Globalement, les humains sont des cons. Jacqueline s’en rendit compte un dimanche matin dans un bar tabac.
Le dimanche elle avait pour habitude d’aller prendre un café dehors. C’était sa manière de rendre ce jour différent des autres. Les autres jours elle en buvait du café, beaucoup même. Il en fallait une bonne dose pour supporter les discussions insipides de ses collègues, l’humeur changeante de son tyran de patron et surtout la vacuité de sa profession. Elle répondait aux messages de clients mécontents et tentait de rattraper le coup. Elle savait que le problème venait de plus loin, qu’une réforme de la chaîne de distribution pouvait arranger les choses. Mais elle savait aussi que si les choses s’amélioraient, sa présence ne serait plus indispensable.
Le dimanche, elle ne buvait qu’un café. Pas besoin de se doper. Juste ce qu’il faut pour accepter la journée qui commence et quitter la torpeur de son lit. Elle tenait à boire son café dans un établissement dédié, avec le plus de solennité possible. C’était sa messe à elle. Là elle pouvait prier son dieu. Un dieu sans nom, sans culte, sans dogme. Un dieu absent.
Elle disait parfois aux serveurs qu’elle attendait quelqu’un. Elle savait au fond qu’il ne viendrait jamais. Mais rituel obligeant, elle attendait.
Le dimanche où elle fût illuminée, elle avait attendu au moins trois quarts d’heure en terrasse. Le serveur était passé, comme un danseur, effectuant un ballet incessant entre les tables. Il avait servi tout le monde, sauf elle.
Elle se sentait transparente.
Son physique, un peu disgracieux, ne permettait pourtant pas qu’on l’ignorât. Elle avait un bon gros nez campagnard, une chevelure blonde indomptable et toujours grasse malgré les soins. Son corps ? Des années de régimes avaient eu raison d’elle. Elle était pourtant satisfaite. À défaut de maigrir, elle restait stable. Un bloc rectangulaire. Une pierre. Une bonne grosse pierre, qui ne bouge pas.
Ce jour-là, la pierre tomba dans la mare.
Elle se leva.
Arrivée au comptoir, elle était toujours transparente.
Le serveur continuait à danser. Les poivrots autour discutaient de foot, de politique et d’immigration avec une expertise digne du mauvais vin qu’ils encaissaient goulûment.
Le patron derrière le bar servait et comptait. À mesure que le vin descendait il voyait ses poches se remplir.
Jacqueline tenta une approche.
– excusez-moi…
Rien. Pas même une oreille qui bouge. Ils restaient dans leur monde.
– je souhaiterai un café, s’il-vous-plaît…
Le ballet continuait, l’orchestre des poivrots jouait, le patron comptait.
Elle s’était tant écrasée durant tant d’années. Elle ne faisait jamais de vague. Elle avait toujours fui le conflit.
Le sacrifice quotidien valait le coup. Car le dimanche elle prenait son café et attendait son sauveur personnel.
Même cela on voulait lui enlever ?
Pas question.
Elle sentait monter en elle une sensation encore inconnue. La petite douleur dans le bas du ventre, habituelle, commençait à se répandre dans toute sa poitrine. Une chaleur brûlante et douce à la fois. Ses poings serrés tremblaient malgré son désir de contrôle. Au fond de sa gorge il y avait quelque chose, quelque chose qui voulait sortir. Elle perdait le contrôle et savait déjà inconsciemment que rien ne serait plus pareil après.
Elle luttait. Il aurait suffi qu’un des gars autour se rende compte et lui parle. Le feu se serait éteint. Mais ils continuaient à jouer le mauvais morceau de musique. Jacqueline était sur le point de commencer son solo.
Un homme adipeux, rota. C’était le signal.
Elle frappa sur le bar avec ses deux mains. Rouge, ivre de rage, déterminée.
– vous êtes de gros cons ! Et toi l’ordure, tu vois pas que je suis derrière ton bar depuis dix minutes ? Et toi la tapette, au lieu de gambader tu pourrais pas essayer d’aller me servir un café. T’es serveur non ? Ça sert à quoi un serveur ? Faut sucer qui pour avoir un putain de café, bordel de merde !