Nancy 5 Octobre 1994
Voici quasiment un an qu’elle se sent seule et passe son temps à se désespérer. Aujourd’hui pourtant elle a décidé de se reprendre en main. Elle ne veut plus supporter, ou plus exactement, ne peut plus supporter de rester à attendre un événement qui pourrait ne jamais arriver. Jusqu’à ses quatre dernières années Margaux menait une vie calme, heureuse entre un travail qui la passionnait et un mari qu’elle adorait, cependant en août 1990 tout a commencé à se dérégler. Cela fait trois cent vingt-et-un jours que son monde s’est écroulé. Sa vie paisible s’est transformée en un véritable cauchemar. Elle ne sait plus rien faire qu’attendre, espérant son retour. Tous ceux qui la connaissent ont tenté de lui expliquer qu’elle devait se rendre à l’évidence. François ne reviendrait plus. Mais Margaux ne comprend toujours pas pourquoi François aurait voulu disparaître. Ils se connaissaient depuis quatorze ans. Ils étaient ensemble depuis sept ans, ils auraient dû célébrer en octobre dernier leur cinquième anniversaire de mariage, et leur 25 ans respectif. Chaque année, ils prenaient une semaine juste pour eux. Ils revenaient tous les ans à Bénodet faire leur pèlerinage en souvenir du jour où ils s’étaient rencontrés. A l’époque, ils n’avaient pas encore douze ans l’un et l’autre. Ils étaient venus faire leur premier stage de voile à l’UCPA, puis d’année en année, ils s’étaient retrouvés invariablement à toutes les vacances hormis celles de Noël. Lui était l’intellectuel du groupe, brillant élève, il était méthodique, organisé, rigoureux. Elle était la fille la plus effacée, la plus timide qui soit, passant l’essentiel de son temps libre à dessiner dans son coin. Une seule chose les avait réunis : la passion de la voile. La première année chacun s’était retrouvé dans son optimiste, une petite coquille de noix destinée à initier les débutants à la pratique de la voile, or ce n’était pas que cela. Durant le temps passé dans cette espace réduit, ils avaient été seuls face à leurs certitudes et à leurs doutes… Ce fut un bien bel apprentissage de la vie, pense Margaux à cet instant. Un jour le hasard les avait réunis et au fil des années ils avaient navigué ensemble sur un dériveur prenant à tour de rôle la barre ou le foc. Cependant lors des régates, Margaux laissait plus volontiers François prendre la barre. Il était devenu tout naturellement le capitaine et elle était l’équipière. Elle avait presque treize ans, la fois où ils avaient gagné la coupe interclubs départementale du Finistère devant le bateau d’Éric et Sophie, le meilleur équipage junior de dériveur des Glénan. Pas une année, ils ne rataient leurs vacances à l’UCPA de Bénodet, été comme hiver, ils venaient immanquables faire un stage à chaque vacances et participer à de nombreuses régates. Ils étaient devenus des équipiers inséparables durant leurs séjours, très bons navigateurs, gagnant chaque année plusieurs compétitions.
Margaux voudrait avancer pourtant tout lui remet en mémoire François. Ses affaires sont encore dans le dressing, elle n’a pas voulu s’en séparer jusqu’à présent. Elle devrait être raisonnable comme le lui répète sans cesse Valérie, sa meilleure amie qui vit avec elle depuis la disparition de François. Valérie n’a jamais accroché avec François dès sa première visite à Clermont-Ferrand pour les fêtes de Noël en 1984. Elle avait trouvé Emilie, la maman de Margaux, trop laxiste à cette époque. Elle n’avait pas compris qu’elle ait pu accueillir sous son toit ce garçon dont personne ne savait rien. Elle n’avait pas hésité à prévenir tout le monde que cette histoire finirait mal et aujourd’hui elle en avait la preuve. Au cours de toutes ces années, Valérie n’avait cessé d’être de plus en plus virulente vis-à-vis de François. Malgré cela, Margaux ne lui en avait pas vraiment tenu rigueur. Elle savait qu’elle ne voulait que son bien. Depuis toujours son amie avait été à ses côtés particulièrement dans les moments les plus difficiles de sa vie. Margaux et Valérie se connaissaient depuis si longtemps. Etant petite, elles étaient voisines de palier, du même âge elles avaient été en classe ensemble, au collège comme au lycée et étaient devenues comme les doigts de la main. La vie les avait quelque peu séparées, toutefois elles étaient toujours restées en contact ; avec le temps et les coups durs que Margaux avait dû affronter ces dernières années, Valérie en avait profité pour se rapprocher davantage de son amie. Il existait entre elles une relation un peu étrange pour reprendre le terme qu’avait exprimé François un soir où il les avait trouvées toutes les deux enlacées en rentrant chez lui. Margaux lui avait expliqué que Valérie avait eu un coup de blues et qu’elle était venue trouver sa meilleure amie pour un peu de réconfort, réconfort affectif quelque peu ambivalent aux yeux de François. Il est vrai que Valérie avait toujours été très tactile vis-à-vis de Margaux, cependant à ses yeux, à elle, rien ne lui paraissait étonnant. Margaux avait continuellement pu compter sur Valérie et ce n’était qu’un juste retour des choses. Pourtant désormais elle voit son amie au travers des yeux critiques de François. Elle doit reconnaître que parfois l’attitude de Valérie l’étonne. Comment n’a-t-elle pas vu clair en elle avant la disparition de François. Aujourd’hui c’est Margaux qui a besoin d’aide pour continuer à vivre sans l’homme de sa vie, que deviendrait-elle si elle n’avait pas le soutien de sa seule véritable amie.
Dans quelques jours, Margaux va avoir 26 ans, Dieu que François lui manque. Elle se souvient du jour où elle a reçu sa première carte d’anniversaire pour ses quinze ans. Tout d’abord, elle avait été étonnée par son geste. Certes ils avaient été proches durant les vacances qu’ils passaient à Bénodet au cours de ces trois dernières années, néanmoins à aucun moment François n’avait paru s’intéresser à elle en dehors de la voile. Elle, à l’inverse, dès qu’elle avait rencontré François, elle avait eu l’impression qu’il deviendrait la personne la plus importante de sa vie. Et l’unique personne à qui elle en avait parlé, avait été Valérie qui l’avait dès le début dissuadée de poursuivre quoi que ce soit avec ce garçon lointain et sans intérêt. Valérie à l’époque était bien plus délurée que Margaux, du haut de ses treize ans, elle se vantait d’être déjà sortie avec plusieurs garçons et n’avait pas hésité à les critiquer ouvertement. Les garçons étaient pour elle inintéressants, vulgaires et par-dessus tout totalement incapables d’apporter à une fille ce dont elle avait besoin. Avec le recul, Margaux se demande si François n’avait pas été le seul à voir juste en Valérie. Mais qu’importe aujourd’hui…
A cet instant, elle se dirige vers sa chambre, fait coulisser le troisième tiroir de sa commode d’où elle sort une boite finement ciselée que François lui a ramené de l’un de ses voyages en Asie. Elle la pose délicatement au sol, s’assied à côté et l’ouvre. Elle est songeuse en apercevant la fameuse première carte d’anniversaire de François, qu’elle prend et relie avec les larmes aux yeux :
« Nancy, le 8 octobre 1983, Bon anniversaire Margaux, tu m’as manqué cet été et sans toi je n’ai gagné aucune régate. Donne-moi de tes nouvelles que j’espère bonnes.
J’espère que tu n’as pas trouvé un autre équipier.
François ton équipier ».
Cette carte l’avait bouleversée à l’époque bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Et contrairement à ce que lui avait prédit Valérie, il l’avait remarquée, elle, la petite provinciale, timide, réservée, distante, qui n’avait rien laissé paraître de ce qu’elle avait au fond de son cœur. Elle était beaucoup trop intimidée par ce garçon beau comme un dieu et si intelligent que toutes les filles auraient aimé avoir à leurs côtés. Or, il n’était sorti avec aucune d’entre elles durant toutes les vacances où ils s’étaient retrouvés année après année. Était-ce possible qu’il ait pu éprouver des sentiments semblables à ceux de Margaux. Cette question elle se l’était posait mille fois sans pour autant y répondre positivement surtout compte tenu de ce que son amie Valérie ne cessait de lui soutenir. Mais voilà que, quelques jours avant ses quinze ans, il lui avait envoyé cette carte d’anniversaire étonnante. Valérie lui avait déconseillé d’y répondre, cependant sa mère et sa tante Lise lui avaient suggéré de faire selon son cœur. Néanmoins sur l’insistance de Margaux, toutes deux l’avaient conseillée et aidée à trouver les mots justes. Elles étaient très proches toutes les trois. Sans doute les circonstances de la vie les avaient-ils rapprochées plus encore. Le petit ami d’Emilie avait disparu sans un mot à l’annonce de sa grossesse et elle avait élevée toute seule ou presque sa fille. Cela n’avait pas été facile au début cependant elle n’avait jamais baissé les bras et s’était toujours battue bec et ongles contre ce qui aurait pu apparaître comme une évidence. La petite provinciale du Jura n’avait que peu de chance de s’en sortir toute seule et il avait paru nécessaire à son entourage de la mettre en garde sur le fait que : garder son bébé lui ôterait toute ses chances de voir son avenir se dérouler comme elle l’avait envisagé. Or rien ni personne n’avait réussi à persuader Emilie à faire supprimer ce qui apparaissait aux yeux de son entourage comme une erreur de jeunesse mais aux siens comme une bénédiction.