La Traque

10 mins

    Quelle plus horrible façon de commencer une journée que de se réveiller nu, au fond d’un trou avec le goût du sang dans la bouche ? La malheureuse aurait sans doute pris le temps d’y réfléchir si son corps n’était pas perclus de douleur et transit par le froid. L’odeur âcre de la terre remplissait ses narines et la rosée matinale trempait son frêle corps d’adolescente. La panique augmentait en elle graduellement, au fur et à mesure qu’elle prenait conscience de sa situation : seule, meurtrie, elle gisait là, au cœur d’un bosquet semble-t-il, au beau milieu d’un trou creusé là par dieu-sait-quelle bête. Le plus traumatisant, outre son corps couvert d’ecchymoses, était sans nul doute l’incapacité d’avancer la moindre hypothèse pour expliquer sa situation.

 Oh, ce n’était pas les mauvais souvenirs qui lui manquaient : la petite ville où elle avait grandi et sa population de bobos insupportables, les attouchements moites et pénibles des garçons maladroits dans le jardin public lors de la puberté, sa responsable de stage qui lui tapait sur les nerfs, cet abruti de clébard sorti de je-ne-sais-où pour lui mordre le mollet lors de son footing du soir le mois dernier, ou encore les disputes de plus en plus fréquentes avec son copain Christophe… Mais en ce qui concernait ces dernières douze heures, rien.

Le néant total.

 Peut-être était-ce mieux ainsi. Vu son état, ces souvenirs devaient dépasser en horreur tous les pires souvenirs accumulés, même sans compter son hyper sensibilité d’adolescente de dix-sept ans. Elle se remémorât alors ces récits que les filles s’échangent sur les réseaux sociaux où il était question du GHB, cette drogue que des personnes mal intentionnées vous verse dans le verre lors des soirées et qui vous font perdre toute défenses et tout souvenirs. Vous vous réveillez alors totalement ignorant de tous les sévices qu’on a pu vous faire endurer. La drogue du viol, qu’ils l’appellent. Un bon sujet de frisson pour soirée pyjama entre copines, jusqu’au jour où le cauchemar devient réalité.

 Elle tâta  ses membres couverts de rosée comme pour s’assurer qu’ils répondaient bien tous présent à l’appel. C’est alors qu’elle prit conscience de la couleur de cette étrange rosée poisseuse répandu sur tout son corps. Un bel écarlate avec des nuances plus sombres. Couverte de sang de la tête au pied, elle poussa un cri de bête blessée, un cri déchirant, qui fit s’envoler une nuée de corneilles posées sur le grand sapin couvert de lierre qui la surplombait. Certes quelques plaies zébraient de-ci de-là son épiderme, mais pas assez grande pour avoir fait couler autant de sang. Elle trouva néanmoins la force de se tirer hors du trou, prenant appui sur une racine noueuse.

 Une fois sortie, la morsure de la brise matinale se fit sentir plus cruellement, et la jeune fille commença à trembler. Elle appela à l’aide. En vain. Ne sachant quelle direction prendre, elle prit la direction de l’est, espérant trouver quelque chaleur dans les timides rayons du soleil levant qui peinaient à fendre la brume s’étirant sur l’horizon. Tout en traversant un champ rocailleux, en tentant vainement de masquer sa nudité de ses mains, tentait de se remémorer ses plus récents souvenirs pour tenter de comprendre ce qui l’avait conduite à batifoler nue en pleine cambrousse. L’esprit humain est ainsi fait, au cœur de la plus insensée et tragique des situations, il cherche à se raccrocher à une explication rationnelle. L’homme est prêt à accepter les pires horreurs, pourvu qu’elles aient un sens. Mais lorsque l’absurdité de sa propre existence lui est violemment jeté à la figure, sa raison se dissipe et il n’a pu qu’à sombrer dans la folie. Aussi ce ne fut pas sans effort que la malheureuse tenta de recomposer un récit de ses dernières 24 heures en rassemblant les souvenirs de ces dernières qui lui restaient. Finalement, elle réalisa qu’elle conservait encore en mémoire la majeure partie des riches heures de son week-end en amoureux, à la campagne. Excepté cette nuit.

 Arrivée à la ferme à la tombée de la nuit pour un week end en amoureux. C’est si beau la Lozère en cette saison. Petit câlins coquins devant la cheminée (une vraie bacchanale en vérité, elle ne se serait pas crue si lubrique ! Son Christophe non plus mais il a semblé apprécier), petit déjeuner au réveil (vers quatorze heure trente), farniente et partie de badminton l’après-midi (pas trop longtemps à cause de la chaleur et de son mollet encore douloureux), légère migraine le soir (sans doute due au soleil), repas (copieux), dispute, réconciliation et câlins (encore plus torride que la veille, une vraie possédée) puis au lit. Et là… Plus rien. Le réveil au fond des bois, et la certitude que quelque chose d’horrible s’était passé.

 Tout à coup, alors qu’elle arrivait à la lisière d’un bocage, elle prit conscience d’une autre présence. Une silhouette humaine se détachait sur sa droite, un peu plus loin à l’ombre des arbres. L’adolescente resta un instant indécis, mais ce fut finalement la silhouette qui s’avança. C’était un homme d’âge mur, sec et vêtu d’un treillis comme un chasseur. Une rencontre pas vraiment surprenante dans cette région en cette période. Essayant de préserver sa pudeur du mieux possible en ces circonstances, la jeune fille s’avança maladroitement, appelant à l’aide l’inconnu. Puis elle se figea. Ce ne fut pas vraiment le regard dur de l’individu qui la figea sur place. Ni même le magnifique fusil de chasse qu’il tenait ou l’impressionnant couteau fixé à sa ceinture. Non, ce n’était pas qu’il fut armé jusqu’aux dents qui glaça véritablement la malheureuse, c’était les traces de sang qui maculaient ses vêtements.

 Attendez, restez où vous êtes, fit l’adolescente d’une voix chevrotante.

Pour toute réponse, le chasseur arma son fusil et la mit en joue. La malheureuse n’eut que le temps de sauter dans les fourrés du bosquet tout proche avant de fuir avec l’énergie du désespoir. Elle entendit la détonation, et vit nettement une branche à son aplomb exploser littéralement. Mais comme elle ne sentit aucune douleur, enfin aucune douleur supplémentaire, elle continua sa course effrénée à travers la campagne, évitant précautionneusement de se retourner. Elle entendit un autre coup de feu et sentit presque le vol des plombs la frôler.

Après quelques instants qui lui parurent une éternité, l’adolescente parvint à une vieille grange sinistre, au bois vermoulu et à l’odeur des temps révolus. La porte branlante s’ouvrait sur une obscurité presque tangible, laissant toutefois des miasmes pestilentiels s’en échapper. La demoiselle en détresse pénétra rapidement dans cet abri qui, dans tout autre contexte, lui aurait paru le pire endroit du monde. Le contact avec une gigantesque toile d’araignée salua son entrée en guise de bienvenue, enveloppant presque entièrement le corps meurtri de la fille, qui eut bien du mal à étouffer un cri de panique alors que plusieurs arachnides de belles taille lui couraient sur le corps, encore plus surpris qu’elle. Frôlant la crise d’hystérie, elle se frotta frénétiquement le corps pour en chasser ces hôtes indésirables. Son poursuivant ne tarderait pas à la rejoindre, aussi elle essaya de scruter l’obscurité, à la recherche du moindre outil secourable. Rien. Seul un vieux tas de foin pourrissant, couvert de chiures de chouettes, croupissait en remplissant les deux-tiers de la grange, ajoutant une subtile odeur de moisissure à l’ensemble.

Le chasseur sur les talons, la fille n’hésitât cependant pas un instant et s’insinua du mieux qu’elle put sous ce tas, rampant dans la vermine, les yeux et la bouche fermés à s’en fendre paupière et lèvres. L’odeur manqua plusieurs fois de la faire suffoquer, et la crasse qui s’incrustait jusque dans ses parties les plus intimes finissait de lui donner envie de vomir. Elle progressait ainsi, cahin-caha à travers le foin putride jusqu’à ce qu’un choc au crane ne mit fin à sa progression. Elle avait fini par atteindre le mur du fond de la grange, laissant l’empreinte de son front dans le bois vermoulu de la paroi. Un bruit sec lui signifiât que le chasseur aussi, venait de pénétrer dans la vielle grange obscure.

Elle s’efforçât alors au plus parfait immobilisme. Lui revint alors en mémoire l’histoire de ce tueur en série des forets de l’Alaska. Il enlevait des jeunes filles et les lâchait dans la nature pour les chasser comme des proies. Ce devait sans nul doute être ce genre de type à qui elle avait affaire. Il ne devait pas non plus être étranger à son état. L’avait-il enlevée ? Avait-elle été violée (Seigneur pitié, faites que non)? Qu’avait-il fait à Christophe ? Le pire était à présager, mais elle avait dû subir un grave traumatisme pour n’en garder aucun souvenir. A moins que ce dernier ne soit en train de la rechercher. Pire, peut être dort-il encore et ne s’est-il même pas encore aperçu de sa disparition.

L’homme fit quelques pas à l’intérieur, attendant que ses yeux se fassent à la pénombre (et ses narines à l’odeur). Puis elle l’entendit manipuler son arme. Il allait ouvrir le feu. Le coup partit dans la paille, heureusement à une portée relativement éloigné du corps prostré dans l’angle. C’est alors que l’adolescente ouvrit les yeux. Une légère clarté provenait de sa droite. S’en approchant elle vit qu’à la faveur de quelques animaux, un trou était percé entre les planches pourries. Sans attendre, et tandis que le chasseur rechargeait son fusil de chasse, elle s’engouffra aussi discrètement que possible dans la cavité et fut dehors en un clin d’œil. Un coup de feu partit. Le chasseur n’avait rien remarqué. La malheureuse repris sa course folle, voyant dans chaque pas qui l’éloignait de la grange et de son sinistre occupant un espoir de survie. Après s’être accroupie sous plusieurs buissons, scrutant l’horizon pour voir si elle avait été suivie. Avoir traversé un petit ruisseau rempli de ronce et de batraciens, et traversé une demi-douzaine de champs, plus ou moins praticables, elle vit un décor familier. Au loin, calfeutré entre quatre arbres sans age, se dressait la petite ferme aux murs de pierre, où Christophe devait l’attendre.

Abandonnant toute prudence, l’adolescente courut en hurlant vers la bâtisse, espérant attirer l’attention de son compagnon. Au premier coup d’œil il comprendrait la gravité de la situation et la ferait monter en voiture pour l’emporter loin de cet enfer. Dans quelques minutes elle serait en sûreté, sur la route de Langogne où elle recevrait les soins dont elle avait besoin et, surtout, retrouverait la civilisation. Elle atteint la porte d’entrée comme Virgile et Dante avaient atteint la porte des enfers, en abandonnant toute espérance.

La porte défoncée pendait piteusement sur un de ses gonds. Des fragments de bois, et d’autre chose, était éparpillés sur le sol devant le seuil. A l’intérieur, tout n’était que chaos et effroi. Meubles renversés, rideaux déchirés et traces de sang à profusion. Des lambeaux de chair gisaient sur le dossier du rocking-chair. Ce qui devait être des boyaux pendaient accroché au vieux lustre de bois. Elle comprit alors de quoi devait être fait cet autre chose sur le seuil de la porte.

– Christophe , appela-t-elle.

Personne ne lui répondit. Prudemment elle s’enfonçât en direction de la chambre. La porte était entrouverte et le peu de décors qui se laissait entrevoir laissait présager une scène tout aussi insupportable. Elle tenta de pousser la porte mais quelque chose l’en empêchât. Poussant avec plus d’insistance, elle parvint à avoir suffisamment de place pour pénétrer dans la pièce. C’est alors qu’elle se rendit compte que l’objet bloquant la porte n’était autre qu’un tronc humain, sectionné à la taille et, semblait-il, vidée de son contenu. Un bras et la tête manquaient encore. Terrassée par l’horreur, l’adolescente tomba à la renverse à côté du lit, dans une flaque de sang. Tentant de se relever elle glissa au contact du fluide visqueux. Son regard croisa alors une dernière fois celui de son Christophe, rendu vitreux par la mort, et dont la tête gisait sous le lit, une horrible expression de terreur, ou de douleur, profondément inscrite sur le visage.

 Cette fois elle ne hurla pas, privée de force. Il est des situations dont aucun mot, aucun son ne saurait traduire l’horreur. Hébétée, elle s’effondra contre l’angle de la pièce, le corps tremblant, a peine soutenu par la cloison. Elle avait désormais perdu toute combativité. Mais que pouvait être ce genre de personnes, capables de tant d’atrocité ? Pourquoi ce chasseur avait-il jeté son dévolu sur eux ? Était-ce dû au hasard ou bien le tueur s’en était-il pris à eux personnellement ? Elle resta un moment-là, prostrée, tremblante, incapable de la moindre pensée utile. Et c’est dans cette posture pathétique que le chasseur la trouva. Sa haute silhouette remplissait l’embrasure de la porte. Ses traits secs aux yeux froids n’exprimaient aucune joie, ni aucun sentiment d’ailleurs. Il leva son fusil et le pointa droit en face du front de l’adolescente qui lui jeta un regard morne. Quelque chose en elle était déjà mort. Tandis qu’il la mettait en joue, elle le fixa avec incrédulité.

 – Pourquoi, demanda-t-elle fébrilement ?

Le bruit de la détonation fut la seule réponse, et tout ce qu’elle fut disparu en un instant.

 Devant la ferme, appuyé fébrilement sur son fusil de chasse, Serge attendait, le bars en écharpe. Il avait toujours mal, mais la douleur était à présent supportable. Cela faisait déjà quelques minutes que la détonation avait retentit mais pour rien au monde il ne voulait pénétrer à nouveau dans cet antre de la folie. Après une attente interminable Henri finit par sortir, un air funèbre assombrissait encore d’avantage ses traits secs.

– Alors, c’est fini, c’est bien fini, Demanda Serge ?

– C’est fait, répondit l’autre simplement.

– Vous êtes sûr que ça suffira ?

– Certain, c’était de l’argent pur.

– Vous êtes sûr qu’on…

Henri le coupa brusquement :

– Vous en doutez encore ? C’est triste pour elle mais il n’y a pas d’autres moyens. Sinon elle aurait tué, encore et encore, d’abord à chaque pleine lune, pour se réveiller sans le moindre souvenir le lendemain. Et ensuite, en se renforçant, elle n’aurait plus eu besoin ni de la lune ni de la nuit pour devenir un monstre. Vous avez vu comme moi ce qu’elle a fait à ce pauvre type ? Et ce qu’elle a faillit nous faire ? Ça vous dirait qu’elle s’en prenne à vos gosses ?

– Non, bien sûr, Mais difficile de croire, en la voyant courir à poil dans les champs, que c’était elle, la chose de cette nuit, répondit-il en fixant le bandage ensanglanté qui lui entourait le bras. Il s’en est fallu de peu qu’on y passe nous aussi !

– Allez savoir à quel stade elle en était. Elle aurait pu se transformer n’importe quand. Et pas question d’impliquer les autorités. Même à l’époque elles ont été incapable de gérer l’affaire. Mais nous autres, on sait comment traiter ce genre de problème ici, en Gévaudan. Et depuis belle lurette ! On a bien dû vous le dire : c’est mon ancêtre qui a mis fin aux méfaits de la « Male Bête » sur le mont Mouchet en 1767. Il a fallut quatre ans de terreur et plusieurs centaines de morts pour qu’on comprenne quel mal nous frappait et que seules des balles en argent pouvaient nous en débarrasser.

– Dire que dans le fond, cette gamine était aussi innocente que ce pauvre…

– Chut ! Ne dites pas son nom. On ne le dit jamais, c’est une règle ici, répliqua Henri en plantant son regard d’acier dans les yeux de Serge. Sa famille vit toujours au pays et elle a assez souffert comme ça.

Henri se cala sur son fusils et regarda les collines couvertes de sapins qui les entouraient. Serge en fut heureux, il avait beaucoup de mal à soutenir le regard de son collègue. Ce dernier reprit :

– Depuis l’affaire de la Bête, ça revient de temps en temps, comme un foyer épidémique. Mais maintenant on sait. On est prêt. C’est une sale besogne mais nécessaire. Et pas sans risque, comme vous avez pu le voir.

– Ah ça ! Pour sur, j’ai vraiment cru que mon heure avait sonnée.

– Et vous avez eu de la chance que ce ne soit pas une morsure, sinon j’aurai dû vous faire subir le même sort. Allez venez. Il faut qu’on brûle les corps maintenant, et après ça, on ira vous soigner.

    Un moment après, les deux hommes se tenaient immobiles devant l’impressionnant bûcher qu’ils avaient assemblés où les corps des deux adolescents se consumaient. Une odeur de chair brûlée emplissait l’air, tandis que la fumée voilait les pales rayons du soleil. Une odeur familière aux naseaux de Henri Chastel. Elle lui évoquait autant les campagnes militaires auxquelles il avait participé dans sa jeunesse, que le barbecue du dimanche en famille depuis qu’il était rentré au pays. Bah, après tout, se dit-il en lui-même, une journée qui débute par des odeurs de grillades, ne peut finalement pas être complètement mauvaise.

N.B. : Noblesse oblige, mon premier hommage va au roi Stephen. 

Cette histoire m’a été inspirée par un court séjour en Gévaudan, sur les traces de la Bête. Pour info, j’ai pris la photo d’illustration à la Sogne d’Auvers, l’endroit même où Jean Chastel à abattu ce terrible animal le 19 Juin 1767.  

Le tueur en série, à qui songe notre infortuné héroïne, n’est autre que Robert Hansen, reconnu coupable de 7 meurtres dans les années 80. Il les abandonnait en pleine nature pour les traquer telles des proies, comme dans “les chasses du comte Zaroff”. Un homme charmant!

 Tiens quelque choses est en train de gratter à ma porte… 

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