Falmé était le cadet de la fratrie Kubwa et donc deuxième dans l’ordre de succession au trône de Zakusini. L’héritage traditionnellement promis au second de la lignée était Grand Administrateur de la Province de Kubwa ; la richesse des Terres du Sud. Son sol, ses montagnes produisaient les plus précieuses matières premières du royaume ; le marbre blanc et noir, l’huile noire des sables, le fer bleu, l’or, le diamant de lune. Toutes les pierres ayant servies à la construction de la cité provenaient des carrières de la province de Kubwa.
L’homme triste et songeur pénétra dans les appartements réservés à son épouse Malkia, sa petite fille Kidoga d’un an et demi à peine et son dernier né, le prince Royoba. Falmé était l’homme le plus grand de la famille ; plus de deux pas de haut. Son corps était sculptural, une musculature parfaite semblant taillée dans la pierre. Son absence totale de pilosité des pieds à son crâne luisant, faisait de lui la représentation divine de la statue de marbre noir poli du Dieu Uzuriss. Son air sombre faisait ressortir ses arcades sourcilières déjà proéminentes, ombrageant et masquant ses orbites. Seuls deux petits éclats de lumière reflétaient sur ses pupilles d’encre. Les sillons marquants son large front accablé s’adoucirent à la vue de Malkia portant son nourrisson dans un lange en fourrure douillette de fouine rose des sables, et de sa fille accourant maladroitement vers lui le sourire radieux. Elle s’agrippa au mollet de son père dont elle avait peine à faire le tour avec ses bras frêles. A son âge, Kidoga n’avait pas bien compris encore ce que sa famille traversait. C’était juste bizarre, elle n’avait pas vu son grand-père de la journée. Cela n’arrivait jamais. Malgré ses grandes responsabilités, le roi Zaïdi se faisait un point d’honneur à venir embrasser chaque jour ses petits-enfants. Falmé enlaça longuement son épouse trouvant le meilleur des réconforts. La tête du petit Royoba reposait d’un côté sur le sein moelleux de sa mère et de l’autre sur le torse dur de son père. Ses yeux s’écarquillèrent au son des cœurs emballés de ses parents. Kidoga se retrouvait coincée entre les troncs d’arbre qui servaient de jambes à son père et la longue robe de cuire rouge de sa mère dans laquelle elle disparaissait comme sous une tente.
— Tu as une mine qui fait peine à voir. Tu ressembles à un de ces marins-marchand blanc.
— Tu ne me rassures pas mon amour. Non, je reste en colère face à l’avidité de mon frère et de sa soif de pouvoir. Il n’a montré aucune émotion face au cadavre de notre père.
— Laisse quelques couchés de lunes passer et les véritables sentiments de Jiwé ressurgiront comme un fils et un frère aimant. Parfois le déni et la froideur d’un être sont la protection face à la tristesse et au désarroi.
— Que j’aimerai que tu ais raison Malkia, mais depuis plusieurs années je ressens son cœur durcirent comme le Jade. Mais celui-ci ne s’illumine plus, il reste sombre comme la pierre des rois déchus.
— Va au bain mon amour, tu empestes les huiles mortuaires. Il faut te décrasser du fantôme de ton père.
— Mais je ne veux pas me débarrasser des odeurs de mon père. Il est encore là…
— Il n’est plus là Falmé ! imprègne-toi de son esprit mais quitte son corps et conserve son souvenir charnel.
Il se détacha de sa femme et libéra Kidoga des jupes de sa mère. Innocente, elle reprit ses jeux d’enfant auprès du bassin peu profond où dansait une colonie de carpes rouges.
— Tu as raison. Mais il n’y a pas que la disparition de mon père qui me préoccupe, c’est aussi la disparition du grand monarque de notre peuple et sa succession. Elle m’inquiète… Elle me terrifie !
— Pas que. J’aime ma famille et mon frère, mais je sais reconnaître son goût du pouvoir, sa prédilection pour les élites politiques et militaires, son peu d’empathie pour le peuple et la dureté de la vie de nos petits travailleurs.
— Il pourra compter sur toi pour le seconder et l’empêcher de franchir les limites totalitaires.
— En aurais-je les moyens ?
Sans attendre de réponse, Falmé se dirigea vers une pièce d’où émanait de la vapeur d’eau. Arrivée au seuil, se fondant dans le nuage chaud, il se débarrassa de ses habits et disparut dans la salle de bain incandescente.
Contrairement à la plus part des royaumes de Dunia, les obsèques d’un roi ou d’un membre de la famille royale se déroulaient dans l’intimité la plus stricte. Le corps devait être présenté aux dieux le plus tôt possible, à la limite d’une lune. Ensuite le roi était célébré à la prochaine pleine lune Storma la Grande par des jeux somptueux et un banquet copieux. Seuls Falmé, son épouse Malkia, sa fille Kidoga, son fils Royoba, et son frère le futur roi Jiwé, son épouse Almasi, son fils régicide involontaire Sibahati et sa fille Nyota, le grand sorcier de Kubwa, Kobor Salmor et les prêtresses du dieu de l’Au-delà Kifoss, pénétrèrent dans la crypte funéraire royale. Les oncles et autres cousins restaient dans le hall du temple d’Azuki, veillant la statue du dieu des Terres du Sud pendant toute la cérémonie. Deux longues rangées d’amphores reposaient sur de la terre battue de part et d’autre des catacombes. Chacune d’entre elle renfermait les restes d’un illustre défunt de la dynastie Kubwa. Curieusement, il n’existait plus de traces de sépultures de membres des dynasties antérieures, sûrement dû à un passage de pouvoir douloureux d’une famille à une autre. Le sang et le feu devaient être propagés à ces moments-là, mais les livres n’en laissaient point la trace. Les rois et les reines étaient exposés dans une chambre à part au fond du tunnel macabre. Leurs réceptacles d’or massif incrustés de Jade reposaient sur un dallage de marbre noir. L’amphore du roi Zaïdi était au centre du mur du fond de la crypte au côté de celle de sa femme Nyota, reléguant celle de son père Zeydi XII et de sa mère Kidoga sur le côté, au premier rang. Les Jades en parement continuaient à scintiller pendant des dizaines d’années. Ce phénomène n’avait aucune explication rationnelle, cela tenait du mystique. Il symbolisait l’éternité des rois défunts et qu’ils étaient l’égal des dieux. La caverne de pierres taillées éclairées par des torches positionnées tous les cinq pas accentuaient cette ambiance mystique. Les ombres allongées multipliaient les présences sombres désincarnées. Royoba dormait paisiblement dans le couffin à roulettes. La jeune Kidoga se cachait dans la robe de sa mère, intimidée par la procession dans cet atmosphère lugubre. Sa cousine du même âge, la petite Nyota aurait aimé l’imiter, mais sa mère exigeait d’elle une posture digne d’une princesse en toute circonstance. Sibahati, le responsable malheureux de la fin du règne de son grand-père, semblait se liquéfier au fur et à mesure de la cérémonie. Son père Jiwé lui piquait les cotes de quelques coups de coude pour le redresser. Le parement de Jades des sables recouvrant les grands vases d’or éclairait la salle mortuaire royale d’une atmosphère bleutée accentuant la sensation d’être passé dans un autre monde spirituel. Le petit groupe conclut sa lente marche et se posta en arc de cercle en face de l’amphore funéraire de roi Zaïdi. Kobor Salmor se tourna vers les participants et frappa le sol de son sceptre de bambou millénaire sculpté, surmonté d’un Jade parfaitement sphérique et sans défaut, sans veine. Au contact de la dalle de marbre noire, la lumière émanant du Jade s’intensifia, elle devenait aveuglante brouillant les contours de la pierre sacrée. Puis elle déclina.
— Enfant de Dunia, Protecteur des Terres du Sud, Maître de Zakusini ; Zaïdi, tu échanges ton royaume pour celui des dieux du sud. Tu resteras à jamais éternel sous l’astre du Jade des Mers. Ton esprit demeure parmi nous et continuera à éduquer celui de tes fils pour perpétrer la bienveillance de la dynastie Kubwa.
Le sorcier refit un demi-tour sur lui-même pour faire face à l’amphore.
— Que ton corps redevienne charbon et huile des sables et que ton âme en absorbe leur puissance, la puissance du feu divin.
Kobor saisit un calice remplit d’huile noire des sables, y trempa son index et dessina un cercle sur le grand vase d’or, symbolisant le Jade des Mers.
La cérémonie s’acheva ainsi. Malgré le recueillement, chacun était impatient de retrouver la lumière du soleil et respirer de l’air sein.
Les deux frères et leur famille avaient retrouvé le reste du clan dans le temple d’Azuki. Les membres de la famille Kubwa, s’enlacèrent, se chuchotèrent des mots réconfortants, confièrent leurs condoléances.
Jiwé brisa cet instant feutré d’une voix forte et grave.
— Falmé mon frère ! Nous nous retrouvons demain soir pour le dîner de couronnement ?
Surpris, Falmé interrompit une confidence à son neveu désespéré.
— Pourquoi autant d’empressement ? Traditionnellement, le dîner du couronnement coïncide avec le banquet en l’honneur du défunt roi pendant la prochaine lune pleine de la Grande Storma.
— Dans quinze jours ! C’est trop long ! Notre royaume ne peut pas se permettre de rester sans gouvernance. Et père m’a laissé une tâche immense.
— Que racontes-tu ? Le Grand Administrateur de Zakusini et ses ministres sont toujours en place et n’ont cessé d’administrer notre royaume sous la protection du grand commandeur de la Garde.
— Justement, il me faut de ce pas, renvoyer tous ces incapables. Je veux mettre un terme au laxisme et réaffirmer notre puissance à la face du monde des Terres Connues.
Falmé ouvrit la bouche pour protester, mais mâchoires tendues il resserra les dents.
— A demain soir mon frère pour notre couronnement, proclama Jiwé avec un large sourire vainqueur.
* * *
C’est un talent rare de créer une mythologie. Les personnages restent humains avec leurs faiblesse et leur fragilité. Je sens des drames à venir. Un texte fort, bravo!
Ola trop d’éloges, merci @ccccccccccccc bbbbbbb Christophe. Oui je me suis bien éclaté à créer l’univers de ce royaume. Et j’en ai crée deux autres tout aussi différents. Et oui bien sur, les drames arrivent…
Pas "trop d’éloges", je serais bien incapable de créer tous ces univers, j’espère qu’on aura l’exclusivité des deux autres. Amitiés.
Donc Jiwe est pressé le royaume afin de réaffirmer sa puissance sur les Terres connues.
Jiwe veut le pouvoir
Falmé veut maintenir la tradition
Il y a conflit. C’est bien.
Note : Il y a beaucoup de détails. 🙂