Aussi loin que je me souvienne, je ne me rappelle pas avoir connu une nuit aussi mouvementée que celle-ci. Entre la traque et la correction du branleur des champs, la confession de Lucy, le confinement à l’hôtel à cause de la tempête de neige et maintenant, je sais que cette tête de lard s’est incrusté ici avec ses potes. Je l’entends dire que la prochaine fois, il ne s’excusera pas. Je vois qu’il n’a pas l’intention d’en rester là et c’est bien dommage. Si ça tenait qu’à moi, j’irai l’enfermer dans une salle privée du sous-sol pendant les 72 heures de confinement avec de temps à autre quelques coups bien placés pour me défouler mais maintenant que je connais l’histoire de Lucy, je ne me sens ni d’humeur ni d’attaque à de nouvelles confrontations musclées. Après tout, la première raclée ne semble pas eu d’effets sur lui, peut-être aime-t-il souffrir ou juste faire chier son monde. Quoi qu’il en soit, je me détourne de lui avec Lucy et le laisse m’invectiver à distance de tous les noms d’oiseaux qui lui passent par la tête. J’aime autant vous dire que ce sont les trois mêmes qui résonnent en boucle dans ce hall surchargé.
Il est un peu plus de 2h du matin quand nous regagnons nos chambres. Lucy m’invite à nouveau dans la sienne sous le regard complice de Julie qui nous souhaite une bonne soirée. Nous nous réinstallons sur le balcon avec nos couvertures pour fumer une dernière cigarette. Le vent s’est clairement levé et le mercure semble avoir fait une chute mortelle dans le thermomètre. Je ressens la perte d’au moins cinq ou six degrés en moins d’une heure. Lucy et moi fumons vite notre cigarette et nous nous asseyons sur le lit, pris entre une fatigue épuisante et une nervosité accrue avec les événements récents.
– Qu’est-ce qu’on fait de lui ? je demande sur un ton désinvolte, j’ai le sentiment qu’on est loin d’en avoir fini avec eux.
– Il peut dire ce qu’il veut, je m’en moque. Vu comment l’hôtel est blindé et protégé par la police, ça m’étonnerait qu’il tente quoi que ce soit.
– T’as pas tort. Même les gros cons de son espèce savent la mettre en veilleuse quand il est temps.
Nous continuons notre cigarette, l’air pensif et grandement fatigué par cette longue journée. Peu après, je regagne ma chambre et m’allonge directement, comme si le sommeil me tirait vers le lit à l’aide d’un lien invisible.
Je me mets à rêver de choses étranges, sans queue ni tête mais avec comme dénominateur commun le fait que je me retrouve impuissant face à des situations qui me dépassent. Avant de me réveiller en sursaut, à peine une demi-heure plus tard, je ressens les effets d’une noyade dans une eau glaciale. J’essaie de remonter à la surface mais quelque chose m’en empêche. Dans ce liquide opaque mes yeux ne voient rien d’autres que des vibrations et les bulles que j’éjecte de ma bouche. Mais je me rends compte que ce n’est pas quelque chose qui me retient mais quelqu’un ! Quelle horrible sensation de se voir mourir noyé. Celui qui me retient dans l’eau a une poigne incroyable et plus je me débats, plus je m’épuise. Je vois une main hors de l’eau me faire un coucou au moment où la glace fondue me remplit la bouche et les poumons. Je commence à couler et la main puissante quitte l’eau. Je plonge dans les ténèbres et me réveille d’un coup, abruti par le cauchemar et une main qui tambourine à ma porte. Putain mais quelle journée ! La tempête est bien visible depuis la fenêtre et quiconque oserait s’aventurer à pied en ce moment le paierait de sa vie.
– Ouais, qu’est-ce que c’est ? je demande en bâillant à m’en faire décrocher la mâchoire. Putain mais vous avez vu l’heure ?
Assis sur le lit, pas de réponse. Nouveaux coups. Sans doute un russe qui ne comprend pas ce que je dis. Je cherche la force de me lever. Au moment où j’avance vers la porte, mon portable vibre deux fois. Deux SMS à cette heure ? Je vais voir qui frappe à la porte et je lirai ensuite. Il doit s’agir de Lucy sans aucun doute.
J’ouvre la porte et ne vois personne. Je me penche pour regarder à gauche à droite mais le couloir est plongé dans l’obscurité. Étonnant, c’est toujours allumé. A moins que la tempête ait grillé les fusibles mais bon, il devrait y avoir le générateur de secours. Avant de rentrer ma tête, une ombre surgit par la droite et je ressens une vive douleur sur le crâne. Il n’en faut pas plus pour que je m’effondre sur la moquette, inconscient, le sang me coulant sur le visage. J’ai juste le temps de voir quatre chaussures se rapprocher et c’est le trou noir.
Lorsque je me réveille, je n’ai nullement conscience du jour et de l’heure. Je distingue mal les environs mais rien ne ressemble à une partie de l’hôtel. Je ne sais pas où je suis et qui sont mes ravisseurs. Mais pourquoi m’enlever moi ? Je suis en boxer solidement attaché par du fil de fer aux chevilles et aux poignets. Je suis trempé comme si je sortais de la douche. Il plane une odeur de tabac froid et de chaud. Inutile de tenter de défaire les liens, bouger ne fera que m’enfoncer le câble dans la peau. Putain mais qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Pourquoi je n’ai pas lu le message de Lucy avant d’ouvrir. Peut-être qu’elle me mettait en garde justement pauvre con…
– Ah, il était temps que tu te réveilles, je commençais à me demander si tu allais pioncer jusqu’à Noël, dit une voix que je ne remettais pas.
Un homme apparaît au fond de la pièce. Il porte un jean et une veste en cuir noir. Il doit avoir la quarantaine, une moustache fournie et le crâne dégarni, coiffant ses cheveux blonds et clairsemés en arrière.
– Tu dois te demander ce que tu fous ici, hein ? ajoute-il en affichant un sourire carnassier et en sortant un paquet de Marlboro russe de sa poche de veste. Je vais te dire une chose, dans la vie, y a ceux qui suivent le chemin qu’ils se tracent et ceux qui dévient en pensant faire une chose saine et juste mais sans le savoir ils commettent une énorme connerie. Moi, j’appartiens à la première catégorie. Je me suis tracé depuis quinze ans un chemin peu recommandable tu vois. Mais je reste sur cette ligne. Je sais que si je joue au con, ça finira par se retourner contre moi et je veux pas devoir rendre des comptes à qui que ce soit.
– Hé, l’interrompt-je, et si tu me disais plutôt ce que je fous ici au lieu de me raconter ta vie.
– J’y viens justement. Toi, t’es dans la seconde catégorie. T’as dévié de ton chemin pour te venger d’une chose qui te concerne pas du tout et t’as fait une énorme connerie. Tu t’en es pris à la mauvaise personne et au mauvais endroit. Je t’en veux pas hein, c’est comment qu’on appelle ça déjà… ? Le destin ? Bref, je suis là pour rétablir l’équilibre c’est tout. T’étais au courant que tout dans le monde est question d’équilibre. Le bien – le mal. Le yin – le yang. Le jour – la nuit. La vie – la mort. Bah moi j’interviens quand y a une injustice. Je répare le préjudice comme qui dirait, hein.
– OK donc si je comprends bien, le fait qu’un connard lève la main sur une fille se doit d’être ignoré. Si on lui rend la monnaie de sa pièce, on a affaire à la mafia ou je ne sais quoi ?
– Mais qui t’as parlé de mafia petit con ? Personne, je crois. Tu ne sais pas qui je suis et tu ne le sauras jamais. Le but n’est d’ailleurs pas que tu fasses ami-ami avec moi donc tu n’as pas besoin de savoir le pourquoi du comment.
– Tu vas faire quoi ? Me buter ?
– En général, c’est une façon comme une autre de réparer un préjudice mais tout dépend du préjudice dont a été victime la personne qui m’engage. Toi, je vais juste te démolir suffisamment pour équilibrer les choses. Et je dois aussi te transmettre un message avant qu’on commence.
Le type sort un portable de sa poche en mettant sa clope au bec et me montre une courte vidéo montrant le branleur des champs devant la porte de chambre de Lucy. Il fait chut à celui qui filme et, avec une carte magnétique, ouvre doucement la porte avant de plonger dans le noir de la chambre. Je sens mes tripes se nouer. Ce chacal avait dit que je devais être tenu en laisse. Il m’a donc écarté pour s’en prendre à elle. Je ferme les yeux. Tout est de ma faute. Si je n’avais pas voulu jouer les justiciers protecteurs, je serai en train de faire un autre cauchemar sur mon lit et Lucy dormirait à poings fermés. Au lieu de ça, je l’entends crier et se débattre. Quand j’ouvre les yeux, le branleur des champs sort de la chambre avec Lucy attachée et bâillonnée. Par chance, toujours habillée mais ils l’emmènent ailleurs et j’ignore où et pourquoi. Soudain, je reprends conscience d’une chose. J’ignorai quelle heure il était et quel jour nous étions. L’heure sur le téléphone du gros bras indique 04 : 47 du matin. J’en déduis que c’est toujours la même nuit. Et comme la tempête bloquait toutes les issues, je dois être dans un des sous-sols de l’hôtel.
– C’est bon pour toi ? dit-il en remettant son téléphone dans la poche et en écrasant sa clope au sol. Parce que j’ai un boulot à faire.
Prendre des coups dans la gueule, je connais. Mais d’ordinaire, j’ai les mains libres pour me protéger et riposter. Les premiers coups de poing me donnent l’impression que mon cerveau se liquéfie et s’apprête à gicler par mes oreilles. Mes tempes bourdonnent et ma mâchoire me fait un mal de chien. Ce connard tape dur. Gauche, droite, il enchaîne. Il a été engagé pour équilibrer les choses. Vu ce que j’ai mis au branleur des champs, je vais pas être beau à voir. Très vite, la pluie de coups me fait tomber dans les vapes.
Après tout, c’est de ma faute si j’en suis arrivé là. C’est de ma faute si Lucy a été embarqué. Je mérite ce qui m’arrive mais je ne veux pas qu’elle paie mes erreurs.
Je me réveille et peine à ouvrir les yeux sans ressentir une vive douleur, comme si m’avait tailladé les paupières à la lame de rasoir. Je remarque juste que je suis allongé devant la porte de ma chambre, en boxer, le torse en sang.
Je n’ai que Lucy en tête. Où est-elle ? Que lui est-il arrivé ? Malgré mon état, je dois la retrouver et prévenir les autres. Je me rapproche d’un boitier d’alarme incendie et l’actionne en brisant la vitre. Une sirène retentit automatiquement et les canalisations de lutte contre le feu au plafond éjecte des litres d’eau. Les gens sortent de leurs chambres rapidement et quand je vois Julie, je lève difficilement la main pour l’appeler. Elle ne regarde pas de suite dans ma direction, avance vers les escaliers mais, comme si son instinct l’interpelait, elle finit par s’arrêter et se tourner vers la loque couverte de bleus et de sang étendue dans le couloir. Elle me regarde avec un air horrifié et court vers moi.
– Mon dieu mais qu’est-ce qui s’est passé ??! Maxime, répond-moi par pitié.
Ma seule réponse est de lever ma main vers la chambre de Lucy. Quand elle me voit faire, le doute et l’inquiétude se lisent facilement sur son visage. La porte de sa chambre n’est pas fermée. Elle y entre et revient aussitôt pour s’agenouiller à mes côtés.
– Maxime, où est Lucy ? Est-ce que tu peux parler et me dire ce qui se passe ici nom d’un chien ? Qui t’a fait ça ?
– Le… Le bran… branleur des… ch… champs. C’est l… lui qui a emm… emmené Luc… Lucy, tente-je d’articuler non sans mal tant ma langue et mes gencives me font mal.
Je vois un policier russe arriver dans le couloir pour veiller à ce que tout le monde se réunisse dans le hall et Julie de se précipiter vers lui pour lui expliquer la disparition de Lucy. Les forces me manquent, je perds connaissance à nouveau dans le brouhaha. J’espère juste que l’alarme aura forcé ce fumier à sortir de sa planque et libérer Lucy. Je me souviens de ce qu’elle m’a raconté et qu’elle était en mesure de se défendre seule. Si seulement elle avait pu lui fausser compagnie… Mais pour aller où avec cette tempête de merde ? Quitter l’hôtel ? Mais ça serait encore plus dangereux que ce type alors où ? Réfléchir devient trop compliqué, les éléments s’embrouillent dans ma bouillie boursoufflée me faisant office de tête. J’espère qu’à mon réveil, les nouvelles seront bonnes.
Je lâche prise, clap de fin.
Il faut que je me retrouve !
Oui hihi. Après où est Charlie c’est où est Lucy ? 🙂