Le football avril 1973
Ce dimanche 13 juillet 2014, je quitte mon travail vers 14H, il fait soleil sur la Guadeloupe, je roule à travers la mangrove sur la route à quatre voies, déserte qui la traverse.
Enfin, depuis mon arrivée le vendredi précédent, je dispose d’un peu de temps de repos, car demain, miracle, c’est le 14 juillet et je ne bosse pas !
Je prends mon élan en rétrogradant pour attaquer le raidillon qui mène à mon logis, la Kangoo peine même à vide ! Je me gare juste sous le manguier dont les branches croulent sous les fruits qui m’accueillent souvent par des « BONG » quand ils heurtent le toit de la camionnette. Je ramasse en sortant quelques-uns déjà mûrs, pour mon petit déjeuner.
Après cette folle semaine de travail il me faut rattraper le retard des tâches ménagères et notamment le repassage.
J’installe la table face à l’écran LED qui diffuse les images de la finale de la coupe du monde de football.
Il y a bien longtemps que je n’ai pas regardé un match de football, je suis dans la pièce qui sert de salon de ma case créole, debout derrière la planche à repasser, à Morne à L’Eau, Guadeloupe, pourtant, une pensée me vient, un souvenir surgit et me voilà parti bien plus loin dans le temps et dans l’espace !
La salle de télévision du foyer de l’internat des garçons est comble. Cent gars de 12 à 20 ans s’entassent dans un local de 20 places, les « macs » (traduisez les caïds) du lycée français d’Alger sont au-devant du gros meuble en bois massif des années 50 qui brandit, haut, le poste noir et blanc. Les autres sont entassés à l’avenant, mais toujours selon une hiérarchie établie par les muscles… Je suis là, avec mon équipe, mon clan, ma tribu, trop près, la haine est palpable, entre les deux parties.
Impossible pour un observateur extérieur de distinguer une fracture entre ces jeunes apparemment et fraternellement réunis, mais en réalité, deux factions en guerre, car, ce soir d’avril 1973 c’est Ajax d’Amsterdam contre Réal de Madrid en demi-finale retour de la Coupe des clubs champions, mais aussi « l’Oasis » contre « la Ruche », les nouveaux contre les anciens.
A la fin du dîner, nous avons quitté le réfectoire d’un bloc, dans un mouvement de folie irrépressible, échappant à nos pions débordés, renversant tout sur notre passage comme un troupeau de buffles affolés par le feu.
Les 300 mètres à travers le parc n’ont pas pris une seconde ! La lourde porte de bois et de fer de l’imposant bâtiment des années 1900, arrête notre élan, elle est verrouillée, puisque nos accompagnateurs n’ont pu nous précéder, comme c’est le cas habituellement.
Que peut faire une porte même de 1910 contre cent gaillards qui poussent ? Elle cède, et le flot rugissant s’engouffre vers le lieu du sacrifice dérapant sur le carrelage et piétinant les maladroits tombés à terre.
Ici, dans cet internat du haut de l’Afrique, le football est l’exutoire de toutes les passions.
Nous sommes 99 garçons et 120 filles.
Chez elles comme chez nous, deux bâtiments séparés, installés dans ce lycée sur les hauteurs d’Alger dans le domaine de l’ancien grand hôtel ” Splendid “, sur un site magnifique dominant la baie d’Alger, avec une architecture néo-mauresque, un extraordinaire arboretum, et de vastes espaces où règnent le silence et la beauté …
L’Oasis et La Ruche pour les garçons, le Nid et le Petit Nid pour les filles. L’Oasis et le Petit Nid accueillent les plus jeunes et les locaux communs, foyer et cour. Bien entendu aucun contact officiel entre les deux sexes, sauf au réfectoire où nous sommes libres de nous mêler par affinités.
Une solide organisation occulte maintient une hiérarchie stricte basée sur l’ancienneté et la force physique. Les nouveaux ne sont pas à la fête et ils doivent patiemment attendre leur tour pour devenir chef de meute et ainsi pouvoir torturer à leur tour les prochains arrivants.
Chaque année, au début de la saison de football, l’internat fait son mercato ! En effet nous démarrons un tournoi de foot à 8 sur les terrains de tuf et de goudron de basket et de hand-ball, calqué sur le déroulement de la vraie coupe et les équipes se constituent. Bien entendu tout est joué d’avance car les « macs », les anciens, forment une équipe imbattable, dans laquelle ils trustent toutes les vedettes et les joueurs les plus âgés.
Ils massacrent leurs adversaires dans le sens littéral du terme, ce sont tous des stars, ils ne distribuent jamais le ballon. Ce sont les rois incontestés du jeu et de l’internat, ils sont les supporters du Réal de Madrid, ce sont les « Réal » !
Cette année-là, je décide, fort de l’ascendant que j’exerce sur l’Oasis, de monter une équipe pour les battre. La stratégie est d’opposer à la force et au jeu personnel de l’équipe invincible, un jeu construit, une vraie équipe qui fait circuler le ballon. On va laver notre honneur de « nouveaux » ! Nous sommes supporters de l’Ajax d’Amsterdam, on sera les « Ajax ».
J’ai organisé une sélection de tous les nouveaux arrivants pour dénicher des talents, en fait il me faut deux passeurs honorables, un avant-centre, un goal et deux arrières. Le « libéro » c’est moi, j’ai la mission de casser les jambes de tous ceux qui passeraient notre défense et de bousculer la défense de l’adversaire en cas d’attaque, un poste tout en finesse qui ne pouvait que me revenir !
Le Goal c’est « DECLOQUEMENT » un grand escogriffe, le souffre-douleur des grands, il porte des lunettes à grosses montures qu’il scotche avec des sparadraps sur ses tempes pendant les matches car il est affreusement myope et comme on joue de nuit, le plus souvent à la lueur résiduelle de projecteurs du stade d’à côté celui des « Réal », il n’a pas d’autre choix que de les porter, elles sont en verre cassable, bien sûr.
Il est courageux et plonge sur les attaquants et les ballons sur le tuf caillouteux ou sur le goudron comme si c’était du gazon. Il ressort des matchs, couvert d’écorchures et tuméfié. Je l’ai choisi parce qu’il a la haine et qu’il veut une revanche. L’avant-centre, c’est « Petit Pierre » un nain de 13 ans qui va se révéler un dieu du dribble et pour le reste de l’équipe c’est à l’avenant, que des petits gars courageux plus doués pour la castagne que pour le football !
Au début de la saison, les « vieux » rigolaient de notre équipe de va-nu-pieds sans chaussures de sport pour la plupart, sans un maillot pareil, mais nous avons à force d’obstination et de motivation, nuit après nuit, battu toutes les équipes de notre poule, comme eux de la leur, ce qui les fit de moins en moins rire, d’autant que chaque équipe vaincue venait grossir les rangs de nos supporters.
Ce soir c’est la répétition générale que nous offre la Fédération Internationale à la télévision : l’Ajax d’Amsterdam avec CRYFT contre le Réal de Madrid.
Demain soir 19H, ce sera notre finale celle du lycée, la petite équipe d’inconnus contre les rois du foot et de l’internat, sur le stade éclairé avec un gros public. Même les filles auront l’autorisation de venir assister, il y aura le proviseur et le surveillant d’internat mais aussi le censeur et l’économe. (Ils logent tous dans l’enceinte).
La tension est à son comble, dans la petite salle de télé, comme dans une mêlée de rugby, nous nous sommes distribués horions et insultes, nous sommes plusieurs à en porter les stigmates sur le visage ! Enfin le match commence et le calme s’installe précaire jusqu’aux premières occasions, au premier but.
Un match nul suffit alors aux Hollandais pour se qualifier, ce 25 avril, c’est le gaucher magnifique Gerrie Mühren qui marquera l’unique but de la partie.
Ajax gagne, le Réal pleure, quelques coups de chaises et quelques gnons pour la forme, la Ruche se retire, dépitée, l’Oasis chante, fâcheux présage pour le lendemain.
L’Allemagne a gagné, les Argentins pleurent, j’ai terminé mon repassage, ah oui, au fait en 1973, qui a gagné le lendemain soir ?
Nous bien sûr, les nouveaux, les gueux ! Une humiliation on leur a mis ! La stratégie a parfaitement fonctionné, pendant que nos stars se la jouaient personnel, nous leur prenions le ballon, avant qu’ils puissent atteindre notre surface et nous appliquions à la lettre le jeu construit de nos aînés hollandais, je ne me souviens plus du score exact mais de sa cruauté pour nos adversaires, ce fut une soirée mémorable, le public en liesse nous porta en triomphe, même notre goal autrefois moqué ! Que du bonheur et de la fierté.
Qu’est ce qui s’est passé ensuite ? La vraie vie a repris le dessus, naïf, j’ai cru que nous pourrions garder notre équipe, mais à la rentrée suivante les Réal ont recruté mes meilleurs joueurs, qui ont acceptés bien sûr, ça se refuse pas l’équipe des vedettes, que le meilleur gagne c’est la loi du sport …
Et moi ?
On m’a “muté” à la Ruche avec deux ans d’avance ! Et ça c’est une autre histoire…