Carnet de vie, de hasard et de voyage.15

4 mins

Le masque
Dans ces années bénies (70) où j’avais moins de 15 ans, je vivais inconscient et heureux à l’internat du lycée Descartes d’Alger, capitale de la République Démocratique et Populaire d’Algérie.
Le régime « soviétique » à l’algérienne, pour peu que l’on ne se mêle pas de politique, nous apportait l’essentiel, la nourriture de base, la santé de base et les loisirs de base, ce vocable « de base » signifiant moins que « de base » c’est zéro !
La télévision mono chaine nationale en noir et blanc en était le reflet, discours du Président et de ses ministres, lus assis à table pendant des heures, films russes patriotiques, concert de Umm Kulthūm Ibrāhīm al-Sayyid al-Biltāgī, immense chanteuse égyptienne plus connue sous le nom de Oum Kalthoum et quelques feuilletons français doublés en arabe, comme « l’homme  de Picardie » ou « Allo police », au cinéma outre les mêmes films soviétiques, il y avait curieusement, tous les films de Luis BUNEL, même « belle de jour », sans doute parce que personne n’y comprenait rien ! Pas de grands magasins et de toute façon pas de biens de consommation, toutes les importations provenaient du bloc soviétique et parfois de Chine Populaire.
Des pantalons hongrois aux tailles capricieuses et aux coutures provisoires, des chaussures tchèques (BATA) démontables, du sucre bulgare qui ne fond jamais, les piles chinoises pré-usées et tous les trois ans et pour les plus chanceux, des voitures roumaines (DACIA) jetables !
Tous ces objets de qualité incertaine, que nous appelions les « peut-être » car peut être ça va marcher ou peut être ça ne va pas marcher, participaient à ce que nous ayons un certain fatalisme basé sur cet aphorisme.
Les loisirs c’était le football et la plage, les murs d’Alger étaient entièrement couverts de graffitis à la peinture « MCA » « JSK » et autres, exaltant la ferveur des supporteurs des clubs locaux ou nationaux !
Il y avait aussi pour les jeunes, la drague. L’Algérie était à l’époque le pays qui avait un des plus forts taux de natalité du monde, 60% de la population avait moins de quinze ans, et l’islam était dominant version Soufiste, mais l’état était laïque.  A cette époque nous étions le pays musulman le plus évolué, notamment en ce qui concernait les femmes, toutes proportions gardées bien sûr avec l’occident, à Alger au moins, les filles courageuses pouvaient sortir habillées à l’européenne, et les femmes avaient accès théoriquement à tous les métiers et à tous les postes, nous étions très fiers d’avoir une femme pilote de chasse sur Mig.
Dans la pratique c’était beaucoup, beaucoup plus compliqué ! A la puberté les filles étaient séparées des garçons y compris souvent des hommes de leur famille, et devaient porter le Haïk, vêtement féminin constitué d’une étoffe rectangulaire recouvrant tout le corps, longue de six mètres sur 2,2 mètres et enroulée puis maintenue à la taille par une ceinture et ramenée ensuite sur les épaules pour y être fixée par des fibules, les algéroises le portaient de couleur blanche, le visage étant masqué par une étoffe triangulaire, portée pointe vers le bas,  ouvragée de la même couleur : L’a’jar.
Difficile dans ces conditions d’avoir une idylle pour les jeunes garçons avant le mariage surtout hors de la capitale.
Tous les jeudis, l’internat permettait aux élèves à partir de quatrième, avec l’accord écrit des parents, de sortir librement en ville jusqu’à 18h et 19H pour les plus grands. L’internat était quartier du golfe ou Mouradia en dessous d’Hydra, je sortais à pied (un exploit avec les chaussures tchèques !) nous descendions à plusieurs empruntant le boulevard nous passions devant l’hôtel saint Georges où il y avait des escaliers qui permettaient de rejoindre le centre-ville. Le soir nous remontions par le même itinéraire.
Juste avant l’hôtel il y avait une ancienne maison européenne sur le trottoir opposé que j’empruntais et un jeudi je vis de loin une femme en haîk balayer le devant de porte, scène somme toute banale dans la ville, cependant tout en marchant je devinais que le voile abritait sans doute une jeune femme, de par sa silhouette même cachée et de par ses mouvements harmonieux, en me rapprochant, je vis ses chevilles, le vêtement traditionnel cachait tout sauf les chevilles et les yeux…
Elle du sentir mon regard, et se retourna, ses yeux pile dans les miens, deux voies de circulation nous séparaient, pourtant à cet instant, toute vie s’arrêta et nos regards se lièrent au point que je m’arrêtai comme foudroyé et qu’elle cessa elle aussi tous mouvements. C’est un bus de la RSTA qui rompit le charme en passant entre nous, et je fus hélé par mes compagnons qui m’avaient distancé. Bien que troublé, j’oubliais l’incident dans les tribulations diverses qui accompagnaient toujours nos sorties, et je n’y pensai plus jusqu’au jeudi suivant.
Le jeudi suivant je la vis de très loin et elle aussi, j’étais seul, parti après les autres, elle attendit que je sois assez prêt pour planter ses yeux dans les miens, et elle me fit le plus beau sourire de ma vie d’adolescent, enfin je le devinais dans l’éclat de ses yeux, noirs en amande rehaussés cette fois-ci de khôl, son voile ne me permettait pas d’autre découverte, sauf ses chevilles, qui m’émurent par leur finesse et leur harmonie, me faisant imaginer une partie cachée somptueuse. Une voix de vieille femme de l’intérieur de sa maison nous rappela à la réalité et elle disparut de nouveau, cette fois ci, impossible de l’oublier et cela m’obséda la journée entière, puis la nuit, puis toute la semaine. J’étais amoureux !
Le jeudi suivant le manège se reproduit, et tous les autres jeudis, je partais seul, je ne changeai pas de trottoir car une de mes tentatives dans ce sens la fit fuir effrayée. Nous avions un code fait de gestes et de regards qui nous permettait par-delà le boulevard de communiquer un peu et de faire vivre notre amour impossible qui était réciproque.
Elle disparut après les vacances de Pâques, je ne la revis plus jamais, sans doute avait-elle changé de logement ou avait-elle été mariée, ce qui était courant pour les filles à partir de 14 ans. Je continuais longtemps jusqu’aux grandes vacances à marquer l’arrêt à l’endroit de notre première rencontre, une jeune Florence fraîchement arrivée de France en cours d’année à l’internat interrompit cette démarche nostalgique, mais je n’ai jamais oublié ni ses chevilles ni ses yeux ! Ouallah* !
•    Traduction : Je te jure !

 

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