Pendant que tante Lise poursuit ses chansonnettes dont elle connait par cœur les paroles, Margaux se lève, enfile un survêtement et montre le bout de son nez au travers de la porte. Sans même se retourner tante Lise lui lance :
– Bonjour mon chaton, et bon anniversaire, t’es-tu bien reposée ? J’espère que ce ne sont pas mes vocalises qui t’ont réveillée ?
– Oh non, au contraire, grâce à elles j’ai replongé dans un sommeil encore plus profond il y a deux heures environ. Nous aimions avec maman quand tu chantonnais au restaurant, tout le monde aimait d’ailleurs… Je n’ai pas aussi bien dormi depuis la disparition de François, je crois bien. J’en avais besoin, j’étais au bout du rouleau ces derniers jours.
– Tu as eu raison de venir voir ta tante Lise qui va bien s’occuper de toi désormais. As-tu faim ? Je t’ai préparé de bonnes choses, tout ce que tu aimais. Tes goûts n’ont pas changé, n’est-ce pas ?
– Non, j’aime toujours tes plats de pâtes en sauce et tes ragoûts de mouton.
– Je vois que tu as gardé malgré les années ton nez, allez viens te mettre à table nous allons déjeuner.
– C’est le meilleur anniversaire que j’ai eu depuis deux ans. Et il ne m’en faut pas plus pour être heureuse, je te promets.
– Nous pourrions aller faire quelques courses cet après-midi, si tu veux. J’aimerais t’offrir un beau cadeau d’anniversaire.
– Je préfère autant que nous restions ici toutes les deux, c’est celui-là mon plus beau cadeau. Être ici avec toi que j’ai trop longtemps négligée. Pardon, tu me pardonnes tatie ? dit-elle avec des yeux de chiens battus.
La journée passe sans que ni l’une, ni l’autre n’aborde quoi que ce soit concernant le ou les fameux coups de fil qui ont retenti ce matin à plusieurs reprises. Elles n’ont pas envie qu’une nouvelle fois Valérie viennent troubler leur intimité. Margaux ne dit rien et Tante Lise comprend que ce sujet ne doit pas être abordé pour le moment. Le temps est au recueillement, aux souvenirs des merveilleuses années où toutes les trois, en compagnie d’Emilie, l’amie et la mère aimante, elles riraient de tout et de rien. Insouciantes et heureuses des instants présents. Durant des heures, une tasse de café à la main, elles parlent évoquant le passé. Les soirées au restaurant, les années lycée, les vacances à la mer. Margaux parle beaucoup puis écoute tante Lise lui décrire pour la millième fois comment elle a atterri à Clermont-Ferrand. Combien elle a aimé sa vie ici aux côtés de son compagnon, l’amour de sa vie, toute sa vie. Comment avant l’arrivée d’Emilie, elle avait failli sombrer de se sentir toute seule. Comment grâce à elles deux, elle s’était remise à croire en la vie, en la famille, en l’amour. De fil en aiguille, l’une et l’autre prennent la parole et dévoilent des moments intimes, très personnels, des non-dits par pudeur sans doute. Elles n’arrêtent pas de parler sauf pour boire du café ou du thé, parfois pour s’évader dans des rêves éveillés qui les font sourire pour repartir à nouveaux dans des évocations d’un lointain passé. La journée s’égrène ainsi calmement jusqu’à un nouveau coup de fil auquel on ne répond pas, puis un nouveau et encore un autre. L’une et l’autre restent impassibles comme si elles ne l’entendaient pas, comme s’il n’avait pas existé. Il n’a pas existé. Enfin en début de soirée alors que tante Lise prépare à nouveau le repas, Margaux prend son portable et appelle Valérie. Elle doit garder son calme et apaiser son amie. Elle sait qu’elle va lui mentir mais qu’importe ce n’est que pour la préserver ou se préserver elle-même de l’emprise qu’elle a sur elle. La conversation est rapide :
– Valérie, bonsoir comment vas-tu ? Désolée de ne pas t’avoir appelé hier soir en arrivant mais j’étais crevée. J’ai d’ailleurs passé toute la journée à dormir, je viens juste de me réveiller. Comment vas-tu ? Quel temps as-tu à Nancy ? As-tu été travaillé aujourd’hui ? Et qu’as-tu fait de beau ? Raconte-moi, s’il te plait. Margaux lâche d’un trait toutes ses questions et entraîne volontairement la conversation vers tout ce qui est lié à son amie. Elle espère ainsi l’obliger à répondre à ses questions sans intérêt certes mais dénuées de toute implication trop personnelle. Elle a eu raison, puisque Valérie ne lui fait aucun reproche, aucune allusion sur son oubli juste une remarque ou deux sur le fait qu’elle doit désormais être reposée pour avoir autant dormi. Elles se promettent de se rappeler très vite sans que Valérie ait eu le temps de lui demander quand elle comptait rentrer.
En raccrochant le combiné, le sourire qui pointe aux creux de ses lèvres se termine en un éclat de rire lorsque son regard croise celui de tante Lise. Elles savent l’une et l’autre que tout ceci n’est qu’un leurre, un piège, une tromperie destinée à détourner l’attention de Valérie. Si tante Lise ne connaissait pas si bien sa nièce, elle serait tentée de penser qu’elle est vraiment machiavélique. En fait elle se protège et évite tout sujet de discussion susceptible de dégénérer. ELise sait très bien comment est Valérie pour l’avoir vue grandir aux côtés de Margaux. Autant sa nièce était timide et réservée autant Valérie était volubile et égocentrique. Sans le laisser paraître, elle a toujours eu énormément d’influence sur tout le monde. Elle savait ce qu’elle devait faire pour obtenir l’approbation de tous, elle doit le savoir encore aujourd’hui. Elise comprend pourquoi sa nièce est venue se réfugier chez elle. Et sans un mot de plus, elles savent que tout est dit. La Valérie adolescente, percutante et intransigeante a refait surface. Elle n’aurait pas dû choisir ces moments si pénibles pour Margaux pour l’envahir de la sorte. Son caractère plein, entier souvent tranchant toujours accaparant lorsqu’il s’agit de Margaux a ressurgi c’est la raison qui la pousse à s’éloigner de Valérie. Elise espère qu’enfin sa nièce va prendre conscience que son amie si fidèle est aussi un véritable poison. Sa mère l’avait compris et l’avait mise en garde contre la mauvaise influence qu’elle avait sur sa fille. A cette période Margaux ne voulait rien entendre, Valérie était son amie, la seule amie qu’elle avait. C’était la raison pour laquelle sa maman n’avait pas insisté espérant qu’elle serait bientôt protégée par François à qui elle était de plus en plus attachée. Valérie ne l’aimait décidément pas et avait détesté Emilie pour son laxisme lorsqu’elle l’avait invité à passer Noël chez eux en 1984. Après le décès de la mère de Margaux, Valérie avait espéré que son amie viendrait se réfugier chez elle, or rien ne c’était vraiment passé comme elle l’avait espéré. Et ce n’est qu’après qu’Elise soit tombée malade puis hospitalisée que Margaux avait enfin consenti à s’installer chez Valérie. Elise ressentait dans la présence de Valérie quelque chose de malsain, son débordement d’affection pour son amie avait quelque chose de pernicieux, voire menaçant. Elise n’avait jamais aimé l’emprise qu’elle avait sur sa nièce, elle était persuadée que le malheur entourait cette gamine. Emilie avait éprouvé un sentiment assez proche du sien sans pour autant croire qu’elle aurait pu attirer la malchance pour ne pas employer le terme qu’un jour Elise avait lancé – la malédiction -. Néanmoins lorsqu’Emilie avait demandé à Valérie de laisser sa fille faire ses propres choix un peu après ce fameux Noël, rien de bon n’en était ressorti. Valérie avait fait la sourde oreille et ne venait plus à la maison depuis deux semaines lorsqu’Emilie était décédée, ce qui avait fait accourir Valérie auprès de son amie. A cette époque, la police n’avait pas conclu à un accident mais à un suicide. Jamais Elise n’avait accepté leur version des faits. Son amie Emilie n’avait à aucun moment eu de telles pensées, or seule cette hypothèse avait été retenue. Cependant pour ne pas troubler sa nièce, Elise n’avait pas voulu poursuivre dans ce sens. Il fallait avancer sans se retourner, reprendre sa vie en main. C’est Tante Lise qui avait incité sa nièce à s’émanciper pour rejoindre la seule personne à part elle qui saurait prendre soin d’elle. S’éloigner de Clermont-Ferrand, de Valérie et de ses manigances ne pouvait que lui être bénéfique. Mais voilà la vie nous rattrape parfois.
À Mathieu… Le 13 n’est pas bien ? Je m’inquiète 😉
Pas de panique je l’aime aussi !! ?
Ouf, j’ai craint le pire !!!