Une bombe de mots

Aux signes de tête, je lâche un soupir, aux regards hargneux, je contemple malheureux mes chaussures tout abîmées.

Tous les matins, j’enfonce un peu plus mon bonnet sur mon crâne, cachant les nouvelles rides qui naissent chaque jour. Je croise mes bras contre mon ventre et réprime un grelottement.

Alors que je passe devant ce grand magasin, j’entends encore cette femme qui de sa voix enjouée, vous raconte les bien-faits d’un fromage ou d’une serviette. Vous êtes pendus à sa voix comme à celle d’une conteuse, et ses paroles incessantes qui reviennent toujours sur les mêmes mots semblent vous captiver mille fois plus que mes râles désordonnés.

Pourtant, sous ma voix plaintive et éraillée, sous mon esprit tourmenté et mon air de fou coincé en hiver, j’ai des choses à dire.

Mais qui veut les entendre, mes paroles à moi ? Mes anecdotes dont le monde entier se prive, mon histoire qui ne bercera peut-être pas les enfants, mais qui pourrait instruire leurs parents ? Qui va prendre le temps d’approcher mon visage repoussant pour que des oreilles entendent enfin mes discours ?

J’ai perdu cet espoir depuis bien longtemps, je me suis donc tourné vers vos yeux. Ainsi, vous n’avez pas besoin d’être en ma présence pour comprendre mes messages. Ce mur en face de vous, est mon micro relié à toutes les radios, il est aussi ma caméra reliée à chacune de vos télévisions.

Car si mes cris ne parviennent pas à vos oreilles, alors mes fresques atteindront vos yeux !

Mes pinceaux sont comme des mégaphones ! Et si mes dessins sont des noms alors mes couleurs sont des verbes ! J’ajoute ma ponctuation en écrivant mes majuscules, puis repars en vagabond, fier d’avoir rempli une nouvelle bulle.

Car si vous ne voulez pas les entendre, alors vous allez les voir ! Mes mots ne resteront plus coincés au fond de ma gorge, ils sortiront de ma tête, et même si je ne peux pas les crier, je sais qu’ils vous parviendront.

Finalement, à quoi bon avoir une belle voix, un charisme naturel, quand un mur peut faire passer un beau et vrai message de paix ?

Moi, je convertis vos débats en nuances, vos propos en géométrie. Et pour justifier ma délinquance, je témoigne de votre mépris. Si vous vous approchiez de moi, peut-être vous expliquerai-je mes problèmes, et sans vouloir dicter ma loi, mes dessins sont les plus beaux des poèmes. Chaque teinte est une note de ma chanson, de ma vie, et ma peinture est le stylo d’un auteur de tragédie. D’un écrivain méconnu, en recherche de lecteur, d’un homme perdu dans sa rue, en quête d’un brin de bonheur.

Allez-y approchez ! Et venez les admirer ! Mes valeurs sans valeurs qui ne devraient pas vous repousser. Mes principes, les règles de mon jeu, les lois sortant de mon cerveau pour s’étaler sous vos yeux, imprégner les, et cessez de m’ignorer. On est tous pareils, on cherche tous à dire quelque chose !

J’ai une voix faible et sans auditoire, mais j’ai un talent pour embellir les trottoirs ! Chacun de vos regards, de vos photos, de vos films sur mes œuvres, sont comme des interviews retranscrites partout dans le monde.

Ma langue est internationale, tout le monde peut la comprendre ! Faites parler la colombe comme vous le voulez, colorez les personnages comme vous le souhaitez.

Écoutez leurs discours, leurs débats violents, leurs documentaires dans ce monde terrifiant. Mais n’oubliez pas que dans notre petite ville, je suis toujours là. Vous voulez des animaux, je vous en crée des plus fantastiques, et pour voir du pays, écoutez mes histoires et mes anecdotes crayonnées. Les leçons de philosophie, je vous les donne, apprenez-les. Je suis sans défense devant vous, je me dévoile entièrement, et voyez comme nous sommes d’accord sur bien des points, voyez comme je suis loin d’être différent.

Puis le temps continue sa course, il sort sa gomme et m’offre une nouvelle toile. Devant ce mur aux couleurs effacées, je me remet au travail. Je trouve les rimes entre mes formes, je forme des strophes avec mes personnages, et leurs expressions sont des alexandrins.

L’orage fait alors son entrée, il bouscule tout, détruit tout, pire qu’effacer il fait tomber la foudre sur mes dessins. De grands traits noirs s’abattent sur mes mots tant recherchés, comme censurés par d’autres peintres sans réflexion.

Je ne suis qu’un vieil homme qui rêve de se faire entendre, mais j’aimerais tant leur demander de me comprendre. S’ils veulent des explications, je ferait de l’art moins abstrait, s’ils veulent du concret, je dessinerais sans filtre et sans regret. Mais avant de me couper au montage, m’ont-ils seulement regardé ? Sûrement ont-ils aperçu, ce grand-père tout emmitouflé, qui tente de créer un univers avec le nez bouché, mais ils n’ont pas vu mon message. Je suis comme Hermès coincé dans ce corps que tout fait craquer. J’ai beau me relever il réapparait, ce floutage sur mes œuvres, ces rires sur mes tentatives d’expression, ces hommes qui ne font qu’ignorer mes hurlements, de joie comme de douleur.

Malgré tout il y a ces nombreux passants, qui prennent ma défense, qui s’émerveillent devant ma vérité. Ils comblent mon silence, et comme une chaîne ils font passer mes idées.

Je n’ai pas cessé de dégouter, mais au moins mes mots sont écoutés.

Certains parlent avec les mains, d’autres tapent avec les mots. Mes dessins sont mes seuls moyen d’expression, et quand je vois celle de vos visages, je suis comme un chanteur ému qui regarde ses admirateurs à leur insu, et je me dis enfin « ils m’ont entendu ».