”Pourquoi tout le monde est comme ça ?” Je reluque le tronc qui me questionne. C’est un nouveau, aucun doute possible. Vu l’état de ses branches, de son feuillage…
Ouais…L’époque où j’étais encore nouveau… Qu’est-ce que c’est loin, comme époque ! Je les reverrais presque !
Je les reverrais presque, oui ! Des rangées interminables de troncs malingres, équipés de branches cliquetantes à chaque pas, avançant tous comme un homme. Arrivés là d’on ne sait où, allant quelque part sans comprendre où ils allaient.
Des troncs en régiments, des troncs en bataillons. Des troncs en compagnie, des troncs en légions. Qui finiront tous placés devant une rangée d’autres troncs, et tout le monde se croira encore dans un jeu de guerre type PUB JAI.
Sauf que là, pas d’écran d’accueil, pas de bouton ”respawn”, ni de potion de soin magiques, ni d’armes complètement loufoques et OP.
Des troncs fins, nourris au jeu bon marché et au forum ecchi peuplé de troncs blancs-bec.
Il y a aussi des compagnies de buissons de badiane, qui pullulent surtout dans l’arrière de la foule qui se masse dans cette immense plaine. On les considère plus fragiles, et plus inutiles surtout au front: elles seraient une plaie si on leur mettait une barre cliquetante dans les mains. Les badianes doivent rester à la cuisine. C’est ce qu’a décrété l’état-major.
Qui eut crû que je me retrouverais, moi pauvre tronc innocent, si loin de ma petite terre natale, de mes proches, que je serais seul, isolé de la forêt qui m’avait accueillie, nourrie, fait grandir aussi longtemps ?
Je n’aurais jamais pensé qu’on puisse m’arracher, moi et tant d’autres jeunes arbres, de nos sols fertiles. Mais nos chefs centenaires bipèdes en ont décidé autrement.
“Il faut défendre la République, la démocratie et la liberté !”
Pourquoi ? Nous ne sommes même pas membres de la République dont ils parlent. Les seuls avantages qu’il lui trouve sont ceux dont ils bénéficient, eux. Pourquoi obéirions-nous à ces ordres insensés ? Pourquoi se sacrifier pour des gens qui, qu’on gagne ou que l’on perde, seront toujours bienheureux, à s’engraisser sur les dos des badianes qui auront été ré-enracinées dans un sol plus pauvre, mais plus proche des espaces qu’ils couvrent de leurs branches imposantes, écrasantes, oppressantes ?
Nous voici coincés sur le front. Des générations de gens qui ne se battront jamais, ou avec beaucoup de remords, pas qu’ils ne veulent pas, mais seulement qu’ils n’ont jamais pu, n’ont jamais su se battre. Allez lancer des vaches contre un mortier, puis comparez celles-ci avec un troupeau de chiens. Nous sommes les vaches. Notre ennemi, c’est ces chiens, équipés chacun d’un mortier.
Des générations et des générations de troncs éduqués à la paix, à la tranquillité de la forêt, au laxisme et à l’habitude d’être bien arrosé de pluie, bien nourris d’humus.
Nous fûmes complètement desséchés le temps d’arriver sur la ligne de replantation. Là, nous tinrent la position pendant quelques semaines. Plus d’écran. Plus de réseaux sociaux, plus de jeux, plus d’école, plus de ”non mais je ne ferais pas ça, ça va à l’encontre de ma liberté’. Plus question de jouer au fiottes. Il n’y avait que le froid, l’hiver du Nord, le brouillard moite et étouffant, l’ ”orache” des Alsaciens, des explosions, des troncs brûlés, démembrés, déchirés. Certains s’évaporaient, on ne pouvait même pas renvoyer la moindre branchette à leurs familles endeuillées.
Moi-même, j’y laissais pas mal de branches. D’un pin en pleine forme, j’avais l’air à présent d’être passé dans une scierie et de m’en être échappé de justesse. Presque plus de feuilles, plus beaucoup de branches. Il était piteux, le moi de maintenant ! Des quelques cent cinquante pins qui venaient de mon village, j’étais le seul encore vivant.
Ce conflit, ça fait environ cinq ans qu’il dure. Et on se tire dessus, on se tire dessus, et au mortier on se fait descendre, et on se fait descendre dans des cascades de feu, du feu rouge, rouge comme la dynamite qu’on reçoit si souvent sur nos fronts de replantation. Et ça ne s’arrête jamais. Et ils rigolent encore, ils nous disent que déserter, c’est un danger pour la nation, ils nous disent qu’on a tort, qu’on doit lutter pour la Patrie. Mais de quelle Patrie parlez-vous ? Vous nous traitez de régionalistes depuis des décennies, vous nous méprisez car nous ne sommes pour vous qu’un sous-peuple ! Alors, maintenant que vous nous kidnappez légalement, que vous nous arrachez à nos terres déjà affaiblies, que vous endeuillez nos familles, n’allez pas vous étonnez que les soldats désertent, qu’ils ne sont pas heureux, qu’ils manquent d’un nationalisme d’intérêt ! Pleutres ! Saltimbanques ! Malhonnêtes gens ! Qu’allez-vous demander de plus à des peuplades déjà exsangues, que pouvez-vous encore trouver à nous dire pour nous jeter là haut, au milieu des cadavres et des tranchées !
La nuit, personne ne dort. Ceux qui ont les yeux fermés ne les réouvreront peut-être pas demain. Tous les soldats, de quelque manière que ce soit, prient. Tous, nous avons une statue de nos Dieux. Il y a des mushmans, des chatoliques et des rabbinistes. Des fois, on voit passer un rebellant ou un grecquiste. Ils ont leurs idées, nous avons les nôtres, et tout le monde se respecte. On n’a pas le choix, de toute façon.
Quand un nouveau arrive, au début, il ne comprend pas cette tolérance. Il sort de son petit bois tranquille, où il peut faire son enfant roi et cracher sur les déserteurs qui laissent le fascisme gagner contre la démocratie. Quand il arrive au front de replantation, il se rend compte que ce n’est plus possible, parce que, ami, ennemi, remords ou soulagement, dans tous les cas les gens autour de lui vont souvent finir en bûches de chauffage. Et lui aussi, d’ailleurs, s’il ne fait pas attention.
Enfin bref. Je vois le petit jeune de tout à l’heure qui me regarde de travers, je crois que je me suis un peu trop perdu dans mes pensées.
”Tu veux parler de quoi avec ta question, ô jeune ? Les pratiquants, les balafres ou la salle avec un rond rouge sur la porte ?”
”Un peu tout, en fait. Pourquoi tout est comme ça ?’
“Quand on t’arrache de chez toi et qu’on te jette dans cet enfer, que tu vois tous tes amis mourir à la queue leu leu, tu en viens toujours à croire en Dieu. C’est bien la dernière chose que tu puisses encore faire avec le coeur. C’est pour ça que tu les vois tous pratiquer.” Je faisais des ronds avec mes branches dans la direction des concernés. C’était détendant d’expliquer des choses aux jeunes. Je me voyais déjà un peu reverdir.
Alors que j’avais ouvert ma bouche pour poursuivre, il m’interrompit:
“D’accord. Mais-“
”Je n’avais pas fini de parler.”
“Ah, euh, mince, désolé.” Ses branches s’affaissèrent vers le sol, sauf une poignée qui venait gratter l’arrière du tronc.
“T’inquiètes. Donc. Les balafres, le comportement qu’on a tous, c’est celui qu’adoptent tous les rescapés. C’est comme ça qu’on se nomme. Pas des chanceux, ni des miraculés. Des rescapés. Nous sommes tous embarqués au milieu de la même tempête. Chaque jour il y a des marins qui tombent à l’eau.
Nos amis. Nos nouveaux.” Je le regardais fixement, le tronc légèrement penché sur le côté, sans sourire, sans rien dire, rien. Juste, le silence, un instant. Puis, je prenais une inspiration avec l’impression de porter un semi-remorque sur les épaules. Et je lâchais un:
“Chaque jour, il y en a qui se blessent sur le navire. C’est les blessés qui sont derrière la porte rouge. Et ceux qui sont morts récemment. Et ce qu’ils restent des noyés dont je viens de te parler. Donc, jeune. Prends sérieusement soin de toi, et de ta vie.”
Le lendemain de cette discussion, il y a eu une nouvelle bataille pour reconquérir une trentaine de kilomètres. Avons réussi à avancer de quarante. Bravo les nazes. Avons perdu la moitié des soldats. Bravo les nazes. Je suis sorti à la tombée de la nuit, chercher des victimes supplémentaires de l’avidité de nos élites. A un moment, tandis que je marchais près d’une espèce de petite colline, j’ai entendu un râle. Celui qu’on pousse aux portes de la mort. Celui que j’ai écouté, ressassé, regretté des centaines de fois. Et en m’approchant, j’ai perdu une grande masse de feuilles, et je me suis senti nauséeux. Moite. Je voulais juste détourner le regard, et trouvait pour seul support un chêne calciné, qui devait vivre là avant la guerre.
Là, allongés dans un trou d’obus, deux cadavres me regardaient en souriant. Un, je ne le connaissais pas, mais je reconnaissais son uniforme comme celui de l’ennemi.
L’autre me faisait trembler de tous les os de mon corps. C’était lui.
C’était le jeune. Encore un mort, pour cette satané guerre. Encore un…
Tombé sous les pins de Saxe.