J’ai écrit ce petit texte alors que la coupe du monde de foot 2018 allait commencer… On a bien le droit de rêver.
Si seulement…
Deux individus atterrissent sur un terrain de football après la défaite. Le match est nul. L’échec est cuisant.
L’un dit à l’autre qu’il a envie de pleurer.
L’autre dit à l’un qu’au lieu de pleurer, il ferait mieux de danser.
Ni une ni deux, ils se prennent par le bras et entament une danse furibarde.
De proche en proche, d’autres individus s’accrochent.
Et les bras s’envolent, et les pieds décollent. Ils sautent, courent, secouent leurs têtes de la droite vers la gauche, de la gauche vers la droite.
Leurs épaules se synchronisent en soubresauts syncopés. Ils sont bientôt une centaine à danser furieusement sur la pelouse.
La transe s’accélère. Un chant monte à l’unisson de cette sarabande. Des Oh! fusent, des Ah! explosent. Le rythme se répand, il s’éparpille, prend de la force.
La danse entre maintenant dans les gradins. C’est une masse de jambes et de bras qui suit le mouvement, la contagion est d’une virulence extrême.
Les joueurs défaits restent plantés là, les pieds enracinés dans leurs baskets. Sur le banc de touche, ils rapetissent à vue d’œil. Bientôt, on ne distingue plus que leurs yeux ahuris au-dessus d’une flaque bleue, vestige de leur maillot de prestige. Ils ne pleurent même pas, ils n’en sont plus capables. Les demi-dieux autrefois adulés sont sonnés.
La transe collective achève de les ridiculiser. Les lèvres des danseurs ensauvagés articulent en rythme des incantations maléfiques.
Eux, les fils du ciel déchus, les magiciens du ballon défroqués, les artificiers du spectacle aux pétards mouillés. Dansons!
Eux, les petits rois de l’univers, les piliers de bars montants, les organisateurs de parties fines, les propriétaires de 4×4 aux vitres teintées, les nantis du populisme sportif, les hommes-sandwich en chaussettes montantes. Dansons encore!
Dans la pelouse jusqu’en haut des gradins, les danseurs se soulèvent en rythme, leurs visages peu à peu se déforment. Des corps expulsent des fantômes et des sorcières, des serpents venimeux sortent des bouches, des limaces écorchées et des vermines grimaçantes s’échappent des ventres, des yeux brillent d’une flamme qu’on croirait sortie des forges de l’enfer.
Petit à petit, les créatures du diable s’évaporent dans l’air frais du stade. Quand la dernière se dissout en fines gouttelettes, les tambours cessent.
On entend le chant d’une flûte, des harpes lancent leurs arpèges, les violons font le reste. Le ballet prend une forme aussi gracieuse qu’inattendue.
Une légèreté aérienne gagne les mouvements de la foule. On s’attend presque à voir des ailes pousser dans les dos et des petites fleurs égayer les têtes.
Cela dure à peine quelques minutes, l’orchestre tout entier veut jouer pour cette danse.
Des cuivres chauffent, des cymbales claquent, les vents et les cordes se réjouissent. La caisse claire se mêle à l’affaire. La contrebasse insiste pour imprimer un peu de gravité mais le basson préfère jouer le trublion. L’ensemble des percussions décide de remplir l’air de vibrations épaisses.
La frénésie des danseurs devient joyeuse. Quelque chose pousse la foule à ne pas renoncer. Rien ne la freine, aucune fatigue, aucun ennui.
Les danseurs savent maintenant pourquoi ils dansent. Ils aiment leurs pieds, ils aiment leurs bras, ils n’ont pas besoin qu’on danse à leur place des ballets de misère.
Eux, les petits joueurs au ballon, n’ont plus de consistance. Elle s’est évaporée avec les sorcières, les fantômes et les limaces grimaçantes. Eux sont frappés d’amnésie. La foule, elle, jouit.
Sa folie ne dévaste rien, pas même un petit pré carré, pas même un morceau de pelouse. La foule s’amuse de sa danse, elle se joue de la vanité des hommes en maillot.
La foule rit de sa folie. Elle rit de toutes ses dents acérées. Elle reste prête à mordre.
Elle rit, cette foule, avec tambour et trompette. Le triomphe est total.
Des petits hommes bleus rentrent au vestiaire la queue entre les jambes. Ils ne savent pas encore de quoi ils ont honte.
La foule, elle, n’en a cure. Demain, elle dansera encore. Et après-demain sûrement. Cette fois, le Dieu de la danse a frappé très fort.