Figée, mon cerveau bourdonnait littéralement sous ma boîte crânienne. Il fallait que je réagisse. Vite. J’optais pour la solution qui me semblait à cet instant, la plus sensée.
– Oui, articulai-je en me retournant, un large sourire aux lèvres tandis que le garde accourait vers moi.
– Je suis désolé, mais votre compagnon ne peut pas assister à la réunion.
– Oh, soufflai-je, expirant subtilement mon soulagement. Pourquoi ?
– Ce sont les ordres, seuls les actionnaires et leurs représentants sont autorisés à rentrer.
– Ah. Ça ne te dérange pas, mon amour ? demandai-je en me tournant vers Anton dont l’œil pétillé.
– Non. Fais ce que tu as à faire. J’attendrais ici que tu reviennes, répondit-il sa main tenant la mienne.
– Tu es le meilleur, murmurai-je déposant mes lèvres sur les siennes.
Elles étaient douces, légèrement sucrées à cause du champagne. Par chance, il ne se laissa pas surprendre, comme si c’était une habitude, ses mains se posant sur ma taille, m’amenant subtilement vers lui.
– Sois prudent, chuchotai-je à son oreille, voyant que le regard gêné du garde se détourner de nous.
– Moi aussi, je t’aime, répondit-il en me faisant face, son regard insinuant qu’il avait compris.
Je l’abandonnai donc, lui offrant mon plus beau sourire avant de fouler sereinement le sol. La salle en question se trouvait au bout du couloir, derrière une belle porte vernie en bois scindée par un liseré argenté. Je pénétrais alors dans une pièce qui était dénuée de lustres, de moulures, de tableau, de tapisserie. L’endroit avait beau être moderne, il n’en restait pas moins austère. La main dans ma pochette, j’enclenchais discrètement le Dictaphone. Mon regard inspectait les lieux. Ses grandes baies vitrées sombres qui s’orientaient sur la ville plongée dans les ténèbres, donnaient l’étrange sensation de dominer le monde. Le sol était recouvert d’une moquette épaisse et grise qui ne portait pas la moindre tache. Les murs étaient pâles, ternes, malgré la lumière chaleureuse des spots incrustés dans le plafond immaculé. Je notais la présence d’un rétroprojecteur vissé sur un socle en hauteur, face à une grande toile blanche qui s’étirait sur un pan de mur entier. Au centre de la pièce une immense table en bois de cerisier, capable d’accueillir une vingtaine de personnes dans de confortables fauteuils en tissus noirs. Je pris place sur l’un d’entre eux, devant le petit écran qui faisait défiler mon faux nom. J’observai le monde qui m’entourait, ce brouhaha discret qui envahissait l’atmosphère. Ces hommes et femmes un peu éméchés se confiant à voix basse leur pronostic sur la réunion de ce soir.
– Alors c’est vous, Charlotte Hawkwood ? demanda un ténor joyeux, s’installant à mes côtés.
– Oui…Et vous êtes ? rétorquai-je en plissant les yeux, faisant mine de chercher ce visage dans ma mémoire.
– Tim. Tim Parkson. Ne cherchez pas, on ne se connaît pas. Je n’avais jamais mis un pied ici avant ce soir, confessa-t-il, ses grands yeux bruns brillants d’émerveillement.
– Oh. Mais comment…
– Je connais votre nom ? J’ai entendu Andrew le dire quand vous êtes arrivés avec votre fiancé.
– Ah. Logique…Mais vous êtes nouveau ici ?
– En quelque sorte. Mon père faisait partie du conseil d’administration de VANHOOD Industries. Il connaissait bien Charles et Andrew. Malheureusement, il est décédé, il y a un mois, et j’ai pris sa place.
– Je suis désolé pour vous. Toutes mes condoléances.
– Oh, vous pouvez les garder. C’était un vrai connard, s’exclama-t-il avant de se pencher à mon oreille. Entre nous, j’espère qu’Andrew va enfin annoncer sa retraite, car cette entreprise a vraiment besoin d’un nouveau souffle.
Je m’apprêtai à lui demander ce que cela voulait dire, mais Andrew fit son entrée dans la salle. Aussitôt, tous se redressèrent sur leur chaise, et aucun n’osa ouvrir la bouche. Un silence religieux avait pris possession de l’espace jusqu’au moment où il se posta en bout de table. Ses yeux bleus, brillants, scrutaient l’assemblée se tenant devant lui. Le logo de VANHOOD Industries flottait sur l’écran blanc derrière lui, à peine visible sous la lumière de la salle. Un sourire ravi se dessinait au coin de sa bouche. Son excitation était palpable. Il jouissait de cette situation, où nous étions tous suspendus à ses lèvres. Nous attendions avec impatience ce moment où il dévoilerait l’objet de cette réunion, si particulière. La porte au fond s’ouvrit discrètement une dernière fois, mais je n’eus pas le temps d’observer l’âme qui venait de pénétrer en ces lieux. Du bout des doigts, sur un écran posé devant lui, Andrew nous plongea ainsi dans une pénombre où la lumière se faisait timide. Un carnet devant moi, je fis mine de prendre des notes.
– Eh bien maintenant que tout le monde est là. Nous allons pouvoir commencer. D’ailleurs, je tiens à vous remercier pour votre confiance, ainsi que pour votre présence. Sachez que beaucoup d’entre vous m’ont fait part de leurs craintes quant à l’avenir de notre entreprise. Cette société que mon père m’a léguée, que mon défunt frère m’a cédé et au sein de laquelle nous n’avons cessé d’innover. Alors je sais que les chiffres ne sont pas avec nous en ce moment, que les crises financières successives nous ont affaiblies, mais croyez-moi dans quelques mois, cela ne sera qu’un lointain souvenir. Comme nous le savons tous, le Laboratoire Penninghton nous a permis, il y a quelques années de nous renouveler avec l’Expérience 2.0, et….
– Pardonnez-moi, Andrew, mais comme vous évoquez le sujet, je souhaiterais vous poser une question, lança un homme dans l’assemblée, se levant de sa chaise, tout en reboutonnant sa veste trop large pour son corps usé par la vieillesse.
– Je vous en prie Monsieur Heltway, dit Andrew qui eut du mal à contenir sa contrariété.
– Merci. Nous sommes nombreux à nous demander ce que sont devenus tous ces jeunes gens ayant fait partis de l’expérience. Nous avons entendu d’atroces rumeurs à ce sujet, et nous souhaiterions savoir, sauf peut-être mademoiselle Hawkwood, si ces dernières sont fondées ?
– Non. Je peux vous assurer que tout est sous contrôle, et aucune de ses rumeurs n’est vraie, assura Andrew sèchement et visiblement gêné par la tournure que prenez les évènements.
– Oui, c’est ce que vous nous répétez depuis des mois maintenant. Mais vous savez tout comme moi que la mort de Sarah Penninghton et les déclarations de son père…vont probablement réveiller la curiosité des journalistes. Si cette affaire venait à s’ébruiter…
– Rassurez-vous Heltway. Tout est sous contrôle. Nous recherchons activement le Professeur Christopher Penninghton et concernant la presse, j’en fais mon affaire.
– Comment pouvez-vous le garantir ? s’enquit son voisin visiblement inquiet. Si l’un d’entre eux parle ?
– Dois-je vous rappeler qu’ils ont signé un contrat avec une clause leur imposant le silence ? Je ne vous cache pas que certains d’entre eux ont essayé, mais ils en ont rapidement payé le prix.
– Pourriez-vous être plus explicite, Andrew ? renchérit une femme assez âgée en tailleur rouge vif.
– Malheureusement, je ne le peux pas, Emma. Tout ce que je peux vous dire ce n’est qu’aucun d’eux ne parlera à qui que ce soit, répondit-il perdant peu à peu patience.
– Alors vous ne craignez pas l’insurrection, après ce qu’il s’est passé avec Sara ?
– Emma, douteriez-vous de mes propos ? lança-t-il avec méfiance avant qu’elle se rasseye.
– Tant que Christopher Penninghton ne sera pas mort, le danger cours toujours, marmonna un homme à la chevelure flamboyante, assit en bout de table.
C’est à ce moment-là, que je remarquais sa présence. Celui qui était entré en dernier. L’âme que je n’avais pas remarquée. Caché dans la pénombre, un pied contre le mur, les bras croisés sous sa poitrine, il épiait tout ce petit monde silencieusement. Son visage n’affichait aucune expression. Ses épais sourcils froncés lui donnaient un air presque menaçant. Sa bouche crispée ne se risquait pas à sourire. Ses yeux bruns, plissés se concentraient sur les paroles de chacun, sans me prêter aucune attention. Brusquement, je sentis cette bouffée de chaleur, m’envahir. Mon cœur cognait vigoureusement ma poitrine, jusqu’à résonner dans mes tympans. Je devais me ressaisir. Il ne fallait pas perdre le contrôle. Je me focalisais donc sur Andrew qui attendit un instant avant de reprendre, redoutant certainement une nouvelle vague d’interrogation. Personne ne broncha.
– J’entends et je comprends vos inquiétudes, mais ce n’est pas ce dont j’ai envie de vous parler ce soir. Il faut aller de l’avant. Ne pas se laisser envahir par ses angoisses. Nous devons amener de nouveau cette société au sommet. Nous devons songer à notre avenir, à ce futur que nous laisserons à nos enfants. Nous sommes obligés de composer avec ce monde rempli d’incertitude, de crainte, et tenter au mieux de panser les plaies que nous avons infligés à la nature, mais aussi à tous ces hommes et femmes qui cohabitent avec nous. Nous devons voir bien plus loin que les semaines qui nous attendent. Ce que je m’apprête à vous révéler et certainement le projet le plus ambitieux et le plus incroyable que VANHOOD Industries ait connu. Vous n’êtes pas sans ignorer, que nous sommes désormais implantés dans les anciennes zones de guerre, dans la région du Moyen-Orient. Nous contrôlons pas mal de territoire, en Libye, en Iraq, en Arabie Saoudite, en Afghanistan, en Iran et en Syrie. Officiellement, nous sommes là-bas pour mener à terme un projet de reconstruction pour venir en aide aux populations ayant souffert ou souffrant encore des conflits. En réalité, nous étions à la recherche de quelque chose. Une nouvelle richesse, encore inconnue pour le commun des mortels. Je vous avais promis au lancement de cette folle aventure que nous allions trouver notre nouvelle mine d’or. Eh bien, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, j’ai l’honneur et la joie de vous annoncer que nous l’avons enfin trouvé. La puissance des Dieux est désormais entre nos mains. Une énergie folle contenue dans la roche. Cachée quelques mètres sous terre. À l’heure où je vous parle, une équipe de scientifiques renommés, d’archéologues aguerries et de géologues de renoms, a été envoyée en Syrie afin de donner naissance à ce nouveau monde. Ce monde remplit d’Achtéria, annonça-t-il une pierre aux couleurs magnifiques apparaissant sur l’écran géant derrière lui.
On pouvait admirer ce caillou, aux bords irréguliers, semblant aussi tranchant que les lames d’un rasoir. Au cœur d’une paroi qui paraissait transparente, s’entremêlaient des nuances de bleu, de gris, de noirs entourant un cœur rouge vif. Je restais sans voix, dubitative, à l’instar des chers collègues autour de moi.
– Pour ceux qui l’ignorent, l’histoire de ce bijou est absolument fascinante. Ce que vous voyez-là est le fragment d’une météorite qui aurait mis fin à la période du jurassique. Elle serait à l’origine de l’extinction d’une espèce. Son véritable pouvoir n’est pas d’anéantir le monde, mais de transformer toutes les cellules vivantes qui rentreraient en contact avec elle. Pour cela, il suffit de casser cette couche transparente, semblable à celle d’un diamant, mais aussi fragile que du verre. Hier, ce fameux liquide, retenus par cette roche fragile, a donné naissance à de nouvelles espèces. Demain, elle nous rendra riche, mais surtout elle fera de nous les nouveaux maîtres du Monde et de la nature, révéla-t-il jetant un froid glacial dans l’atmosphère.
Le silence perdura pendant de longues minutes. Personne n’osait parler, ni même bouger. À l’exception d’Andrew qui observait scrupuleusement, nos moindres faits et gestes. Mon regard chercha celui de Noah qui restait stoïque. Son regard vrillé sur Andrew. A quoi pensait-il ? Était-il aussi effrayé que je l’étais ? Approuvait-il cela ? Laisser l’avenir de l’humanité dans les mains d’Andrew était inconscient. Le début d’un cauchemar se profilait au loin. L’avenir se ternissait de jour en jour, pour faire place à l’enfer obscur. Mon sang se glaçait et je sentais cette peur violente et sourde battre sous ma poitrine.
– Comme vous l’aurez compris, l’Expérience 2.0 n’était que le début. Désormais, nous détenons le pouvoir de changer l’histoire. D’assurer un avenir serein à nos enfants. De faire taire nos ennemis. De respecter la nature. De rendre l’Homme plus fort, plus robuste, face à la maladie, la famine, la guerre, aux catastrophes naturelles. Et ce ne sont pas de vaines paroles. Les scientifiques du Laboratoire sont formels. Selon, leur premier rapport non-exhaustif, ce fluide permettrait de refonder notre technologie, de rendre nos armes plus performantes, d’alimenter l’énergie de nos habitations, de nos villes et peut-être même de notre pays. Un champ de possibilité infinie s’offre à nous. Rendez vous compte de la chance que nous avons ! Nous pouvons bâtir un nouveau monde. Un monde meilleur ! déclara-t-il dans une envolée lyrique terrifiante, les yeux brillants d’excitation.
______________________________________________________________________________