Au Starbuck,
15h15.
Depuis que cet homme a franchi le seuil de l’établissement, je suis incapable de le lâcher du regard. Ses yeux verts perçants et hypnotiques me happent tout entière. Je plonge corps et âme dans ce bain de jade avec plaisir, quitte à m’y perdre à tout jamais. Toujours aussi habité par cette sensation étrange de le connaître intimement et personnellement. Alors, je ne l’ai jamais vu auparavant. Le temps semble s’être suspendu voir arrêté. Plus rien n’existe autour, je ne vois que lui. Et seulement, lui. J’en ai oublié, où je me trouvais. Cyril, Aaron, Jordan et même la femme qui l’accompagne. Enfin, je l’avais oublié. Jusqu’à ce son téléphone se met à sonner et qu’il rompt notre échange pour s’installer à une table avec elle.
Maintenant, je ne peux pas m’empêcher de la détailler de haut en bas. De me poser des questions et d’être jalouse sans en comprendre la raison. Bien que je trouve cette réaction excessive et inappropriée, je n’ai aucun contrôle sur elle. De toute évidence, je ne bous pas qu’à l’intérieur. Puisque je sens ma main étreindre de toute mes forces et craquer sous la pression. Tout en ne cessant pas de fixer la blonde aux cheveux longs et attachés avec des rondeurs, mais pas trop et vêtu de façon modeste. Assise en face du brun au physique d’armoire à glace et habillé en costume-cravate, qui m’obsède depuis son arrivé.
Bientôt, Cyril effleure ma main. Je sursaute et reviens dans la réalité puis, je la cache sous la table. Les yeux marron de Cyril croisent les miens et attirent mon attention.
— Pardon… J’étais partie ailleurs, je m’excuse et me justifie en l’évitant du regard.
— J’ai vu, oui. Tu les connais ?
— Non.
— Alors, pourquoi tu les fixes depuis qu’ils sont entrés ?
— Je… J’en sais rien. J’ai eu l’impression de connaître cet homme depuis toujours. Alors, que c’est la première fois que je le vois. C’est… étrange comme sensation. Je ne comprends pas.
À l’entente de mes mots, Cyril pouffe de rire. Ce qui m’interloque et m’énerve à la fois.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu rigoles ? Qu’est-ce ce que j’ai dis ?, je l’agresse sur la défensive.
— Rien de grave. Tu as juste eu un coup de foudre pour cet inconnu en costume-cravate.
— Un coup de foudre ? N’importe quoi ! Je ne crois pas en ces choses-là, je mens. Et je suis déjà amoureuse de quelqu’un. Enfin, je crois… Je ne suis pas sûre.
— Apparemment, il n’y a pas que ta situation familiale qui est complexe. Sentimentalement aussi, tu sembles nager en eaux trouble. Comment s’appelle cet homme dont tu penses être amoureuse sans en être certaine ?
J’hésite à répondre quelques instants. De peur de me livrer, un peu trop. Mais très vite, je vois sa question comme une opportunité de comprendre ce que je ressens pour Aaron. Car même si, au fond de moi je sens qu’il ne laisse pas indifférentes, mes mauvaises expériences en amour et ma peur de me jeter à l’eau me paralyse. Annihilant mes sentiments pour Aaron, me faisant les rejetés en bloc et me perdant dans ce que je ressens. Et pour rien arrangé, cet inconnu vient interférer dans tout ça et m’égare davantage.
— Aaron, je réponds à voix basse. Il s’appelle Aaron.
— Aaron ? C’est très américain comme prénom.
— Oui. Aaron en est un d’origine. Mais il s’est installé définitivement à Paris, après l’obtention de son bac. Il est étudiant en médecine et habite dans la capitale depuis quatre ans.
— Je vois. Tu l’as rencontré comment ?
— Sur mon blog, il y a dix-huit mois. Nous avons commencé à communiquer via un Rôle Play dans les commentaires en utilisant des pseudonymes. Ensuite, au fil des mois nous sommes passés à la messagerie privée du site puis au SMS. Désormais, nous discutons quotidiennement toute la journée et parfois, la nuit. Puisque nous sommes insomniaques tous les deux.
— Vous vous êtes déjà rencontrés ?
— Non, pas encore. Notre premier rendez-vous IRL, c’est samedi.
— Samedi ? Dans deux jours ? Ou celui de la semaine prochaine ?
— Dans deux jours.
— Ah… Et tu te sens comment ?
— Stressée, angoissée et morte de trouille. Je suis presque sûre qu’il va partir en courant en me voyant. Puis, il va trouver une excuse bidon pour l’annuler et rompre tout contact avec moi.
— Si tu pars aussi négative, c’est sûr que ça ne fonctionnera pas. D’accord, tu n’as pas le physique d’un mannequin et tu aurais besoin d’une nouvelle garde robe, mais le physique ne fait pas tout. L’âme et le cœur ont beaucoup plus de valeurs que le reste. Tu es quelqu’un d’exceptionnel et unique en ton genre, Laure. Et Aaron doit le savoir, plus que n’importe qui.
— Je le suis tellement qu’il y a sept ans, tu as choisi d’étouffer tes sentiments à mon égard et ne donner aucune chance à notre histoire parce que mon apparence avait plus de valeur à tes yeux que ma personnalité, je lui rétorque.
Ma remarque installe un blanc malséant entre nous et nous nous regardons – presque – en chien de faïence. Cyril pianote sur son gobelet un moment avant de reprendre la parole.
— Écoute, Laure, je…
— Arrête. Ne dis rien, s’il te plaît, je l’interromps. Tu n’as pas te justifier. Je ne sais même pas pourquoi, j’ai reparlé de ça ? C’est sorti, tout seul, je m’explique. Oublie, d’accord ? Je ne suis pas venu ici pour parler de ça donc le débat est clos, je conclus. Changeons de sujet plutôt, je propose.
— D’accord. Tu veux me parler des hématomes que tu as sur le corps ?
Je le dévisage, surprise et interrogatrice. Mais avant même que je pose la question, il m’apporte la réponse.
— Tu n’es pas la première femme battue que je rencontre. Ma sœur à vécu avec un homme violent pendant quatre ans. Je connais toutes les réactions possibles et imaginables d’une femme victime de violences. Mais aussi, les astuces qu’elle emploient pour cacher les marques de coups. Étant donné que tu n’as pas de petit-ami, je présume que c’est un membre de ta famille qui t’as frappé. Je me trompe ?
— Non, j’avoue stupéfaite par sa capacité d’analyse. Toujours aussi remarquable et précise.
D’un autre côté, j’ai dû le mettre sur la voie avec ma réaction violente de tout à l’heure. Il a dû comprendre que j’avais été la victime d’une agression. Sauf qu’il n’en connaissait pas la nature. Mais lorsque je lui ai parlé de ma situation familiale, il a su.
— Lequel ?, enchaîne-t-il.
— Mon frère cadet, Jordan.
— Pour quelle raison ?
— Parce que… il était en pleine de démence à cause de… l’alcool, des drogues durs et des médicaments. Et parce que j’ai… refusé de lui donner une cigarette, je lui explique en m’arrachant les mots de la bouche.