La fuite en avant – Année 1989
Depuis son retour, Margaux vivait effectivement dans l’appartement de ses parents. Il y avait en elle une sorte de mal être indéfinissable qui la rendait absente. A plusieurs reprises, j’avais essayé de parler avec elle mais elle se renfermait instantanément puis disparaissait dans sa chambre. Je lui avais proposé de venir avec moi à l’IFSI pour rencontrer mes camarades de classe, cela ne l’intéressait pas du tout, alors j’avais voulu qu’elle croise chez moi quelques-uns de ses camarades de promo des Beaux-Arts. A nouveau, j’avais eu tout faux, à peine était-elle entrée dans ma chambre qu’elle s’était aperçue de mon manège et elle était repartie chez elle. Je ne savais plus vraiment quoi faire. Parfois Mariline montait dans ma chambre pour pleurer, elle m’expliquait qu’être si impuissante face à sa fille, la rendait aussi triste qu’au cours de l’année où Margaux avait disparue. Certes elle la savait en bonne santé ou du moins elle savait désormais où se trouvait sa fille cependant même si elle la sentait présente, elle avait comme moi l’étrange impression de n’avoir en face d’elle que le corps de sa fille mais plus son esprit. Elle, si enjouée avait perdu toutes émotions, son visage n’exprimait rien en particulier, ni tristesse, ni peur, juste une indifférence à tout et à tous, moi compris.
Nous avions tout essayé avec ses parents, des visites de musées, des cinémas, des expositions photos. J’avais d’ailleurs repris contact avec certains chefs de bandes de l’époque où Margaux avait fait son expo sur les émeutes en mars 1983 qui avaient eu lieu aux Minguettes. Evidemment, tous avaient vieillis, certains s’étaient rangé, d’autres étaient en prison, d’autres étaient toujours dans la cité sans pour autant faire partie des nouvelles bandes, toutefois tous, anciens et nouveaux avaient entendu parler de l’exposition de photos de Margaux. J’avais notamment évoqué l’idée de refaire une exposition avec le responsable en place de la MJC de la Duchère. Margaux avait été très claire, elle ne voulait plus faire de photos. Et c’était dans cet esprit que c’était poursuivi l’année 1989. Tandis que je terminais ma deuxième année à l’IFSI, avec brio, devais-je avouer, Margaux se renfermait chaque jour d’avantage.
Rentrée en seconde année à l’IFSI – 1989/90
Pour la première fois de ma vie, je me trouvais en tête de classe et j’en avais parlé avec Margaux, lui expliquant combien je lui étais redevable. J’espérais la pousser à me solliciter pour l’aider à mon tour, c’était peine perdue… Mariline, contrairement à sa fille, m’avait félicitée et invitée à déjeuner au restaurant. Ce jour-là Margaux lui avait indiqué qu’elle allait se réinstaller dans son studio, dont son père n’avait jamais voulu se séparer, persuadé de son retour. Nous nous en étions voulu mutuellement d’être sorties toutes les deux. Nous nous étions demandé si nous n’avions pas poussé Margaux à partir. Pouvait-elle être jalouse de ces liens ? Devais-je prendre du recul ? Des liens s’étaient tissés entre nous depuis la disparition de Margaux que nous ne pouvions cacher, cela nous permettait à l’une et l’autre d’avoir confiance en l’avenir malgré la distance que Margaux mettait sans cesse entre elle et nous. Je m’en étais ouverte à Mariline qui refusait catégoriquement cette option.
Mariline m’expliquant qu’elle était effrayée à l’idée que Margaux, encore très fragile, se retrouve à nouveau seule, ne souhaitait que je m’éloigne. Au contraire elle voulait que je reste aux côtés de sa fille, prête à intervenir. Mariline voulait que je sois ses yeux et ses oreilles. J’avais tenté de lui expliquer que son nouveau départ pouvait être l’occasion pour elle de revoir ses anciens voisins et de retrouver ses habitudes, peut-être aurait-elle envies de reprendre ses cours aux Beaux-Arts. Je n’en étais pas persuadée or cela ne me coûtait rien de lui remonter le moral en envisageant la meilleure solution. Je lui avais promis de rester cette fois très attentive à mon amie, je l’avais affirmé avec une grande conviction car je me reprochais toujours de ne pas l’avoir contactée en novembre 87 comme nous l’avions prévu, durant la semaine où Romuald était chez elle. Si je l’avais fait, Margaux se serait peut-être confiée et n’aurait pas disparue. Je m’en voulais tant, et je ne cessais depuis d’en parler à Xavier dont le fataliste tentait de me convaincre que si j’avais su la retenir à l’époque, je n’aurais certainement fait que repousser son départ.
Cette année Xavier avait passé ses concours d’entrée en écoles d’ingénieurs et par chance, il avait été reçu à Centrale Lyon à Ecully, l’école qu’il m’avait affirmé vouloir. Je n’ai jamais su si c’était la vérité ou si tout simplement il était venu me rejoindre. Il avait obtenu une bourse d’études et était logé dans une minuscule chambre dans le campus. Lorsque nous nous retrouvions, Xavier venait chez moi, étant en plein centre de Lyon, pour sortir c’était plus pratique. Nous passions presque tous les week-ends ensemble. J’avais proposé à Margaux à plusieurs reprises de lui présenter Xavier lors d’une sortie ou à l’occasion d’une soirée dans ma chambre. Je n’employais jamais le terme – chez moi – car d’une part, je n’étais pas chez moi et d’autre part, j’avais peur qu’elle ait la vilaine impression que j’avais pu durant son absence – avoir pris sa place, m’être un peu trop immiscée dans sa famille au point de n’y sentir chez moi – Elle avait systématiquement refusé, prétextant qu’elle était fatiguée ou trop occupée, à quoi ?… Je n’en savais rien !!! Quant à moi je poursuivais mon chemin tant dans ma vie d’étudiante à l’IFSI, qu’aux côtés de Xavier.
La banque – janvier 1990
Et puis un jour après presque une année et demi à ne rien faire – qui étais-je pour juger ce que Margaux devait ou ne devait pas faire – j’étais simplement son amie ou du moins je croyais l’être encore, après donc ces dix-huit mois, Margaux avait annoncé qu’elle avait trouvé un travail dans une banque. Nous avions tous été surpris par son choix mais au moins elle avait enfin décidé de se prendre en main et j’en étais heureuse bien que je ne fusse pas certaine qu’elle ait choisi le milieu qui lui convienne le plus. Elle devait prendre ses fonctions en janvier 1990 comme réceptionniste pour démarrer. La directrice des ressources humaines qu’elle avait rencontrée lui avait indiqué qu’elle pourrait par la suite suivre une formation pour évoluer au sein de la banque. Cela faisait longtemps que Margaux n’avait pas été aussi active.
Régulièrement elle venait dîner chez ses parents, elle demandait la plupart du temps à sa mère de m’inviter. Nous recommencions tout doucement à retrouver la Margaux que nous avions perdue deux ans auparavant. Parfois, j’étais invitée avec Xavier qui durant les repas avait le don de faire rire tout le monde. Il avait beaucoup d’humour et je commençais de plus en plus à m’attacher à lui. Margaux semblait heureuse pour moi, toutefois un jour où nous étions chez elle, elle m’avait demandé si Xavier était l’homme de ma vie, et si je pensais que lui puisse supposer qu’elle soit la femme de sa vie. C’était la première fois que nous abordions un sujet sérieux depuis une éternité, surtout depuis son retour.
Ce jour-là, nous avions parlé longuement et j’avais espéré la pousser à quelques confidences, sans succès. A chaque fois, elle revenait à moi, me mettant en garde de ne pas précipiter les choses, m’expliquant que je devais finir mes études avant de m’engager. Je l’avais trouvée très sceptique sur le mariage, l’engagement, néanmoins sur le fond elle avait tout à fait raison et je l’avais rassurée sur ce point. Xavier comme moi voulions avant tout finir nos études et trouver un travail avant de songer à officialiser notre relation.
Du jour où Margaux commença à travailler, elle était redevenue plus sociable et loquace. Elle ne voulait toujours pas envisager de refaire de la photo, or je la voyais chaque jour s’épanouir un peu plus et je pensais que le moment venu, elle y reviendrait. Pour l’instant, elle se consacrait pleinement à ses nouvelles fonctions, et elle semblait plutôt heureuse, bien mieux dans sa peau. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vue aussi sereine depuis sa réapparition. Elle me confia sous le sceau du secret qu’elle s’était inscrite à des cours par correspondance pour passer des concours internes. En quelques mois à peine, elle avait repris goût à la vie et pour couronner le tout six mois après son entrée dans la banque, elle avait déjà des vues sur un jeune homme récemment embauché dans le service des ressources humaines comme adjoint à la directrice qui l’avait recrutée.
En très peu de temps, je retrouvais enfin mon amie, elle avait repris sa vie en main et cela nous réjouissait tous. Elle recommençait à sortir, ils nous étaient parfois arrivés d’aller au cinéma tous les quatre, Margaux, Xavier, moi et le fameux Marc qui je devais l’avouer était plutôt sympathique. Il était grand, avec des lunettes sur un nez légèrement busqué, ses cheveux étaient très foncés. Il avait 27 ans et il sortait d’un Masters of Science et MBA en rythme alterné, il avait passé une licence en Sciences Economie pour travailler ensuite pendant cinq années dans une société de marketing puis après deux années, il avait voulu reprendre ses études. C’était plutôt une bonne chose pour Margaux et j’espérais secrètement qu’il lui donne envie de reprendre ses propres études aux Beaux-Arts, il me semblait que la branche professionnelle qu’elle avait choisie ne l’épanouissait pas totalement même si elle faisait des efforts pour nous prouver le contraire.
Entre janvier et juin 90, Margaux redevenait la fêtarde que j’avais connue juste après le bac. J’en étais heureuse mais cela m’effrayait un peu tout de même. J’appréhendais le pire, en songeant combien à l’époque nous avions tous énormément souffert, Margaux sans doute plus que quiconque. J’en avais parlé à Xavier qui comme toujours restait très optimiste et ne cherchait à voir que le bon côté des choses, m’expliquant que je devais cesser de revenir sur le passé pour me contenter de voir combien mon amie semblait épanouie. Il avait discuté avec Marc et ce garçon lui paraissait être quelqu’un de bien. La majeure partie de sa famille vivait à Paris et travaillait dans le quartier du Temple, il avait cru comprendre que ses parents étaient commerçants ou fabricants, l’unique chose qui l’inquiétait, était peut-être le fait que Marc fut juif, non pratiquant certes aux yeux de ses amis, pourtant sa famille faisait Shabbat et toutes les fêtes juives.
Xavier avait un ami juif qui lui avait souvent expliqué que la tradition était très importante pour eux et sortir avec une non juive n’était pas toujours facile, ni pour le couple, ni pour la famille qui n’hésitait pas parfois à faire pression soit pour séparer le couple soit pour convertir la future épouse. De mon côté, je n’avais pas vu les choses sous cet angle et j’espérais que Margaux ait pesé le pour et le contre et qu’ils en aient parlé au moment où ils avaient commencé à se fréquenter. Aux dires de Margaux, leurs relations devenaient de plus en plus sérieuses. Marc envisageait même de la présenter à sa famille. La rapidité avec laquelle les choses se succédaient, me souciait un peu pour autant je mettais cela sur le fait que depuis le retour de Margaux, le moindre événement annoncé par elle me faisait présager le pire.