Nous étions entrés de plein fouet en automne. Les jours raccourcissaient et les nuits d’encre nous envahissaient de plus en plus tôt, nous immobilisant dans une obscurité forcée. Même le réchauffement climatique nous avait abandonné. Les journées étaient fraiches et les nuits glaciales. Dans leur bonté extrême, les fachos m’avaient fourni une couverture. Elle était lestée de crasse et de nuisibles, mais elle me semblait être le cocon douillet et réchauffant d’un ange. Je me blottissais au mieux dessous en la montant au maximum sous le nez, sans que mes pieds s’y échappent. Des pieds que je ne pouvais que deviner. Nous étions plongés dans la noirceur la plus total. Seul le spectacle donné à travers le trou béant de notre geôle animait cette soirée. Tel une nuée d’étoiles la ville se confondait avec le ciel. Nous apercevions des éclairages éparses. La population s’éclairait et surtout se chauffait grâce à des feux de camp, plus rarement avec des lampes à pétrole ou à huile et encore plus rarement désormais avec des lanternes à piles. Le feu avait cet avantage rassurant de réchauffer le corps, d’illuminer l’esprit, de cuire la nourriture pour le confort de l’estomac, d’éloigner la menace sauvage et de protéger le cœur du foyer. La ville Lumière avait perdu de son prestige. Je pensai aux milliers de touristes survivants qui piégés par la catastrophe se trouvaient en errance dans la capital, surement les premières victimes des pilleurs, des agresseurs et de la famine. Certains avaient peut-être eu la chance de conserver leur hôtel indemne, quelques privilégiés millionnaires leur suite de palace. Cela n’avait pas dû durer très longtemps, expulsés par des rescapés français téméraires.
Comment l’anarchie avait-elle pu s’installer aussi rapidement dans la capitale ? Pourquoi les institutions régaliennes n’avaient pas su anticiper leur maintient avec le personnel sauf ? Pourquoi les services de la sécurité nationale (police, gendarmerie, armée) s’étaient désintégrés malgré les pertes considérables dans leurs effectifs ? Avait-on trop misé notre confiance sur l’intelligence artificielle, ses centrales informatiques, ses réseaux qui gèrent et organisent toute notre société ? Un ordinateur nous lâche et tout les services d’urgence téléphoniques disparus, le réseau de vidéo-surveillance parisien éteint, les transports à l’arrêt immédiat, les chaines de commandement désorganisées, les stratégies d’urgence et secours éclatées, le déploiement de la sécurité civil oublié, un gouvernement perdu… Seule une partie de la tête de l’armée semblait avoir gardé une certaine unité, mais elle était inexistante, inactive, terrée dans un trou au cœur de Paris. Qu’attendait-il pour réagir ? Se terraient-ils par peur, par stratégie, par manque de moyens ? S’attendaient-ils à une menace encore plus grave ?
Ça y est, les interrogations me mitraillaient à nouveau le cerveau. J’avais besoin de repos, de dormir. Pourtant une extrême fatigue pesait sur mon corps meurtri, mais rien n’y faisait, j’étais assailli de questions insolubles. Et le manque manifeste de réponse me torturait l’esprit. Et cet état d’énervement me maintenait éveillé. Et comme l’examen de l’état de notre société ne suffisait pas, je commençai à dévier mes réflexions vers mes amis. Quelle était la situation de Fred et Vanessa dans le bunker de l’armée ? Pas trop mal je supposai, protégés par des hommes armés. Comment allait mon groupe d’amis mantais ? Est-ce que tout le monde était encore en vie ? Y avait-il des malades, des blessés, des kidnappés ? Avaient-ils assez à manger, assez chaud la nuit ? Là-dessus, je pouvais faire confiance à Karl pour protéger le groupe. Et égoïstement, je pensai à Syvannah. Ne m’avait-elle pas oublié ? Avais-je toujours une place dans son cœur ? Avait-elle trouvé le réconfort dans les bras d’un autre des garçons ? … Ou des filles ? Attendait-elle mon retour comme le messie, ou le prince charmant, ou le héros guerrier sauveur de la Terre du Milieu ?
Rah, mon cerveau était en feu ! De plus, je devais commencer à réfléchir à un laïus sur ma théorie du chaos pour demain. Et si, je n’en faisais rien ? Si je ne disais rien ? Que j’avais menti, que je ne savais rien. Cela pour mettre fin à mon calvaire. Et si je m’arrêtais là ? Je suis tellement fatigué ! fatigué de vivre peut-être… Envie de mourir ? De mettre fin à mon histoire sur terre ? Sur cette terre ravagée… Trouver le calme, la tranquillité de la mort…
…
Non. Tu ne penses encore qu’à toi, à la solution de facilité pour toi. Ce serait lâche. Je n’ai pas envie d’abandonner mes amis, Syvannah… La vie.
Je pris une profonde inspiration. J’essayai petit à petit de me vider l’esprit en gardant une seule image en tête ; le visage radieux de Syvannah. Cela fonctionnait. Je me dis que la nuit portait conseil et que j’improviserai demain. Lentement je sombrai dans les méandres du sommeil.