2 Juillet 2009
Lorsqu’Ania Verseau rentra chez elle ce matin-là, elle se sentait moralement et physiquement épuisée. Elle venait d’enchainer 5 jours de traque, planque et interrogatoires, suite à l’enlèvement d’un enfant en bas âge. Ils avaient réussi à le coincer, et, plutôt fière, son équipe avait voulu faire un peu la fête. Même si elle n’aimait pas trop sortir avec ses collègues, elle ne pouvait refuser. Elle savait qu’une bonne équipe se construisait aussi à l’extérieur du travail. Elle n’avait finalement pu rentrer chez elle qu’au petit matin, avec l’unique envie de se coucher.
C’est sans doute pour cette raison qu’elle ne vit pas la lettre, sagement posée sur la table de l’entrée. Ou peut-être qu’elle n’y fit simplement pas attention. Elle n’était pas habituée à recevoir du courrier et toute la partie administrative de la maison était géré par Yana. Elle appela cette dernière en regardant dans le salon et la cuisine. Ne la trouvant pas, elle jeta un œil à sa montre :
« Bon sang, 9h passée ! se dit elle à elle-même. Elle doit être au travail à cette heure-là. »
Tant pis, elle la verrait à son retour. Elle alla jusqu’à l’escalier qui menait à l’étage, enleva ses chaussures et les laissa sur la première marche. Elle savait pertinemment que ça ne plaisait pas à Yana, mais elle n’était pas en état de s’en soucier. Elle monta, et une fois en haut, elle traversa le couloir jusqu’à arriver devant sa chambre d’enfant, entrouverte. Comme à chaque fois, elle se dit que regarder à l’intérieur ne changerait rien à sa situation, mais elle ne pouvait s’en empêcher. Elle posa sa main sur la porte et sentit, sous ses doigts, le verrou que sa mère avait ajouté, pour qu’elle et sa sœur Karine puisse se mettre en sécurité pendant les crises de Christianne. Inconsciemment, elle ouvrit et fit le tour de la petite pièce du regard. Rien n’avait changé depuis qu’elle était partie, 18 ans plus tôt. De chaque côté de la chambre se trouvaient deux lits qui prenaient la poussière et entre deux, un petit bureau à l’abandon. A droite, le mur avait été peint en rouge pour Ania, et à gauche, celui Karine, en bleu. Même si elles étaient jumelles, tous leurs goûts étaient différents. Elles-mêmes ne s’étaient jamais vraiment considérés comme tel, à cause de leurs yeux. Si Ania avait les yeux gris bleus, Karine n’avait qu’un des deux de cette couleur. L’autre était d’un marron presque noir.
Ania se pinça l’arête du nez, et détourna les regards. Elle ne voulait pas se rappeler sa sœur. Pas après ce qu’elle avait fait. Sans fermer la porte, elle continua dans le couloir, jusqu’à celle du fond. Elle l’ouvrit et entra. Des murs blancs, un simple lit double, une petite commode, elle s’était installée dans cette chambre car c’était la pièce la plus neutre de la maison. Rien dans cette pièce qui puisse lui rappeler où elle vivait. Elle s’effondra sur le lit, sans prendre la peine de se déshabiller, et regarda le plafond, d’un blanc immaculé.
Elle était revenue vivre dans cette maison 5 ans auparavant, après 13 ans d’absence. La maison ayant été laissée totalement à l’abandon, l’ampleur de la remise en état s’était très vite révélée trop importante pour Ania. Trois semaines après son retour, elle avait lancé une annonce dans le journal local pour trouver une femme de ménage permanente à domicile. Encore deux semaines plus tard, Yana Morin, à peine 18 ans, s’était présentée. Ania avait l’impression qu’elle semblait fuir quelque chose. Elle ne lui posa pas de question et lui expliqua simplement les taches à faire, et qu’en contrepartie, elle serait nourrie, logée et aurait même un salaire. Yana avait accepté tout de suite, et c’était révélée être une vraie fée du logis. En moins de six mois, elle avait remis en état le salon, la cuisine et la salle de bain du bas et du haut. Elle avait même réactivé tous les contrats d’eau et d’électricité, ce qu’Ania n’avait pas eu la patience de faire. C’est arrivée à la chambre noire, qu’elle avait voulu repeindre en blanc, qu’Ania l’avait arrêté. Elle lui avait alors interdit de toucher à cette chambre, celle de ses sœurs, sa mère et la sienne. A la place, elles avaient aménagé le bureau de sa mère, au rez-de-chaussée, pour Yana. C’était très bien comme ça.
Ce fut le claquement sec de la porte d’entrée qui réveilla Ania en sursaut. Elle s’était endormie sans s’en rendre compte, et avait l’impression d’avoir la gueule de bois. Le bruit des talons sur le carrelage de l’entrée résonna dans la maison, puis une voix :
« Ania, tu es rentrée ? Tes chaussures sont sur les escaliers. »
Ania se releva et regarda sa montre. Un peu plus de 20h. elle avait dormi plus de dix heures d’affilées. Elle sortit de la chambre avec sa tête des mauvais jours et descendit les escaliers. Yana était déjà dans la cuisine, à s’affairer aux fourneaux. Ania posa sa tête sur le montant de la porte, et la regarda une seconde. Du haut de ses 1m74, Ania avait de quoi être jalouse avec son petit mètre cinquante-trois. Une chevelure blond platine coupée court, en carré plongeant, et des yeux vert émeraude, qui se tournèrent vers elle quand elle entra dans la pièce.
« Ania ! dit-elle dans son tablier gris et blanc. Tu es enfin là. Ça fait une semaine que je ne t’ai pas vue. » Puis en la regardant sous toute les coutures. « Bon sang, depuis combien de temps n’as-tu pas mangé ou pris une douche ? Maintenant que tu es devenue capitaine, tu es tout le temps partie, je ne te vois presque jamais…
– C’est bon enfin, maugréa Ania en repoussant la main de Yana de son visage, je vais bien. On a réussi à attraper notre type et récupérer le petit. Maintenant, c’est aux mains de la justice.
– Ah ! Ça c’est une bonne nouvelle. Un fou de moins dans la nature. Je vais te préparer un bon petit plat, il faut fêter ça ! je sors une bonne bouteille de vin ? »
Rien qu’au nom, Ania en eu des nausées. Elle ne s’était pas encore remise de celles qu’elle avait dû boire pendant la fête de la veille.
« Non, non, c’est bon, je vais tourner à l’eau ce soir…
– Toi tu as encore été obligé de faire la fête hier… Dit Yana avec un sourire contrit. Il va vraiment falloir que tu refuses un jour… Au fait, tu as vu la lettre que je t’ai laissé à l’entrée ?
– Non, Je n’ai pas regardé en rentrant. Et puis tu sais que je ne peux pas refuser. Je suis leur chef, ça serait mal vu de m’y soustraire. »
Elle était arrivée à l’entrée, et Yana n’avait certainement pas entendu sa dernière phrase. Elle prit la lettre et l’examina rapidement. Les mots « Famille Verseau » ainsi que son adresse y était inscrits avec une écriture soignée.
« C’est bizarre, dit-elle en revenant dans la cuisine. Il y a ecrit Famille Verseau sur la lettre. Pourtant, ça fait un sacré bout de temps que je suis la seule à y vivre. »
Elle ouvrit la lettre et s’installa sur l’ilot central pour la lire.
« C’est peut-être quelqu’un qui n’est pas au courant. Répondit Yana en surveillant son plat au four. Un ami d’enfance peut être.
– C’est Christianne, dit Ania d’une voix basse.
– Qui ?
– Depuis combien de temps est arrivée cette lettre ? »
Son ton était sec, faisant sursauter Yana.
« Je sais plus trop…, répondit-elle nerveusement. Une semaine, je dirais. Peut-être plus. » Ania la regarda d’un œil mauvais, faisant baisser les siens. « Et puis en même temps, tu n’es jamais là ! continua-t-elle, sur la défensive. On ne fait que se croiser en coup de vent. Je te l’avais posé bien en évidence pour que tu la vois. Et puis qu’est-ce qu’elle a de si important ? »
Ania ne fit aucun commentaire. Elle descendit de sa chaise de bar, remis le papier dans l’enveloppe et quitta la pièce. Elle entendit Yana lui crier « et le repas alors ? » mais n’y fit pas attention. Elle monta les escaliers et alla directement dans sa chambre pour réfléchir.
Assise sur le lit, elle se demanda si la lettre venait bien de sa sœur. Bien entendu, elle pouvait la faire analyser, histoire de voir s’il y avait des empreintes, mais cela prendrait trop de temps, et elle n’en avait pas. En la lisant, elle avait eu un pressentiment bizarre. Comme si quelque chose de grave allait arriver. Elle regarda le plan. D’après ce qu’elle voyait, ce n’était pas très loin de Lyon. De la banlieue parisienne, elle en avait pour environ 4h pour se rendre là-bas.
Avant toute décision, elle appela sa sœur Moro afin de la prévenir. Ce fut son fils, Franck, qui répondit.
« Oui ? demanda-t-il d’une voix forte.
– Franck ? C’est Ania, est ce que ta mère est là ?
– Ah, bonsoir tante Ania. Ouais, je vais la chercher, attends.
– Merci. »
Ania l’entendit poser le combiné sur le meuble, et ses pieds trainer sur le sol. Sa voix étouffée lui arriva « M’man ! c’est tante Ania au téléphone. ». De nouveau des pas, avec des talons, et le bruit du téléphone qu’on reprends :
« Ania ? Dit une voix féminine. Ce n’est pas souvent que tu appelles. Que nous vaut cet honneur ?
– Christianne. » Se contenta-t-elle de dire.
Il y eu un silence pensant. Depuis sa disparition, l’une comme l’autre, d’un commun accord, n’avait plus jamais parlé de leur sœur entre elles. Moro savait que l’utilisation de ce nom signifiait qu’il s’était passé quelque chose.
« Tu viens ou je viens ? Demanda Moro brusquement.
– J’arrive dans une heure. »
Et elle raccrocha.
Elle descendit au rez-de-chaussée, lança à Yana de ne pas l’attendre pour diner et continua jusqu’au sous-sol. Elle se dirigea vers une masse recouverte par une couverture, qu’elle enleva. Dessous, une MV Agusta Brutale rouge et noir. Sportive, à sa taille et rapide, tout ce qui lui plaisait. Elle s’était dit qu’elle pourrait y aller en voiture, mais avec ses horaires ces derniers temps, elle n’avait pas pu faire rouler la bécane. Elle s’équipa, la sortie du garage, l’enfourcha la moto et démarra le moteur.