Le groupe se mit en marche. Il traversa de nombreux couloirs sinistres seulement éclairés par des torches enflammées accrochées au mur. Lide était soulagée de revoir les autres passagers en bonne santé : chacun semblait avoir été guéri de ses blessures. Malheureusement, beaucoup de monde avait dû périr dans le crash de l’avion. Elle dénombra seulement douze personnes, sur la centaine qui avait embarqué.
« Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer », leur dit madame Lairecel. Elle tentait de les rassurer, mais les pensées de Lide étaient ailleurs. Ses yeux s’embrumèrent en songeant à ses amis disparus. Qu’était-il advenu de leurs corps, abandonnés dans la forêt ? Se consumaient-ils dans ce qu’il restait de la carcasse de l’avion ? Elle avait peur et appréhendait de savoir où ils se rendaient. À ses côtés, Alexandre pleurait silencieusement, son regard semblait perdu. Arno, habituellement blagueur, avait l’air pensif. Quel sort leur réservait-on ? Chacun d’eux se déplaçait avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. La peur de l’avenir faisait peser un silence de plomb sur le groupe que seul le bruit des chaînes venait perturber.
La pauvre Julie, à sa façon de marcher et son teint blafard, semblait indiquer qu’elle avait déjà rejoint ses parents, morts quelques semaines plus tôt. Après de nombreuses discussions, Lide et Arno avaient réussi à la convaincre de participer au voyage scolaire pour se changer les idées.
Le groupe descendit de nombreuses marches. À plusieurs reprises, des prisonniers trébuchèrent. Les escaliers se révélaient être un véritable piège mortel. Ils traversèrent une porte, puis une autre, pour finir par se retrouver dans un grand hall. Arcale, l’homme au visage couvert de cicatrices, se tourna vers eux. Les prisonniers se crispèrent. Le silence devint pesant. « Nous voilà arrivés devant la salle du Conseil. »
Chaque survivant fixa la grande porte en chêne. Elle était ornée de superbes gravures représentant divers peuples et créatures. Les détails étaient magnifiques, à tel point que la porte semblait vivante.
« Gardes, veuillez les détacher ! » ordonna l’homme. Les gardes approchèrent et se saisirent des chaînes. Dans un bruit métallique, un par un, les prisonniers se retrouvèrent libérés de leur emprise. Arno se frotta les poignets.
« Je commençais à ne plus sentir le bout de mes doigts ! Ils auraient pu serrer un peu moins fort ! » dit-il du bout des lèvres.
Un membre du Conseil sortit du rang, un gnome qui ressemblait étrangement au nain de jardin de la grand-mère de Lide, en plus grand et avec un chapeau pointu rouge, ce qui la fit sourire. Il s’avança et frappa à la majestueuse porte, qui s’ouvrit instantanément.
Plusieurs prisonniers ne purent s’empêcher de pousser un cri d’étonnement. Une grande salle encore plus majestueuse que la porte d’entrée se révélait devant leurs yeux. Sa beauté tranchait avec les lugubres couloirs qu’ils venaient de traverser. Elle contenait une tribune circulaire pleine à craquer. L’assemblée s’était tue au moment de l’ouverture des portes. D’un rapide coup d’œil, Lide aperçu des nains au comportement hostile qui semblaient prêts à leur sauter dessus au moindre mouvement. Des boules de feu en lévitation éclairaient la salle d’une lumière douce et agréable. Un orque la sortit de sa contemplation en lui donnant un coup sur la tête. « En avant. »
Les passagers hésitaient entre la peur de l’avenir et la beauté du présent. « Dépêchez-vous ! » Les orques poussèrent les prisonniers qui, sous la pression, se mirent en mouvement pour se retrouver au milieu de ce qui ressemblait à une arène. En face d’eux se dressait une estrade avec sept grands trônes rouges qui les surplombaient. Sur le mur, sept grands étendards étaient disposés à l’arrière des trônes. Un homme vêtu d’une robe rouge feu se rapprocha du bord de l’estrade et prit la parole avec une voix anormalement amplifiée.
« Mesdames, messieurs, peuple de Gristour, très chers visiteurs », dit-il en montrant les détenus d’un geste de la main.
Lide entendit quelques-unes des personnes présentes dans les gradins leur lancer des jurons. Elle avait l’impression de se retrouver dans une arène romaine, attendant que les pouces se tournent vers le bas pour que l’exécution soit ordonnée. L’homme de l’estrade n’y prêta pas d’importance et reprit la parole :
« Le Conseil se réunit aujourd’hui pour une séance extraordinaire. Le jury sera composé du chef de chacune des sept communautés du royaume de Gristour. »
Plusieurs personnes entrèrent dans la pièce par l’arrière des trônes et prirent place sur ces derniers. Lide reconnut immédiatement Brianna. Elle ne devait pas être la seule à avoir déjà fait sa connaissance, car plusieurs passagers lui firent un signe de la main. Elle ne leur répondit pas et garda un regard froid et distant. Chacun des jurés semblait appartenir à une race différente. En plus de Brianna, il y avait l’homme à la robe rouge, le nain, un orque aussi horrible que Balur mais encore plus impressionnant physiquement, quelqu’un que Lide identifia comme étant une centauresse, car elle avait le buste d’une femme et le corps d’un cheval, et une fée vêtue de couleur violet et vert qui volait avec grâce. Une fois que chaque juré eut pris place, l’homme reprit la parole :
« L’audience peut commencer ! » Un silence tomba sur l’assistance. « Procès du treizième jour de la lune des dieux, année 341. Nature des faits reprochés : invasion de notre monde dans le but de déstabiliser notre peuple et mener à une guerre.
— Ce n’est pas vrai ! Nous ne sommes pas là pour ça ! » se mit à crier un homme aux cheveux gris.
Une femme lui attrapa le bras. Il parvint à se défaire de son emprise, et avança vers les membres du Conseil. Un éclair l’envoya au sol. Lide n’eut pas le temps de voir d’où le sortilège provenait. L’incident déclencha des cris et de nombreuses insultes qui se mirent à pleuvoir des gradins.
« Qu’on les tue tous ! » s’exclama un centaure pressé dans la tribune. La situation devenait tendue. Les gardes, d’un geste de la main, envoyèrent de grands boucliers magiques en direction des tribune. Après quelques minutes d’appel au calme, tout le monde sembla de nouveau disposé à continuer la séance dans un silence tout relatif. Le contestataire était parvenu à se relever et retrouva difficilement sa place aux côtés de sa femme inquiète. Un homme qui se tenait près des membres du Conseil prit la parole :
« Bien, continuons, nous allons maintenant écouter les membres du Conseil. Madame Astroluna, représentante des centaures, vous avez été élue par vos pairs pour représenter le gouvernement et diriger la séance. »
La centauresse se leva de son siège. Lide l’observa avec plus d’attention. Elle avait le visage d’une vieille femme, les cheveux grisonnants, et les flammes des boules de lumière se reflétaient sur sa robe de couleur alezan. Elle leva les bras puis prit la parole :
« Mes partenaires du Conseil me font un grand honneur, mais me confient également une très lourde responsabilité devant cette grave menace qui plane aujourd’hui sur nos peuples. Nous ne le savons que trop bien, la paix actuelle est précaire et elle dépend d’un travail de chaque instant que nous ne pouvons mettre en péril. Chacune des populations présentes ici a souffert de nos précédentes erreurs. Arialie, fée de premier ordre et représentante des petits peuples ici présente, peut en témoigner. » Elle fit un signe en direction de la magnifique fée. « Certaines races ne se sont pas encore remises de leurs blessures, d’autres ont totalement disparu. » Arialie lui répondit par un signe affirmatif. « Les peuples de Brianna, représentante des elfes, et Aroder, représentant des orques, se sont entre-tués pendant la précédente guerre. Pourtant, aujourd’hui, ils sont présents ensemble pour construire un nouveau monde. Brianna a également vu ses trois filles être enlevées par les forces de la mort, et n’a pas cédé à la haine. Alors je vous le demande, à vous, membres du Conseil : allons-nous laisser ces envahisseurs détruire tout notre travail une nouvelle fois ? Nous avons déjà commis cette erreur une fois, allons-nous la répéter ? La décision est difficile, mais nous devons prendre nos responsabilités. »
Un tonnerre d’applaudissements se mit à retentir dans la salle. Les prisonniers s’observaient, la panique se lisant dans leurs yeux. Leur condamnation semblait déjà actée. Certains cherchaient une issue de secours. Lide tenta de croiser le regard de Brianna. Elle seule pouvait les défendre, mais elle continuait à garder un regard neutre. La centauresse se recula, et un nain prit sa place en jetant un air méprisant aux prisonniers.
« Je me présente : Norrie. En tant que porte-parole des nains, mon avis a encore plus d’importance que tous les autres. La fois précédente, nous avons commis une grave erreur. Quand des humains comme vous sont arrivés dans notre monde, les peuples étaient divisés sur le sort que nous devions leur réserver. Certains souhaitaient les sauver et tenter de trouver une solution pour les renvoyer vivants dans votre monde, d’autres désiraient qu’on les intègre parmi nous et, enfin, une très grande partie d’entre eux voulaient leur mort. Une partie de mon peuple s’est portée garante pour sauver vos semblables, au prix d’une très forte division dans nos rangs et même d’une guerre civile…
— D’autres hommes de notre planète se trouvent dans votre monde ! Où sont-ils ? Que leur avez-vous fait ? » Le passager qui s’était avancé précédemment avait repris la parole.
Cette fois-ci un frisson de peur parcourut les gradins. L’homme qui avait démarré l’audience s’avança, le regard sombre, et prit la parole :
« Messieurs, dans notre culture, couper la parole à un membre du Conseil est considéré comme une injure et passible de la peine de mort. Au vu de votre agressivité régulière et alors que nous avons déjà dû vous repousser, je demande à Norrie, victime de l’injure, de décider de votre sentence. »
L’homme devint livide et tenta de bafouiller quelques excuses, très vite couvertes par des injures qui se mirent de nouveau à pleuvoir depuis la tribune. Sa femme se jeta devant lui :
« Ne le tuez pas, s’il vous plaît, on ne connaît pas votre culture, il est désolé. Il ne recommencera pas, implora-t-elle la voix tremblante.
— Silence ! »
Un éclair blanc vint frapper sa poitrine. Elle fut propulsée quelques mètres plus loin et percuta le sol dans un bruit sourd. Norrie attendit quelques instants que le calme revienne dans la salle pour prendre la parole. Pendant ce temps-là, la femme se mit à genoux, les larmes aux yeux.
« Je peux comprendre votre difficulté à connaître nos lois et traditions. Cependant, cet événement prouve que tous les membres de votre monde sont agressifs et non fiables. »
Le nain dégaina une épée et leva le bras, un éclair en jaillit. Il frappa de plein fouet l’homme qui, sous l’impulsion du choc, fut projeté en l’air. Son corps survola les survivants. Lide sentit un souffle la survoler, et le corps inerte atterrit au pied de la tribune, le torse brûlé par le sortilège. Sa femme, qui était à genoux, se releva et se jeta sur le corps inerte de son mari.
« Vous l’avez tué ! Pourquoi ? Il n’avait rien fait ! hurla-t-elle.
— La loi est la même pour tous, nous ne pouvons pas faire d’exceptions, lui répondit Norrie.
— Peuple de barbares ! Mon mari était quelqu’un de bon ! Allez mourir en enfer… »
Le nain, sans hésitation, leva une nouvelle fois son épée. Un second éclair transperça les airs et vint frapper le torse de l’épouse, qui fut projetée en arrière et se consuma également. Son corps inerte se retrouva à quelques mètres de celui de son mari. Norrie reprit la parole d’une voix calme : « Une autre personne veut s’exprimer ? »
Tous les prisonniers gardèrent le silence et baissèrent les yeux, sauf une survivante que Lide reconnut comme étant la femme recouverte de sang qu’elle avait vue dans l’avion. Elle ferma les yeux pour ne pas voir une nouvelle personne mourir.
« Oui, nous vous écoutons », dit la femme. Sa façon de parler était très déstabilisante : elle semblait avoir gardé l’innocence d’un enfant, mais faisait preuve également d’une grande assurance.
« Très bien, continuons.
— Je m’appelle Ariel Sorian.
— Enchanté, pouvons-nous poursuivre ? » Norrie paraissait étonné de la stupéfiante décontraction de la jeune femme.
« Je vous en prie, répondit-elle avec un grand sourire qui semblait vouloir apaiser les tensions.
— Bien », dit le nain, totalement déstabilisé et ne sachant plus comment continuer.
Brianna se leva, et plusieurs prisonniers relevèrent la tête. Un souffle d’espoir vint remplir les poumons de Lide. Marion, qui était restée discrète jusque-là, donna un coup de coude à Julie : « Je la connais, elle est venue me voir dans ma cellule, elle va nous sauver. »
L’un des autres passagers, qui l’avait entendue, intervint :
« Je confirme : elle a été très gentille.
— Chut, écoutons ce qu’elle va dire », les coupa madame Lairecel.
Brianna s’adressa à Norrie :
« Merci Norrie, je vais prendre le relais.
— Bien, acquiesça le nain. J’en avais fini, de toute façon. Nous ne pourrons rien en tirer de plus. Tous les mêmes !
— Je me présente : Brianna. Je pense que nous sommes tous d’accord ici pour dire que ces hommes et ces femmes n’ont rien à faire dans notre monde. Ils méritent la mort. Alors, pourquoi se fatiguer dans un procès qui ne pourrait, au final, que raviver des tensions entre nos peuples ? Je propose un vote pour décider de leur mise à mort immédiate en fin de journée. »
Un milliard de décharges vinrent traverser le corps de Lide. Arno s’écroula tandis que, dans le même temps, Julie se mit à vomir. Leur dernier espoir venait de disparaître, mais aucun des passagers ne tenta de se révolter, de peur de mourir instantanément comme le couple.
« Je suis d’accord. » Aroder, l’orque, s’était levé et avait rejoint Brianna. Il reprit : « Dans le passé, nos deux peuples n’ont pas toujours été d’accord. Aujourd’hui marque le début d’une nouvelle ère, une union solide entre chacun de nos peuples. Je suis prêt à déclarer la fin de toute surveillance contre votre peuple, et à vous promettre une collaboration totale. »
Aroder tendit la main à Brianna, qui accepta sans hésitation ce geste qu’elle accompagna d’un grand sourire. Dans la tribune, les elfes poussèrent des cris de bonheur. Brianna demanda au public de se calmer, sans réussir à cacher sa fierté. Lide, les larmes aux yeux, se sentait trahie, bien qu’au final elles se connaissent à peine. Elle les avait vendus comme du bétail pour un accord.
« Je crois que tout cela sera bon pour nos deux peuples.
— Je le pense également. Le temps est venu pour les elfes de retrouver leur grandeur, lui répondit Aroder.
— Si tout le monde est d’accord, nous allons pouvoir procéder au vote. Pour une mise à mort au coucher du soleil, je demande aux personnes qui prennent part au vote de lever la main. »
Les sept membres du Conseil levèrent le bras en un mouvement simultané, ce qui déclencha une explosion de cris de joie.
« Pourquoi ? » Cette fois, Lide n’avait pas réussi à garder son sang-froid, elle semblait au bord de l’implosion.
Brianna tourna son regard vers elle.
« Je suis désolée, l’avenir de mon peuple est plus important que la vie de quelques étrangers.
— Je te… » Arno tira Lide en arrière et l’empêcha de terminer sa phrase.
« Arrête-toi, nous allons trouver une solution, lui demanda-t-il.
— Que veux-tu trouver comme solution ? Ils ont décidé de notre mort.
— On vient de survivre à un crash d’avion, ce ne sont pas quelques animaux qui vont nous avoir. »
Lide lâcha un sourire. Décidément, Arno avait toujours le mot pour la détendre.
« Si personne n’a plus rien à déclarer, la décision est sans appel. » Brianna fixa les prisonniers : tous semblaient dépités et totalement anéantis. « Bien, vous pouvez les ramener. L’exécution aura lieu au grand stade ce soir, au coucher du soleil. »
Dans un grand bruit métallique, les gardes apportèrent les chaînes, sous une pluie d’insultes venant de la tribune. Une fois les liens attachés, ils se mirent en marche pour sortir de la pièce qui à leur entrée ressemblait au paradis, mais qui abritait finalement le jugement du diable.
« Au moins, ils ne nous ont pas tués immédiatement, déclara Ariel.
— J’aurais préféré », lui répondit Tristan.
Les majestueuses portes se refermèrent sur leur passage.