La douleur dans ses côtes lui donnait des vertiges, chaque respiration se transformait en calvaire insurmontable. À cela s’ajoutait le sang coulant sur son front, glissant au coin de sa bouche et finissant sa course sur sa poitrine. Depuis combien de temps se trouvait-elle ici ? Elle n’en avait aucune idée. Tout autour d’elle, elle percevait les gémissements d’autres passagers. Elle n’était donc pas l’unique survivante. Mais combien étaient-ils, et, surtout, viendrait-on les sauver ?
Elle ne parvenait plus à bouger ses jambes, bloquées par la rangée de sièges devant elle sur laquelle gisait l’un des passagers, le thorax traversé par un morceau de fer. Cette vision lui procura des haut-le-cœur qui décuplèrent sa douleur.
Elle tourna en douceur la tête vers la droite, par peur de ce qu’elle allait y découvrir, et également pour préserver son corps déjà bien meurtri. Elle vit Justin, un camarade de classe, qui semblait ne plus respirer. Elle n’osa pas le toucher par crainte de confirmer définitivement sa mort. La mort, justement, l’entourait de toutes parts. Tant de passagers reposaient sans vie sur leurs sièges !
À l’avant de l’avion, un feu était en train de prendre. La fumée âcre lui faisait vivre un nouveau calvaire. Au loin, elle remarqua qu’il manquait toute une partie de l’avion et les premières rangées de sièges. À la place, il n’y avait que des morceaux de corps et d’objets éparpillés. Du côté éventré de la carlingue lui parvenait un courant d’air frais et agréable. Un premier réconfort fort bienvenu dans cet enfer. Elle en profita pour prendre la plus grande inspiration possible malgré ses côtes douloureuses. Elle espérait ainsi faire disparaître un peu l’odeur de sang et de fumée qui l’entourait. Mais c’était peine perdue, les deux effluves étant beaucoup trop marqués pour escompter quoi que ce soit.
En poursuivant son observation, elle constata que l’avion s’était écrasé dans une forêt. Celle-ci semblait avoir subi un grave incendie. Tout était brûlé dans son champ de vision.
Des larmes vinrent se mêler au sang. Allait-elle mourir ici, dans ce paysage chaotique ? Si tel devait être le cas, elle aurait préféré ne pas survivre au crash, et que la vie lui épargne cette douloureuse épreuve. Elle en venait même à être envieuse du destin des autres passagers. Elle ne supporterait pas de succomber à ses blessures ou au feu qui se propageait à l’avant. Elle regarda de nouveau à travers la béance, espérant apercevoir les secours, mais il n’y avait rien à l’horizon. Rien à part un décor de désolation. Malgré les gémissements et les cris d’appel à l’aide, elle se sentait seule. Elle aurait aimé crier également, mais à quoi bon ? Elle avait survécu à un crash d’avion, mais elle allait mourir. La fin serait la même, mais le chemin pour y parvenir beaucoup plus douloureux.
« Lide ! » Une voix familière la sortit de ses pensées. « Lide, ici ! » Non, elle ne l’avait pas imaginée, une voix l’appelait bien.
Elle tourna brusquement la tête, ce qu’elle regretta aussitôt. Une douleur intense envahit sa cage thoracique. Le souffle coupé, elle fut prise de vertiges. Au prix d’un gros effort, elle reprit lentement sa respiration. Ses blessures multiples et la fumée qui l’entourait ne lui facilitaient pas la tâche. Seul l’espoir suscité par cette voix lui donnait du courage. Elle termina son mouvement vers la gauche avec plus de précautions.
Les beaux yeux vert émeraude de Julie la fixaient. Elle ne s’était donc pas trompée, elle avait bien reconnu sa voix. Sa survie lui remontait le moral en flèche. Elles étaient nées le même jour et devaient fêter ensemble leurs dix-huit ans pendant ce voyage scolaire. Bien qu’elles ne se connaissent que depuis très peu de temps, elles s’étaient tout de suite liées d’amitié. Elle était drôle et l’on pouvait lui faire confiance en toutes circonstances.
« Vous êtes vivants ! » Une autre personne avait les yeux posés sur elles. C’était son meilleur ami, qu’elle connaissait depuis plus de dix ans. Ils étaient tellement inséparables qu’on les prenait souvent pour frère et sœur. Ils passaient toutes leurs journées ensemble à faire les quatre cents coups. En un regard, ils se comprenaient.
« Arno, tu es vivant ! » dit Lide. Le voir en vie lui redonnait un soupçon d’espoir. À eux deux, ils trouveraient une solution comme toujours, elle en était certaine.
« Eh oui, vieille folle, je suis un peu cabossé mais ça devrait le faire.
— Pourquoi est-on là ? Que s’est-il passé ? demanda Julie.
— Je ne suis pas sûr », lui répondit Arno, qui marqua un temps d’arrêt, regarda tout autour de lui et reprit, dans un sarcasme : « Je pense que l’on s’est écrasés, enfin, je dis ça comme ça, mais je n’en suis pas certain.
— Tu es obligé de faire des blagues, même dans une telle situation ? » râla Julie.
Lide, au contraire, était heureuse : entendre Arno faire des blagues en pareilles circonstances lui remontait le moral et lui redonnait de l’espoir. Cependant, elle s’était abstenue de rire pour éviter toute nouvelle douleur inutile. Malgré tout, la question de Julie n’était pas si bête. Que s’était-il passé ? Le vol se déroulait normalement. Ils avaient décollé à Paris le matin même et devaient rejoindre Managua, la capitale du Nicaragua. Le voyage avait été long, mais il leur restait moins d’une heure pour arriver à destination. Lide se plongea dans ses souvenirs. Alors qu’ils jouaient aux cartes tous ensemble, en une fraction de seconde l’avion s’était mis à piquer du nez.
Lide était parvenue à jeter un dernier regard à Julie et à Arno. Ses deux amis étaient dans le même état de panique qu’elle. L’avion avait tourné tel une toupie pendant un long moment, dans un mélange de couleurs et de sons, puis plus rien, pas même un choc. Juste l’impression de s’endormir profondément.
Julie et Arno étaient dans une situation identique à celle de Lide. Ils avaient les jambes bloquées par la rangée de sièges devant eux, qui ne comportait aucun survivant.
« Y a-t-il d’autres personnes vivantes ? » hurla Arno. Les trois compères observèrent les alentours. Il y avait énormément de morts, et Lide espérait que d’autres de ses amis aient survécu. Malheureusement, partout où elle regardait, elle ne distinguait que des corps sans âme.
De moins en moins de cris leur parvenaient. Les gens abandonnaient-ils tout espoir, ou la vie les avait-elle tout simplement quittés ? Deux autres camarades de classe montrèrent des signes de vie. Le premier était Alexandre, la personne la plus discrète qu’elle connaissait. Elle n’était même pas certaine de reconnaître le timbre de sa voix. Le second était Tristan, l’une des personnes que Lide appréciait le moins. Ils avaient des caractères bien différents. Cependant, dans une telle situation, même sa présence lui offrait un semblant de réconfort. Trois autres passagers avaient répondu à leur appel.
« Quelqu’un peut bouger ? demanda Julie. Nous sommes bloqués.
— Oui, moi, je peux me lever », répondit Tristan.
L’un des survivants se leva également : une femme d’une quarantaine d’années environ, qui était recouverte de sang. Voyant les regards posés sur elle, elle coupa court à toute éventuelle question : « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas blessée, ça vient d’autres personnes. » Elle avait dit cela d’une façon déconcertante, comme si tout ce qui les entourait était parfaitement normal.
« Je ne suis pas bloqué, moi non plus, mais je dois avoir la cheville cassée, je n’arrive pas à la bouger », ajouta l’un des passagers ayant également survécu.
Tristan et la passagère commencèrent à se mouvoir entre les corps et les débris. L’avion était légèrement penché vers la droite, là où manquait une partie de la carlingue, rendant tout mouvement périlleux.
Lide, elle, laissait vagabonder ses pensées, faisant fuir son regard vers l’extérieur de l’avion. Elle espérait pouvoir en réchapper, même si elle ne se faisait pas d’illusions. Ses blessures finiraient sûrement par l’emporter, car qui viendrait les sauver à l’autre bout du monde dans cette forêt calcinée ?
Tristan et la passagère avaient déjà réussi à débloquer Julie et une autre personne, que Lide reconnut comme étant l’une des professeures qui les accompagnaient pendant ce voyage scolaire, madame Lairecel. La liste des survivants se rallongeait. Elle espérait toujours que d’autres de ses camarades de classe aient connu le même sort.
« Je viens d’apercevoir quelqu’un dans la forêt. À l’aide ! se mit à hurler Julie.
— Tu en es certaine ? lui demanda Lide pleine d’espoir.
— Oui, certaine, nous sommes sauvés ! » Elle se jeta dans les bras de Lide, qui hurla de douleur. « Pardon ! dit-elle confuse. Je n’y pensais plus. Je vais te libérer. On est sauvés, on est en vie ! »
Alors que Tristan et un passager tentaient de la débloquer, Lide reconnut d’autres camarades, comme Marion et Paul, et son moral monta au plus haut. La rangée de sièges bascula et elle put enfin libérer ses jambes.
Péniblement, elle tenta de se relever. Quand elle y parvint, elle compta une dizaine de personnes qui se tenaient debout. Trois autres étaient toujours assises. Ses jambes n’étaient plus bloquées, mais leurs blessures ne leur permettaient pas de se lever.
« Que fait-on ? demanda Marion.
— Je pense que nous devrions tous sortir en même temps le plus rapidement possible, dit madame Lairecel.
— La personne que tu as vue était loin, Julie ? la questionna Arno.
— Normalement non, enfin je ne pense pas, répondit-elle avec un léger doute dans la voix.
— Pas grave, l’avion peut exploser d’un moment à l’autre, ce serait bête de mourir ici. Sortons, nous verrons cela par la suite, déclara madame Lairecel.
— Oui, vous avez raison, allons-y. Qui peut m’aider à le porter ? » demanda Paul alors qu’il prenait le passager à la cheville cassée sur son épaule.
Soudain, une lumière verte vint percuter l’avant de l’appareil et un éclair rouge déchira l’horizon. Lide les reconnut, c’étaient les mêmes qui les avaient entourés au moment du crash. Une multitude de lumières vinrent frapper l’avion, le ciel et le sol de cette forêt déjà calcinée, qui maintenant ressemblait à un champ de bataille.
Au moment où Lide se retourna, Julie se mit en boule sur le sol, le regard rempli de peur. L’un des passagers qui avaient survécu partit en courant et tenta de sortir par le côté éventré de l’avion. Un cri déchira les alentours. Tristan se jeta sur Arno alors qu’un éclair jaune allait le frapper. Les deux camarades tombèrent au sol. Tristan hurla de douleur. La lumière jaune venait de lui arracher toute la peau au niveau de l’épaule droite, qui se mit à saigner abondamment. Que se passait-il ? Jamais des orages n’auraient pu faire cela. D’où provenaient donc tous ces faisceaux lumineux? Un cri de panique tira Lide de ces considérations : « Vite, au sol ! » hurla Paul, qui la projeta contre un siège.
Une douleur indescriptible lui envahit la poitrine. Si ses côtes étaient au départ juste fêlées, elles devaient maintenant être brisées en mille morceaux ! Ce n’était rien par rapport à Paul, qui la regardait avec horreur. Son corps était en train de s’envoler, morceau par morceau, comme si ses atomes se détachaient un à un. Il jeta à Lide un ultime regard empli de souffrance et de peur. Une larme coula de ses yeux et vint se loger dans la main de Lide, puis les derniers morceaux de son être finirent par disparaître, comme évaporés.
« Paul ! Non ! » La larme se cristallisa en une pierre bleu azur. Lide se mit à pleurer en l’observant. Allait-elle également devenir une simple pierre ? Que pouvait-il bien leur arriver ? D’où provenaient toutes ces lumières ?
Julie lui attrapa la main. Lide percevait ses sanglots et son corps tremblotant. Un halo rouge forma alors une bulle autour d’eux. C’était donc la fin. On lui avait toujours dit que la mort viendrait la chercher avec une lumière blanche, elle en aurait bientôt la confirmation. Si seulement cette bulle pouvait la frapper et la tuer sur le coup ! Elle ne voulait pas souffrir comme Paul, qui lui avait sauvé la vie. Néanmoins, son sacrifice s’était sûrement révélé vain, et, dans ce cas, elle le rejoindrait bientôt. Elle observa Arno, recroquevillé contre un siège. Son sourire légendaire avait disparu. Elle aurait apprécié le réconfort d’une dernière blague. Marion resta droite, figée par la peur face à la lumière qui les menaçait.
Le sol se mit à trembler fortement. La bulle qui les entourait devint opaque, tous les sons furent étouffés. Un silence reposant régnait désormais, après toutes ces explosions. Lide ne ressentait plus aucune douleur, son corps semblait l’abandonner pour de bon, et l’odeur âcre de fumée disparaissait peu à peu. « Après tout, la mort n’est pas si compliquée », pensa-t-elle alors qu’elle regardait Julie. Arno, bizarrement, avait retrouvé son sourire, détendu par la perspective de cette douce fin. Lide aussi était soulagée que tout cela soit finalement si simple, presque réconfortant. Elle commença à ne plus rien voir. Sa dernière sensation fut la main de Julie qui relâchait son étreinte. Progressivement, elle ne ressentit plus rien.
« Voici donc la fin de ma vie, mon dernier souffle ? » se demanda Lide avant de sombrer dans le plus profond des sommeils.
***
Dans un bosquet, à la lisière de la forêt calcinée, une femme, un elfe, un centaure et un nain regardaient la scène. Ce dernier brisa enfin le silence de cette drôle de troupe :
« Êtes-vous certains qu’il faut les laisser en vie ?
— Oui, les étoiles sont formelles. Ce sont bien eux, répliqua le centaure.
— Et tout cela devrait me rassurer ? dit le nain.
— Oui, Madialie est formelle, il faut les sauver pour que la prophétie se réalise.
— On parle d’une prophétie qui pourrait avoir pour conséquence de détruire notre monde !
— Stop, tous les deux ! Notre compagnie a tranché, on exécute les ordres, les coupa l’elfe.
— Et si tout cela déclenche une nouvelle guerre, ou pire encore, la fin de notre monde ? On restera comme le quatuor qui n’a pas voulu agir, s’énerva le nain. On a une occasion unique de détruire cette prophétie.
— Parlons-en, des guerres. Lors de la dernière, vous les nains, on se demande dans quel camp vous vous trouviez, répliqua le centaure.
— Tous les nains n’étaient pas d’accord. Et, en parlant de guerre, qui a…
— Stop ! On n’est pas là pour refaire l’histoire, nous allons nous faire repérer. Cette discussion a déjà eu lieu. Une décision a été prise, respectons-la », l’interrompit l’elfe.
Au même moment, une boule rouge s’éleva au milieu des arbres, se mit à vibrer et disparut comme elle était apparue. « Les voilà partis. Maintenant, la prophétie est lancée. Prions pour qu’elle ne se dirige pas vers la mauvaise cible. »
Après ces quelques paroles, le centaure prit la direction de la forêt et commença son chemin. Il se retourna une dernière fois en espérant ne pas avoir conduit son monde vers les ténèbres. Il fut suivi par le groupe, le nain ferma la marche en bougonnant.
Ca commence fort, mais j’attends la suite, pour voir.