À la maison familiale,
20h30
Énervée et ne voulant pas rentrer à l’intérieur, j’écume notre hectare et demi de terrain. Je savais que rappeler ma mère était une mauvaise idée. Pourtant, je l’ai fait et me voilà, replonger dans le passé. Sauf que cette fois-ci, je n’ai pas reçu des coups perdus. Non. Aujourd’hui, j’ai été la victime de la folie de mon cadet. Il m’a frappé et je me suis toujours juré que le premier homme, qui lèverait la main sur moi, il le paierait au prix fort. Membre de la famille ou pas. Non loin d’être calmé, Jordan continue de me chercher et de me provoquer depuis son velux à l’étage. Je fais de mon mieux pour ne pas répondre, mais c’est dur. Les seules choses dont j’ai envie : c’est de rentrer chez moi, me consoler en cajolant Roxy et discuter avec Aaron. Sauf que je ne peux pas. Laisser ma mère, seule avec mon frère serait dangereux. Contrairement à moi, elle n’a pas la carrure pour encaisser ses coups ni la force pour le maîtriser. Si dans une nouvelle crise de démence Jordan lève la main sur elle, il risque de la tuer. Donc pour le moment, je n’ai pas d’autre choix que de rester.
Bientôt, je vais m’asseoir à la table de notre salon de jardin. Profitant du moment d’accalmie que Jordan nous offre à moi, à ma mère et aux voisins pour fumer une cigarette et récupérer, un peu. À force de s’égosiller tout seul, il a dû finir par avoir soif et il est parti se désaltérer avec sa vodka et ses bières. En espérant que cette fois-ci, son état d’ébriété avancé aura raison de lui, mais j’en doute. En tant qu’ancien alcoolique ayant replongé, il tient bien l’alcool et sa dépendance récente aux drogues dure n’arrange rien. Car elles le maintiennent éveillé entre vingt-quatre et trente-six heures, ce qui signifie qu’il n’est pas près de dormir. À moins qu’il se raisonne tout seul et qu’il aille se coucher de lui-même. Ma mère ne tarde pas à me rejoindre et s’installe à quelques chaises de moi.
— On dirait bien qu’il a fini par se coucher. Ou alors, c’est le calme avant la tempête.
— Je pencherai plus pour la seconde option, je lui réponds.
— Comment vont ton nez, ta lèvre et ton œil ?
— Ça va. Je verrais bien demain si, je suis tuméfiée de partout.
— Tu crois que ça va aller pour travailler demain ?
— C’est maintenant que tu t’en inquiètes ?, je lui rétorque.
— Laure…
— Quoi, Laure !? C’est vrai ! Tu ne sais m’appeler qu’en cas de problème. Le reste du temps, tu ne connais pas le téléphone.
— Toi, non plus. Tu ne m’appelles jamais, si je ne te contacte pas.
— Maman, je bosse ! Et j’ai une vie aussi. J’ai autre chose à faire que passer mes journées à faire l’arbitre entre toi et Jordan. Ou de jouer au garde du corps parce que tu n’arrives pas à gérer et que tu refuses de faire ce qu’il faut pour que ça s’arrête. Tu crois que tu vas pouvoir de vivre et tenir encore combien de temps à ce rythme ?
— Il a fait ses démarches pour son centre de soins, il faut juste attendre.
— Attendre !? Mais attendre quoi, bon sang ! Qu’il tue quelqu’un pour que tu acceptes de dire « Stop », c’est ça !?
— Tu sais aussi bien que moi qu’on ne pas l’obliger à se soigner de force. Il faut que la demande vienne de lui.
L’aube de ce dialogue de sourds – interminables – m’agace déjà. Ma mère est la spécialiste des fausses-excuses pour tenter de trouver des justifications sur tel ou tel sujet. Préférant la fuite, elle n’admettra jamais ses erreurs. Elle se cachera toujours derrière des mots pour ne pas affronter les problèmes, mais aussi derrière quelqu’un pour se défendre. C’est ma mère et je l’aime plus que tout au monde, mais des fois j’ai vraiment l’impression de faire face à une enfant, qui ne sait pas ce qu’elle veut. Elle ne va jamais au bout des choses ou des démarches qu’elle entreprend. Car la plupart de temps elle agit sur un coup de tête ou par ras-le-bol, général. Puis, elle se rétracte peu de temps après. À l’heure actuelle, Jordan est dangereux pour lui-même et pour les autres. Elle a en a conscience. Pourtant, elle continue de le protéger envers et contre tous. Alors qu’il dépasse les limites du tolérable et du pardonnable et qu’il est en train de l’épuiser, tant physiquement et que mentalement. Qui plus est, il l’entraîne avec lui dans descente aux enfers en l’isolant socialement. Avec ses crises de démence, de folie et de paranoïa, mon frère a blessé verbalement et physiquement de nombreuses personnes de notre entourage. À cause de ça ma mère ne voit presque plus aucun membre de notre famille et plus personne n’ose rentrer dans la maison de peur de se faire agresser ou insulter sans raison.
Ce qui me fait le plus mal dans tout ça, c’est que Jordan n’est pas un mauvais bougre en soi. Il est intelligent, débrouillard, créatif, multitâche, courageux, bricoleur, serviable, généreux, indépendant et il a des mains en or ! Mon frère a commencé à travailler à quinze ans et n’a jamais cessé depuis. Avant aujourd’hui et en dix ans, il n’a jamais touché le RSA ou les allocations de Retour à l’Emploi. Chaque fois qu’il se retrouvait sans activité professionnelle, il s’est toujours débrouillé pour en retrouver une rapidement que ce soit au black ou non. Pour ça, j’ai toujours admiré mon frère et eu un profond respect pour lui. Malgré nos deux ans de différence, il a été et est resté un exemple à suivre pour moi lorsque je flanche face à la vie et ses épreuves. Je ne pourrais jamais lui pardonner d’avoir levé la main sur moi, ce soir. Pendant un certain temps, je vais être dans l’incapacité de lui adresser la parole ou rester dans la même pièce que lui. Il va me falloir du temps pour digérer et encaisser tout ça. Cependant, je serais toujours pour lui en cas besoin, tout je continuerais de l’aimer. Peut-être que mon amour à son égard sera diffèrent à l’avenir . Je l’ignore. Mais je reste son aîné et je jouerais mon rôle jusqu’au bout.
— Tu as des nouvelles de tonton ?, je change de sujet en m’allumant une deuxième cigarette.
Il y a quelques jours, nous avons appris par ma tante, Béatrice – la sœur aînée de ma mère – que mon oncle avait un cancer de l’œsophage. Cela faisait plusieurs mois qu’il avait des difficultés à déglutir et ressentait une gêne. N’étant pas friand des hôpitaux, il avait attendu pour consulter avec l’espoir que c’était passager. Malheureusement, ce n’était pas le cas.
— Non. Je devais rappeler Béatrice ce soir, mais je n’ai pas eu le temps de le faire.
— Dans ce cas, profites-en pour le faire maintenant. Jordan est calme pour le moment.
— Tu as raison, après il sera trop tard. Béatrice sera couchée, approuve-t-elle en se levant.
Puis, elle va chercher le téléphone fixe dans le salon et moi, j’en profite pour envoyer un message à Aaron. Malgré que son invitation inopinée de ce matin qui me turlupine encore, il est la seule personne à qui j’ai envie de parler pour l’instant.
« De Laure à Aaron, 20h50
Bonsoir,
Comment vas-tu ?
Tu as passé une bonne journée ? »