K.K – 3

8 mins

Chapitre 3

Ses yeux sont comme un gouffre, dans lequel il est dangereux de plonger le regard. Mes ongles grattent inlassablement ma chaire à nue, perlant de gouttelettes de sang, trop infimes pour être perçue par la psychologue.

Elle me fixe de ses petits yeux pochés, et encaissés, d’un bleu étincelant. À croire que me savoir blessée allume des étoiles dans son regard. Elle se méprend sur mon compte : j’en ai affrontée plus d’une comme elle. Je sais comment la détruire, comme ses prédécesseurs l’ont fait avec moi. Et lorsqu’il ne restera d’elle que des miettes, je quitterais enfin cette usines funèbres, prêtes à enterrer chaque élève ici, avec leur uniforme morne, délavé de toute couleur.

— Les présentations sont la base de tout, insiste-t-elle de sa tendre voix mielleuse.

Ses petites pupilles ne sont que deux points au milieu de cette masse cireuse et bouffie. Sa bouche étroite s’étire en un long sourire, qui n’arrache à ma bouche qu’un soupire d’exaspération.

— Mon dossier est entre vos mains. Je n’ai rien d’autre à ajouter.

Une quiétude déraisonnable réside dans son regard scrutateur, qui glisse sur mon visage, lequel reste revêche, malgré ses efforts pour s’immiscer dans mon esprit. Je suis persuadée que, d’ores et déjà, un incendie s’est déclaré dans sa conscience, malgré son tempérament flegmatique.

— Je n’ai que faire des informations données par les autres. Ce que je souhaite, c’est que tu te présente, tel que tu te vois.

A croire que feuilleter mon dossier de ses petits doigts boudinés soit trop physique pour elle. Je me contente de lever les yeux au ciel, d’un air désinvolte. Je ne cesserais que lorsque les siens auront implosés sous ma détermination. Je ne suis plus une proie facile, à qui on peut tout faire subir. Je sais, dorénavant, comment empêcher ces démons s’approprier ma souffrance, pour la faire enfler dans ma poitrine, jusqu’à ce qu’elle étrangle mon cœur.

— Écoute, Kelly, reprend-elle. Je…

— Ah ! m’exclamè-je. Vous voyez ? Vous savez déjà qui je suis.

A mon grand désarroi, elle répond à ma remarque par un autre sourire. Ce sang froid est probablement une aptitude qu’elle a développé avec l’expérience. Elle finira tôt ou tard par capituler, j’en suis certaine.

Elle débarrasse son front étroit de petites mèches blondes rebelles, et les coince derrière une oreille avant de croiser ses mains devant elle.

— Je connais, certes, ton nom, répond-elle d’un air amusé, mais j’ignore qui se trouve sous cette enveloppe qui porte les initiales “K.K”.

— Il n’y a que moi, assuré-je d’une voix lasse. Sous cette “enveloppe”, comme vous dites, il n’y a que des organes. Je peux vous les nommer, mais je crains que cela ne nous avance à rien.

Elle porte une main à son sourire rayonnant, qui se délecte de cet humour que beaucoup qualifierait d’irrévérent, en vue de la situation. Si cette comédie s’éternise, il me faudra user des grands moyens, et je crains que cela ne lui plaise pas autant que mes plaisanteries.

— Alors qu’est-ce qui pourrait faire avancer les choses ? m’interroge-t-elle.

La déroute est un sentiment qui vous tombe dessus subitement, sans annoncer son arrivée. Je ne m’attendais pas à rencontrer une personne aussi dévouée à son métier. Elle est presque sur le point de me faire croire qu’elle est prête à m’écouter, sincèrement.

Le premier psychologue avec je me suis entretenue a fait durer notre entrevue dix minutes. Il m’a renvoyé chez moi sans dire un mot, avec un carnet de dessin. Cette femme est la première à rebondir sur mes remarques impertinentes, qui, habituellement, usent la constance de mes interlocuteurs, qui finissent tous, un jour, par baisser les bras.

Cependant, aucun d’eux ne s’étaient encore intéressé à ce genre de question. Ils ne cherchaient qu’à ouvrir d’avantage la plaie, en évoquant la perte de ma mère, ou les traumatismes que peuvent engendrer ce genre d’événement.

— Pourrais-tu, au moins, m’informer du moyen de communication qui te plait à employer ?

J’ignore ce à quoi elle aspire en m’interrogeant de la sorte, mais une chose est sûre, cela a un impacte visible sur moi. Je me sens comme dépaysée, perdue dans une situation qui  m’est familière, et qui pourtant, me laisse indécise, comme si j’avais à faire à un événement nouveau.

C’est comme lorsque j’ai quitté l’orphelinat pour emménager chez tante ‘Lie : je retrouvais un lit, une armoire, quatre mur et quelques babioles insignifiantes dans ma nouvelle chambre, comme j’avais vu pu les voir là d’où je venais. Et pourtant, tout était étrangement différent, sans vraiment l’être.

Face à ce silence qui me strie les lèvres, que je m’efforce de garder pincée, la psychologue exhale lentement, tandis qu’un sillon se creuse entre ses sourcils désordonnés, pour marquer sa profonde réflexion, dans laquelle j’espère qu’elle m’oublie. Mais la malchance continue de s’acharner sur moi, en offrant à cette femme l’ampoule dont elle a besoin.

— Très bien, soupire-t-elle gaiement. Et si on jouait à vrai ou faux ?

— Non.

L’indécision est certes omniprésente, elle ne m’empêche pas, malgré tout, de répondre à ce genre de question spontanément. Sa bouche s’entrouvre, pour expulser de sa gorge un maigre soupire, qui redonne de l’éclat à cette perspective de me voir franchir le pas de la porte plus tôt que prévu.

Elle se couche, presque, sur le bureau, laisse son front brûlant d’impatience, sans doute, trouver un peu de fraicheur sur le métal du meuble. Elle redresse doucement la tête, plante ses petits yeux enfoncés dans les miens péniblement, comme si regarder son impuissance lui est douloureux. Malgré tout, elle tient bon, et articule faiblement ces quelques mots, désespérée :

— Kelly, j’ai besoin de savoir si tu es stable psychologiquement. Pour cela, tu dois me parler de toi, s’il te plaît.

Je laisse mon menton se loger au creux de ma main, et de l’autre, masse ma tempe terriblement enflée par cette persévérance exacerbante.

— A ce que je sache, on va voir un psychologue quand on a des problèmes, rétorqué-je. Je ne vous dois rien. Aucune information, puisque je n’ai rien.

— Cette séance est une formalité obligatoire pour te voir admise définitivement ici, me rappelle-t-elle. Si tu refuses de coopérer, je serais dans le regret de t’annoncer que tu n’as pas ta place ici.

— Tant mieux. Je ne comptais pas rester.

Ses yeux s’exorbitent, s’injectent d’une stupéfaction aberrante. Elle se remue sur sa chaise, comme si la nouvelle lui était désagréable.

— Bien, fais-je en jetant mon sac sur mon dos. Ce n’est pas tout, mais j’ai un cours de sport qui m’attend. Si vous me permettez.

Elle ne proteste, ni ne me retient. Je rejoins la porte, avec une douce mélodie qui rythme mes pas vers la délivrance. Mais avant de la quitter, pour ce que je dirais une éternité, je ne peux m’empêcher d’esquisser mon sourire le plus fier, que j’agrémente d’un glorieux clin d’œil.

Monsieur Edyson se redresse dès lors que j’apparais dans le couloir. Parce que je sors victorieuse d’une bataille que j’accepte de me montrer clémente à son égard. Il ne mérite rien de ma part, ni de celle d’aucune autre personne, mais j’ai envie de savourer ces instants de bonheur, alors la rancune se fera attendre.

Comme il me l’a promis une heure plus tôt, il m’amène à mon cours de sport. Nous empruntons une combinaison complexe de couloirs, sans que je puisse en mémoriser ne serait-ce qu’un dixième. Le silence me comprime la main, mais soulage ma conscience. Peu importe ce qu’aurait pu dire monsieur Edyson, il n’aurait fait que jeter un sceau d’eau froide sur la délicate fleur qui s’émoustille au creux de ma poitrine.

Le couloir que nous empruntons débouche, après de longues minutes à traverser l’établissement tout entier, sur un gymnase aux proportions colossales, dont le plafond est aussi lumineux que le soleil qui brille dehors. La façade de gauche est occupée par d’imposantes tribunes, tandis qu’en face, le mur est creusé à mi hauteur par un bandeau vitreux, protégé par d’étroits barreaux.

De nombreuses lignes de couleur délimitent divers terrains, aménagés de paniers, buts, et filets. Au centre de cette étendue auburn, un tourbillon d’élèves s’agite autour d’une femme. Madame Apalkov a attaché ses cheveux d’ébène en une queue de cheval négligée, la coupant du monde fortuné dans lequel chacun semble vivre, avec son costume coquet et sa coiffe soignée.

Mon regard se détache lentement des imposants biceps de la professeure, qui scrute chaque faits et gestes de chacun de ses élèves. Ils sont une trentaine, je comprends donc que seules les matières où les neurones, uniquement, travaillent disposent de classe en nombre réduit.

Mes yeux agrippent un panneau de métal suspendu sous les tribunes. En les plissant, je devine le symbole des toilettes. Sans adresser un regard, ou même un signe de tête à monsieur Edyson en guise de remerciement, je rejoins ce couloir, qui semble passer sous les tribunes.

Je suis presque frappée par ces inscriptions gravées dans le métal. Les directions sont en allemand. N’y a-t-il pas un endroit ici où nous ne faisons pas travailler nos connaissances ? Il ne me faut que quelques secondes pour assimiler ces mots aux cours que j’ai suivi au collège. Je suis assez soulagée d’apprendre que, de ce côté là, ma mémoire n’est pas défaillante.

Mais malgré les indications, je parviens à tourner en rond, jusqu’à ce que m’aperçoive de la présence de panonceaux accrochés au-dessus de porte couleur encre.

Des uniformes fades pendent tel des cadavres contre les parois du vestiaire étonament propre. Dans mon ancien lycéen, mettre un pied au sol, c’était risquer l’infection. En effet, ce dernier était recouvert d’un mélange de sueur, d’excréments, de terre et d’emballages de bonbon. Ici, il est possible d’admirer son reflet dans chaque carreau.

J’extrais de mon sac ma tenue de sport, qui a été soigneusement repassée par la petite amie de tante ‘Lie, Clara. Une grimace s’ébauche sur mon visage, horripilée par la vue de mes initiales brodées sur le tee-shirt écarlate, que j’enfile dans un soupire. C’est un râle rauque qui s’échappe de ma gorge lorsque je découvre deux K noirs inscrits sur une des poches de ma jupe, cousue à un short noir.

J’extirpe mes baskets de même couleur de mon sac, et trouve un peu de réconfort dans l’absence de lettre. Cependant, cette récompense est broyée par la dureté de la chaussure. Chacun de mes pas devient rigide est douloureux.

La simple traversée du sous-sol des tribunes a fait remonté une vieille douleur, dont je ne pourrais jamais me défaire. Et pour cause, quand une balle se loge dans votre rotule, elle ne se contente pas d’y creuser un nid douiller où se poser. Elle déchire des ligaments, menace même, en une fraction de seconde, de couper les liens avec votre pied, et éparpille des fragment de cartilage un peu partout dans votre chaire.

Je n’ai gardé de cet incident qu’une tâche blanche, qui recouvre l’impacte du projectile sur ma peau, ainsi qu’une douleur que j’étais parvenue à oublier, jusqu’à aujourd’hui.

Je rejoins madame Apaldov au pas de course, retenant une grimace entre mes dents grinçantes. J’ai l’impression que l’on porte des coups de marteau à mon genoux. Son onde de choc est semblable à de minuscules aiguilles, qui se propagent dans toute la jambe.

— Kelly Kane ! s’exclame la professeure en écartant les bras.

Je ralentis aussitôt, en secouant légèrement la tête, afin de la dissuader de me prendre dans ses bras. Je travers prudemment ce troupeau d’élèves en sueur. Ils sont pitoyables.

— Je connais déjà le motif de votre retard, m’informe-t-elle en me tapotant doucement l’épaule. Tu peux rejoindre tes camarades.

Sans plus attendre, je m’engage dans la course, ravalant péniblement les couinements lamentables qui menacent de passer la barrière de mes lèvres à chaque expiration. Je sens déjà quelques regards de biais se poser sur ma démarche titubante.

J’accélère le pas lorsque je me prépare à dépasser Ella, qui a troqué son chignon parfait contre une queue de cheval basse à frange. Après seulement une dizaine de minutes de course, je sens déjà le regret consumer mes derniers stock de sucre.

Heureusement, un sifflement strident s’élève au-dessus des respirations étranglés, et arrache à la bouche de chacun un ultime souffle. Certains s’écroulent dans une flaque de sueur, le visage cramoisi, dont Ella.

— Bien ! Allez enfiler vos bonnets, on enchaine sur la natation ! prévient madame Alpadov d’une voix tonitruante.

Malgré mon genoux qui me fait désormais souffrir le martyre, je parviens à regagner le vestiaire sans geindre, et ce bien avant les autres élèves. Je profite de leur absence pour me changer en vitesse, et m’envelopper d’une large serviette, sur laquelle apparaît mon prénom, entièrement. Bonnet sur la tête, et lunettes autour du cou, je rejoins la porte, chaussée de sandales en caoutchouc.

Des gloussements et des murmurent se faufilent timidement dans le vestiaire, et je m’écarte à temps de la porte, pour ne pas recouvrir mon front boutonneux d’un hématome bleuâtre.

Quelques filles me toisent de haut en bas, mais aucun ne daigne de me céder le passage pour me laisser sortir. Lorsque, enfin, j’aperçois les dernières adolescentes de troupeau haletant, une blonde aux yeux bleus pétillants m’interpelle.

— Eh ! La nouvelle ! Les serviettes ne sont pas autorisée au bord du bassin.

Quelques yeux trop curieux se hasardent sur mon corps. Je ne peux m’empêcher de faire claquer ma langue contre le creux de mon palais, avant d’arracher ma serviette de ces bouts de peau blêmes qui couvrent mon dos dénudé. Je l’enroule autour de ma main, le regard rivé sur mon sac entrouvert, et la jette dessus. Je quitte la pièce, les doigts brûlants d’envie d’arracher ces yeux terrorisés qui me suivent jusqu’au pas de la porte.

Même si je ne les vois plus, je les entends échanger sur les cicatrices qui recouvrent mon échine. J’ai eu plus d’un incident dans ma vie, et certains n’ont pas manqué de me laisser un souvenir apparent, comme pour nourrir la pitié de ceux qui me regardent.

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