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En lisant et relisant ses courriers, Margaux éclate de rire. Elle n’a pas montré ces brouillons à François. Elle le regrette aujourd’hui et se promet de le faire quand il reviendra enfin. Mais reviendra-t-il vraiment ? Elle veut y croire même si désormais elle a pourtant décidé de poursuivre sa route. Elle sait qu’il restera toujours une place pour François s’il devait revenir. Elle sait qu’elle ne lui posera pas de question. Elle sait qu’elle l’aime tant qu’elle pense pouvoir faire abstraction de ce qu’il aurait pu se passer durant son absence. Toujours prise dans ses pensées, elle ouvre un nouveau courrier de François :
« Nancy, le 23 décembre 1983
Margaux,
Je voulais absolument d’envoyer ce courrier avant la fin de l’année, non pas pour te contrarier mais te prouver que parfois on peut être surpris car je suis certain que tu le seras en recevant ma lettre. Pour ce qui est de mes vacances, je vais rester chez moi aussi. Mes parents voulaient m’envoyer à la montagne faire du ski avec un couple de leur relation qui a un fils de mon âge. Nous ne sommes même pas copains et nous n’avons aucun point en commun. Alors j’ai préféré décliner cette proposition. Je vais comme d’habitude passer mes vacances seul ou plus ou moins mais cela ne me dérange pas. Mes parents qui comme toujours seront très occupés par leurs engagements respectifs ont demandé à Martha de veiller sur moi. Ce qu’elle fera c’est certain. Elle m’a promis de me mijoter de bons petits plats. Martha est une personne que je te présenterai un jour et tu verras, je suis sûr qu’elle te plaira et que tu lui plairas aussi. Pour en revenir au choix de ton professeur principal, je le trouve très judicieux. Comme il te l’a dit tu es une bonne élève autant dans les Arts que dans les études mais indépendamment de cela, je sais que tu sauras très bien t’en tirer avec les membres de l’académie. Il faut te persuader que tous les gens que tu vas rencontrer ne t’arrivent pas à la cheville. Ce sont des petits-fonctionnaires qui font ce qu’on leur demande, ils sont incapables de prendre des initiatives telles que toi tu peux en prendre lorsque tu dessines et croques un personnage comme tu sais si bien le faire. Je me souviens d’un de tes croquis qui avait fait fureur une année, celui du responsable du matériel que tu avais comparé à un pitbull. C’était excellent et très réaliste. Il était aussi méchant et stupide que ce sale chien. Alors ne cherche pas à te dénigrer. Ce n’est pas parce que tu n’es pas folle que tu n’es pas destinée à faire de grandes choses et je sais que de nombreuses personnes dans le monde verront un jour ce dont tu es capable. Je te souhaite une joyeux Noël si ma lettre arrive à temps et une bonne fin d’année et bien entendu à l’année prochaine. François ton équipier préféré ».
Margaux a les larmes aux yeux en parcourant ce courrier. François a toujours cru en elle, depuis le début. Aujourd’hui, elle doit reconnaître qu’elle n’est pas Van Gogh mais elle a sa propre galerie et elle expose un peu partout en France et en Europe. Le mois dernier, un américain de passage à Nancy, lui a demandé si une exposition dans une petite galerie de Boston pourrait lui plaire. Margaux n’aime pas vraiment voyager et heureusement que François l’accompagnait partout où elle devait aller. Elle a toujours été terrorisée à l’idée de s’éloigner de chez elle toute seule. Que va-t-elle devenir sans lui ? Aura-t-elle le courage de vivre sans lui ? Elle ne doit pas se poser de telles questions car elle sait que François va revenir contrairement à tout ce que Valérie ne cesse de lui répéter. Elise est moins catégorique, elle espère elle aussi, néanmoins Margaux ne sait pas si elle le fait parce qu’elle y croit ou tout simplement pour lui éviter de réellement sombrer dans un profond désespoir. C’est elle qui l’a poussé à contacter la police pour lui suggérer un enlèvement éventuel. Sa disparition leur parait vraiment étrange à chacune d’entre elles. Ils étaient si proches, si complices, si complémentaires, comment imaginer qu’il ait décidé sur un coup de tête de s’enfuir, pour où et surtout avec qui ? Et pourquoi ? Ils sortaient presque toujours l’un avec l’autre. Cependant l’inspecteur de police qui s’occupe de cette affaire a envisagé toutes les pistes et a remué de nombreux souvenirs très pénibles pour Margaux. C’est vrai qu’ils ont eu une mauvaise passe après la mort de leur fils Luc, situation qu’ils avaient malgré tout réussi à surmonter. Toutefois lors de l’échec de sa seconde grossesse, là encore leur vie en avait été très affectée mais ils avaient su reprendre leur vie en main jusqu’au dernier mois avant sa disparition. Margaux s’en était confiée à Valérie. François lui avait avoué qu’il avait couché avec une de ses étudiantes. Il avait commis une erreur, il le savait et c’était la raison pour laquelle il ne pouvait plus vivre avec ce mensonge sur la conscience. Il s’en voulait. Il ne savait pas pourquoi il avait fait cela. Il ne l’avait jamais cherché. C’était arrivé et il ne s’expliquait pas comment il avait pu être aussi faible. Il savait pertinemment qu’un jour ça se saurait et qu’ils en souffriraient l’un comme l’autre énormément. Il savait également que cette erreur lui coûterait très chère si le comité de la faculté où il faisait ses recherches l’apprenait. Au moment où il l’avait annoncé à Margaux, il était conscient qu’il pouvait tout perdre, son travail et sa femme. Or, seule Margaux le souciait, c’est ce qu’il lui avait dit. Il était prêt à tout quitter sauf elle qu’il aimait par-dessus tout, malgré les apparences trompeuses.
Pour éviter de s’apitoyer sur son sort, Margaux ouvre une nouvelle enveloppe, d’où elle sort une feuille qu’elle déplie soigneusement. Il s’agit d’une copie d’un dessin représentant François, qu’elle avait fait de mémoire ; elle avait complètement oublié ce croquis au-bas duquel elle avait noté :
« Clermont-Ferrand, le 20 décembre 1983
Joyeux Noël mon tendre François, j’ai oublié de te joindre ton cadeau dans mon précédent envoi. Margaux ton équipière préférée ».
Comme il était jeune et beau. Il avait dû recevoir ce dessin juste après avoir expédié son dernier message de l’année. Margaux se met à pleurer comme une enfant ; c’est à cet instant précisément qu’elle prend la décision de descendre à Clermont-Ferrand la semaine suivante. Il est vingt-deux heures quand elle s’apprête à décrocher le téléphone pour appeler Elise et lui demander si elle peut venir chez elle passer quelques jours dont elle a besoin pour faire le vide. Depuis la disparition de François, elle mange, boit, dort à peine et n’arrive plus à travailler. Il est vrai que Valérie lui maintient la tête hors de l’eau, toutefois Margaux aurait préféré être seule quitte à sombrer. Seule face à sa peine pour vivre ou mourir. Seule face à sa détresse. Elle est reconnaissante à Valérie d’avoir tout quitté pour elle voilà quasiment une année or aujourd’hui, elle voudrait se retrouver toute seule et l’unique moyen qu’elle a échafaudé pour ne pas froisser son amie, est de s’enfuir chez Elise. Margaux sait que Valérie risque de prendre très mal cette décision, et elle comprend son amie qui a tout quitté à Clermont-Ferrand, il y a un an pour l’épauler en tentant de refaire sa vie à Nancy. Elle a trouvé un travail mais elle ne s’est toujours pas décidée à se chercher un appartement sous prétexte de ne pas vouloir laisser Margaux seule face à sa peine. Valérie ne comprend pas qu’elle a besoin de cette solitude pour avancer, éventuellement pour se reconstruire. Avant même de composer le numéro, Margaux raccroche, il est un peu tard. Elise risque de se faire du souci en entendant sonner le téléphone à cette heure-ci. Il sera toujours temps de l’appeler le lendemain.