pas. A cause de l’affaire Weinstein…

Là, j’ai eu envie de m’asseoir. J’avais vraiment loupé quelque chose.

C’est comme ça qu’à l’heure où les ménagères sont requises aux fourneaux, je me suis assise sur un banc à côté d’un homme, un parfait inconnu. On a parlé. Longtemps.

Je lui ai tout raconté, tonton Max, le porche 65 et d’autres histoires. Il a écouté sans me couper la parole. J’ai apprécié qu’il n’ait rien à défendre. Parfois, je le sentais soucieux, désespéré même. Sans jamais me plaindre, je ne l’aurais pas supporté. Quand à son tour il a voulu parler, j’ai eu envie de faire comme lui. Ecouter.

Il a sorti une photo de son blouson, un couple de vieux en couleur. La vieille souriait. Elle souriait sans faire semblant, elle prenait la pose pourtant. J’étais toute ouïe.

«Lui, c’est mon grand-père Albert. Il voulait que je n’oublie jamais. Il n’était pas revenu de la guerre pour faire le dépravé.» Albert avait tenu à lui raconter ce qui était arrivé à sa femme pendant qu’il était prisonnier. Un viol par un bon français de contre-maître, gras et planqué. Albert n’a jamais eu honte de sa femme. Pas un doute à l’horizon. Pas l’ombre d’un. Jamais.

«Vous voyez, c’est pas si difficile de respecter les femmes. A cause de Weinstein, tout le monde a peur. Ça me dégoûte.» Je n’ai pas su quoi lui répondre.

La nuit tombait, on est sorti du parc. J’ai attrapé le bus numéro 16 et lui le 9. Arrivée chez moi, le monde des autres a cessé. J’ai enlevé mes chaussures.

Seule avec ma pizza de supérette, je rêvais d’une armée de petit-fils d’Albert, prête à faire le boulot. J’y croyais presque. De nouvelles idées arrivaient.

Je me suis promis que, le lendemain, je sortirai de mon bureau plus tôt que d’habitude. Je l’attendrai tout en haut de la rue de la Vieille Poissonnerie, on aurait plus de temps pour parler. Le noir sous les pavés est une couleur trop saumâtre.

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