Le Vieil Homme Se Souvient

En regardant la foule se mettre en branle sur l’herbe verte de la plaine, il se souvient de ce que ça faisait. Aujourd’hui il ne peut plus faire d’efforts aussi importants que par le passé. Ses muscles sont trop difficiles à solliciter, ses articulations trop douloureuses depuis quelques saisons. Sa peau ridée laisse tout de même paraître fièrement les tatouages qu’il avait fait faire au cours de sa vie. « Fièrement », c’est le mot. Il est très fier de ses tatouages, ils reflètent ce qu’a été sa vie.

Il se souvient de son enfance. Quand le village se déplaçait et arrivait sur ce site. La sensation de la course dans l’herbe, au milieu des cromlechs, avec ses amis d’antan. Tous les villages de la région revenaient ici, tous les ans, pour continuer les travaux de construction du site et se retrouver pour partager, célébrer des alliances, des mariages et autres réjouissances. Les conteurs rappelaient les légendes des Dieux et des hommes du passé. Il se rappelle les sensations d’excitation, de peur ou de fascination pour ces moments ou la communauté était soudée, assise autour des nombreux feux le soir, à déguster la viande d’aurochs, de cerfs, de lièvre ou de sangliers, le sentiment de fraternité, du « tous pour tous ».

Il tourne les yeux et son regard tombe sur un groupe d’adolescents, et il se souvient. Les chamailleries des garçons entre eux, de petites bagarres amicales pour tester sa force ou son talent à la lutte afin de se préparer à devenir des hommes avec des responsabilités et des devoirs envers la communauté. Il se rappelle d’elle. Elle était si belle. Ils s’étaient connus ici, sur ce site sacré, une des merveilles de l’adolescence, le premier amour. Mais celui-ci était le seul, le vrai amour. Il l’avait su la première fois qu’il s’était perdu dans ses yeux. Ils s’étaient rapprochés, pour ne plus se quitter. Un gros pincement au cœur surgit quand il se rappelle de leur première fois, de l’odeur de ses cheveux, du goût de sa peau si douce, de cette sensation de ne plus faire qu’un avec elle, un tout tellement puissant que plus rien d’autre ne comptait. Elle, seulement elle. Il détourna le regard et se mit à chercher son fils dans la foule. Son fils était tout ce qui restait d’elle. C’est pour qu’il soit là qu’elle était partie, et le voyant, le pincement se fit moins intense.

Il est fier de son fils. Il a pris le meilleur de lui et le meilleur de sa mère. En le regardant, il se voyait lui au même âge. Il se souvient de sa naissance, de la douleur immense qu’il avait ressentie en apprenant que sa femme était décédée en le mettant au monde. La tristesse tellement forte, lancinante, toujours présente mais atténuée par la présence de son fils. Il se rappelle de sa petite taille, de sa fragilité, de sa douceur et de la chaleur qu’il avait ressentie dans son ventre la première fois qu’il l’avait porté. Il avait là une raison pour continuer de vivre, il avait le devoir de le protéger, de l’éduquer, de lui apprendre à vivre, à survivre, de le faire devenir un bon garçon, soucieux des autres, à l’écoute des siens, toujours prêt à aider. Il ferait un bon chef du village se dit le vieil homme. Il se met à sourire à cette pensée, un sourire fier quoiqu’un peu moqueur en repensant à sa première chasse au lièvre. Son fils était tellement excité de partir à la chasse pour la première fois qu’il s’était préparé comme s’il allait à la chasse à l’ours ! Les hommes du village avaient joué le jeu et lui, son père, avait beaucoup rit en le voyant arriver avec une grosse lance, beaucoup trop grosse pour chasser le lièvre. Mais il est là, grand à présent, au meilleur de sa forme et au sommet de sa force, prêt à continuer les liens du sang qui reliait chacun à l’histoire de ses ancêtres. Son père à lui était mort quand il était enfant, il avait été exécuté par la communauté car il avait franchi les limites de la vie en société et mis en danger le clan en ayant quasiment déclenché une guerre tribale avec le clan de la colline de l’Est. C’est pour cette raison qu’il a toujours tout fait pour effacer cette tare en devenant un des membres les plus appréciés du clan. Son fils est dans sa digne lignée.

Il ne lui reste plus grand-chose à faire dans ce monde. Il avait vécu pleinement sa vie. Il avait grandi sur ces terres, aimé, participé à la vie de la communauté, bien élevé son fils, honoré ses ancêtre en se détournant du parcours déviant de son père, honoré les Dieux en s’efforçant de toujours agir de façon juste et réfléchie. Il regarde ces scènes d’un œil presque extérieur, conscient qu’il y avait peu de chances qu’il revive un tel moment l’an prochain. Il n’est pas triste ou nostalgique. Il se sent léger de voir que les choses suivent leur cours, que les grands cercles de pierre apparaissent toujours plus nombreux et majestueux sur la plaine, témoignant du passé de son peuple, et de son présent. Il espère juste que les générations suivantes garderont en eux les souvenirs et les raisons de la construction de ces immenses monuments et ceux qui les ont érigés.

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Sean Hawkins sort de son 4×4 et enfonce ses pieds dans la boue humide. Il est extrêmement heureux ce matin : il prend ses nouvelles fonctions à partir de 9h. Il regarde sa montre, il est 9h01. Il est enfin officiellement chef des recherches du programme « Stone’s Memory », en charge des fouilles et de la compréhension du site de Stonehenge et des humains qui l’ont bâti. Les autres arrivent, les véhicules se suivant semblables à une procession de chenilles. Tout le monde se salue, et la journée peut commencer. Sonder, creuser, récolter, émettre des hypothèses, les vérifier ou les modifier… Un vrai bonheur, une passion pour Sean. Il avait grandi à Salisbury, à quelques kilomètres du mégalithe et avait toujours senti cet étrange magnétisme qu’exerçait le site sur lui.

La journée se déroule bien, un nouveau sondage aux ultrasons est prévu pour le lendemain… Une journée ordinaire dans le fond, mais extraordinaire dans sa tête. Après avoir raconté sa journée à Beth, sa femme, et fait rêver Andy son fils de 10 ans qui présentait les mêmes goûts pour le site que son père – au grand dam de Beth – il se couche paisiblement. Ses rêves, envahis par le pouvoir du mégalithe, sont emplis de découvertes historiques et d’avancées inédites dans l’histoire de l’archéologie. Le réveil sonne, Sean a du mal à émerger… Il était au beau milieu d’un de ces rêves, où il se souvenait de la scène, comme s’il avait été là, assis à regarder les hommes et les femmes de cette époque reculée il y a plus de 5 000 ans, sous les traits d’un vieillard qui espérait que l’œuvre de tant de vies ne tombe pas dans l’oubli du temps. En se levant il s’étire, boit un café et se motive en se disant « allez, allons faire honneur à ce vieux sage aujourd’hui ! »