Le jour du Déluge – épisode 1

15 mins

Le jour du Déluge – épisode 1

20 Mai 2021 – 12h 11 ;
jour 0, heure -2h 14min 35s
Chicago, état de l’Illinois

Il pleuvait ce jour-là. Une averse estivale, peut-être légèrement précoce, mais somme toute prévisible, étant donnée la chaleur accablante des dernières semaines. Le climat était lourd, se rappelle Leïla ; et l’averse n’aurait su se faire attendre, du moins c’est ce que se disaient les gens un peu partout autour d’elle. Tout le monde la sentait plus ou moins venir, l’averse, et pourtant lorsqu’elle est arrivée, beaucoup se sont laissés surprendre. Par la fenêtre du cinquième étage, elle regardait amusée la multitude d’humains en contrebas se précipiter sur les trottoirs ruisselants pour se mettre à l’abri. Ils paraissaient tous si petits vu d’en haut. Tous étaient en t-shirt, en chemise légère ou en robe d’été. Personne n’était préparé à ce dont on parlait depuis quelques temps déjà. Cela faisait bien rire Leïla : elle ne comprenait pas que les gens puissent être surpris par quelque chose qu’ils avaient eux-même annoncé. Du haut de ses neuf ans, elle pouvait déjà affirmer que elle, elle ne se laisserait jamais avoir comme ça. Si elle sentait que quelque chose allait arriver, elle ferait tout pour s’y préparer. Ça lui semblait tellement logique. Bien sûr, elle était encore naïve. L’insouciance de l’enfance. L’impression que le monde est simple. En ce jour du 20 Mai 2021, jour de pluie intense, Leïla Bouatija, neuf ans et demi, ne conçoit pas encore que l’on puisse être conscient des évènements sans pour autant avoir le contrôle dessus. Il a commencé à pleuvoir aux alentours de midi ; dans deux bonnes heures commencera un processus qui mènera en l’espace d’une semaine à l’extermination de la quasi-totalité de la population des États-Unis d’Amérique ; si Leïla avait eu la moindre idée de tout cela, il n’est pas dit qu’elle aurait pu y faire grand-chose.

Au bout d’une dizaine de minutes, il semblait évident que l’averse ne se contenterait pas d’être une simple radée passagère. La pluie s’installait tranquillement, et les escargots étaient même de la partie. L’un d’entre eux pointa timidement ses cornes devant l’ouverture de la fenêtre. Leïla se demanda d’où est-ce qu’il pouvait bien venir ; après tout, cette espèce n’était pas vraiment connue pour sa capacité à surgir par surprise. Il devait probablement végéter dans sa coquille, posé sur le rebord de la fenêtre, puis a du décider de faire un tour dehors en constatant que la pluie s’installait durablement, marquant comme une parenthèse automnale dans la chaleur accablante de cette fin Mai. Leïla se doutait bien que les escargots avaient rarement des réflexions aussi développées ; c’était surtout, pensais-t-elle, une histoire d’instinct. Elle esquissa un sourire au gastéropode, sachant pertinemment que son petit cerveau animal ne saisirait pas la portée de cette mimique, surtout tout occupé qu’il était à ramper mollement sur le rebord ruisselant de la fenêtre.
Une vingtaine de mètres plus bas, tout les petits humains continuaient de courir pour échapper au déluge.

20 Mai 2021 – 12h 22 ;
jour 0, heure -2h 3min 15s
Chicago, état de l’Illinois

«Putain de saloperie de pluie de meeerde !»
Marcus Flinn n’aimait pas trop rouler sous la pluie. En tout cas, pas en ville. Il se vantait souvent d’aimer le risque, et d’ailleurs ce n’était pas faux, mais à choisir, de façon générale, il préférait la vie ; or, percuter une voiture, un trottoir ou même un passant à plus de 100 kilomètre/heure risquerait d’entrer en contradiction avec cet épicurisme que Marcus cultivait au quotidien. Il voulait bien entendre que 100, c’était un peu excessif pour rouler en ville ; il était parfaitement au fait de la réglementation en vigueur concernant les deux-roues motorisés sur l’ensemble du territoire américain. Certes, il se torchait régulièrement avec, mais il la connaissait. De façon générale, les règles n’étaient pas vraiment la tasse de thé de Marcus Flinn. Cependant, ce genre d’averses estivales, avec leurs deux arguments favoris –visibilité réduite et chaussée humide- suffisaient à le convaincre de descendre à une vitesse raisonnable. Ce qui n’était pas pour lui plaire, lui qui affectionne tant la vitesse. Mais à ce moment précis, son ressentiment envers la pluie était moins du à sa lenteur forcée qu’au fait qu’elle l’avait surpris alors qu’il était à moto, en jean, débardeur et blouson simili-cuir. Il était déjà trempé. Tout en grommelant diverses insultes plus ou moins blasphématoires à l’encontre de la météo, il entrepris de trouver un abri pour sa Harley-davidson de 1981 retapée et customisée à la main, et tant qu’à faire, pour lui-même. Toujours à allure réduite, il se mit à slalomer entre les voitures qui elles aussi avaient prudemment ralenti. Il regarda attentivement à droite et à gauche de la rue, guettant un porche ou n’importe quoi de similaire qui puisse offrir un abri convenable. Après plusieurs minutes, il avisa un gratte-ciel d’aspect assez moderne, probablement un immeuble de bureau, et dont l’entrée était surmontée d’une avancé en béton qui semblait tout à fait adéquat. La preuve en était, plusieurs personnes étaient déjà regroupées en-dessous, cherchant elles aussi à s’abriter de la pluie.
Marcus se rabattit tranquillement sur la gauche, mit pied à terre et tout en faisant rouler son véhicule à côté de lui en le tenant par le guidon, il monta sur le trottoir et vint se mêler au petit groupe abrité. Il fit un rapide inventaire des personnes présentes : un couple de touristes ; un vieil homme, qui tenait par la main un jeune enfant, probablement son petit-fils ; une grosse femme, seule ; un autre couple, enfin, accompagné d’un très jeune bébé en poussette, qui fort heureusement semblait dormir à poings fermés. Aucune de ces personnes n’adressa la parole à Marcus, ce qui n’était d’ailleurs pas pour lui déplaire. Il ne se sentait pas vraiment d’humeur à entretenir un contact humain maintenant.
L’attente de l’accalmie se fit dans un silence presque soporifique. Personne n’entrepris d’engager une discussion, pas même en partant d’une banalité comme «sale temps, hein !». Il semblait clair que ces individus, à l’exception bien sûr de ceux d’un même groupe, ne se connaissaient, et qu’ils n’auraient jamais eu l’idée de se rassembler en un petit groupe compact comme celui-ci si il n’y avait pas eu l’averse. A vrai dire, seuls deux sources majeures de bruit venaient briser la monotonie de cette attente : la mélopée régulière des gouttes qui tombaient drues sur l’appentis en béton, et la voix forte d’un homme d’âge moyen, qui discutait au téléphone, sans aucune gêne. Marcus ne l’avait pas remarqué en arrivant. Faute d’avoir autre chose à faire, il se retourna vers lui et se mit à l’observer.
Il portait un costume trois-pièces de couleur cyan, d’un propreté immaculée, et surtout, sec. Sans nul doute qu’il devait déjà être à l’abri lorsque la pluie a commencée à tomber. Il y en a qui sont plus chanceux que d’autres, se dit-il. Le visage de l’homme dégageait comme une impression de perfection, comme un idéal de beauté fait homme, ce qui du point de vue de Marcus rendait son physique somme toute très austère. Rasé de près, nez aquilin, lèvres fines, proportions parfaites. La seule chose chez cet individu qui témoignait de quelque fantaisie étaient ses cheveux, qu’il avait laissé poussé, et qui lui arriveraient à peu près aux épaules si il ne les avaient pas rassemblés en une queue-de-cheval nouée par un élastique de couleur sombre. L’homme tenait de la main gauche une mallette apparemment verrouillée par un code à quatre chiffres, et de la main droite un téléphone portable de modèle assez récent qu’il maintenait collé à son oreille, occupé qu’il était à discuter avec véhémence avec un interlocuteur qui, à en croire le contenu de ses invectives, avait dû lui poser un lapin, ou alors était sacrement en retard. Marcus observa un instant cet homme, pas tant qu’il le trouve spécialement intéressant, mais en tout cas suffisamment apparemment pour l’occuper en attendant que la pluie ne cesse, faute de mieux. Finalement, après plusieurs minutes de conversation, il remercia la personne au bout du fil, un certain Mr Hingent, avant de raccrocher et de glisser son téléphone dans sa poche. C’est à ce moment que son regard croisa celui de Marcus. Les deux hommes se fixèrent un instant, un peu gênés ; qu’est-ce que ces deux individus qui auraient pu ne jamais se croiser pourraient-ils bien avoir à se dire ? Marcus envisagea un instant d’esquisser peut-être un sourire, afin d’avoir l’air sympathique, chose dont il se foutait royalement en temps normal ; mais vu leur situation actuelle, bloqués qu’ils étaient en petit comité sous une dalle en béton, il se dit que limiter au maximum la gêne rendrait le moment moins désagréable. Cependant il n’en eu pas le temps, car leur échange de regards fortuit ne dura qu’une grosse seconde, très vite interrompu qu’il fût par un bruit soudain que Marcus reconnu immédiatement, malgré le son de la pluie qui le couvrait partiellement. Un bourdonnement sourd, accompagné d’un cliquetis métallique régulier. Sans lâcher sa moto, il passa la tête hors du couvert de l’appentis. Il ôta sa main droite du guidon pour la mettre en visière, comme une protection sommaire contre les gouttes, et leva la tête. A travers le rideau de pluie, il vit une, deux , trois silhouettes se détacher sur le ciel grisâtre.
Cela faisait plus de six mois que le projet Ange Gardien avait été lancé. Au référendum, le «oui» l’avait emporté à 54 %, et dans la semaine qui avait suivi, dix mille de ces machines avaient été mises en circulation. Marcus se rappelait très bien sa première altercation avec ce que tous appelaient les «Heaven Wasps». Deux de ces bestioles mécaniques lui avaient fondu dessus alors qu’il se promenait tranquillement à 200 km/heure sur l’autoroute. Il avait été bon pour une amende salée, et, surtout, son visage et son identité avaient été soigneusement enregistré dans leur base de donnée, si bien que le mois suivant, elles ne l’avaient pas plus loupé. Pas plus que les six autres fois depuis le vote du projet Ange Gardien où il avait eu affaire à la justice pour excès de vitesse, conduite en état d’ébriété ou encore attentat à la pudeur. Elles intervenaient toujours par groupe de deux ou trois, fondant sur le contrevenant en faisant vrombir leurs ailes mécaniques. Il ne se rappelait bien sûr pas par cœur du numéro d’immatriculation de chaque Heaven Wasp qui l’avait interpellé, mais il l’avait discrètement regardé à chaque fois -il était écrit relativement gros, en noir sur leurs carapaces bleue ou rouge-, et se souvenait avoir constaté qu’il n’avait jamais eu affaire plus d’une fois à la même. Et pourtant, à chaque fois, elles répétait de la même voix robotique et informatisée cette même litanie qui maintenant lui sortait par les oreilles : «Marcus Théodore Flinn, citoyen de Pennsylvanie, contrevenant numéro mille huit cent quatre-vingt onze, vous êtes en état d’arrestation pour contreventement à la loi en vigueur, etc, etc.» Elles le connaissaient toutes parfaitement. Les infos, et tout particulièrement les noms des contrevenants, tournaient vite entre les membres de l’Essaim. L’Essaim, c’est comme ça que les détracteurs du projet désignaient sarcastiquement l’ensemble de ces machines. Ils étaient nombreux, un peu moins de la moitié de la population en âge de voter si l’on en croit le résultat du référendum. Marcus, lui, n’avait pas vraiment d’avis. D’un côté, les Heaven Wasps lui menaient la vie dure, mais de l’autre, il savait pertinemment qu’il n’aurait pas été plus tranquille si ça avait été des policiers humains qui l’avaient interpellé, comme c’était le cas avant. Et, puis, il imaginait que les individus à la tête du projet savaient ce qu’ils faisaient. Il était parfaitement conscient de n’être que du menu fretin pour elles, et que probablement ces machines étaient surtout conçues pour appréhender des criminels d’envergure, plus efficacement que ne le ferait n’importe quel humain. Malgré cela, il comprenait ceux qui critiquaient ce projet, et qui considéraient le déploiement de forces de l’ordre robotiques comme la porte ouverte à un futur assez sombre, digne des plus grands classiques de la dystopie. Il est vrai que les Heaven Wasps intervenaient très fréquemment, parfois même dans des situations où leur présence ne semblait pas particulièrement nécessaire, aussi de plus en plus de personnes se plaignaient, considérant cela comme une tentative d’atteinte aux libertés. Par exemple, Marcus le constatait, trois d’entre elles venaient de faire leur apparition au-dessus de la grande artère ; et quand à la raison de cette intervention, elle restait à déterminer. Pour l’instant, elles se contentais de survoler la zone, à une bonne vingtaine de mètres du sol. Marcus, comme beaucoup d’autres, se demandait comment ces choses pouvaient bien réussir à voler. Le fana de mécanique qu’il était s’était quelque peu renseigné sur leur fabrication : ces informations étaient normalement tenues secrètes, mais il avait pu il y a deux mois de cela dénicher dans les tréfonds du Dark Web des photos de l’ épave d’une Heaven Wasp. L’internaute qui les avaient postées répondait au pseudo de Jason, et affichait comme photo de profil une image du tueur éponyme du film Vendredi 13. Il restait obscur sur les circonstances qui avaient menées à la dégradation de cette machine coûteuse, mais Marcus avait sa petite idée là-dessus. Il décida cependant de ne pas interroger plus avant le dénommé Jason, par peur de s’attirer des ennuis. Les photos, quoique de mauvaise qualité, montraient la Guêpe couchée sur le flanc, ses six yeux artificiels complètement éteints. Sa coque, pleine d’impacts de projectiles, était éventrée et laissait voir l’intérieur de la machine. Beaucoup de composants électroniques et informatique, auxquels Marcus ne comprenait strictement rien, mais également plusieurs parties mécaniques, qui eux relevaient exactement de son domaine d’expertise. Après avoir observé longuement les photos, il en était venu à la conclusion que les ingénieurs qui avaient conçu les Heaven Wasps connaissaient leur métier. Une question cependant subsistait : chacune de ces Guêpes devaient peser dans les huit cent kilos ; il semblait impossible qu’un tel poids puisse être soulevé par la seule force de leurs ailes. Les Heaven Wasps en possédaient quatre, exactement à la manière d’une vraie guêpe, faites de plaques de carbone alvéolé et mises en mouvement par deux moteurs, probablement électriques. Selon la presse, ces ailes pouvaient atteindre un peu plus de quarante battements par seconde. Des moteurs extrêmement puissant donc, mais normalement insuffisants pour soulever leur poids ; or, il fallait bien l’avouer, ce machins volaient. Et même assez gracieusement, et potentiellement à une vitesse suffisante pour rattraper un motard lancé à deux cent kilomètres à l’heure. Comme beaucoup d’autres, Marcus suspectait donc la présence à l’intérieur de leurs coques de quelque système de propulsion de haute technologie ; cependant, les photographies ne laissaient rien voir de semblable.
Il se remémorait tout cela, quand une voix le tira de ses réflexions :
«Je vous en prie, vous serez mieux à l’intérieur !». Marcus se retourna ; l’homme qui parlait au téléphone maintenait grande ouverte l’un des battants de la porte vitrée du bâtiment, et d’un geste de la main invitait les personnes abritées sous l’appentis à pénétrer à l’intérieur. La grosse femme entra aussi prestement que le permettait sa corpulence, sans dire un mot. Les jeunes parents acceptèrent également la proposition, et entrèrent à leur tour en remerciant l’homme à la queue-de- cheval. Le bébé dans la poussette dormait toujours. Les autres personnes déclinèrent gentiment ; le vieil homme, notamment, s’adressa à lui :
«Vous êtes bien aimable, mais nous préférons rester ici. La pluie ne vas pas tarder à s’arrêter, j’en suis sûr.» Son petit-fils approuva en opinant timidement du chef. L’homme à la queue de cheval s’adressa ensuite à Marcus.
«Je n’y connais rien, mais si je puis me permettre, votre véhicule sera mieux au sec !». Marcus réfléchit un instant. Cet homme n’avait pas tort. Il regarda une dernière fois en direction du ciel : l’une des Heaven Wasps semblait perde de l’altitude, comme si elle s’apprêtait à se poser. Ce fut l’élément qui le fit se décider : même si il n’était pas catégoriquement opposé au projet Ange Gardien, il devait bien reconnaître que la présence des Heaven Wasps le mettait mal à l’aise.
Sa moto passa de justesse l’ouverture de la porte. Il s’engouffra à la suite des autres dans le hall au look ultra-moderne en dégoulinant sur la moquette. L’homme à la queue-de-cheval entra à son tour, fermant la porte vitré derrière lui.

20 Mai 2021 – 12h 15 ;
jour 0, heure – 2h 10min 32s
Chicago, état de l’Illinois

Après délibération avec lui-même, le docteur John Diccelli, quarante-neuf ans, décida qu’il n’était pas nécessaire de faire un quatrième check-up complet de ses affaire. Les trois précédents lui avaient en effet prouvé que, comme à chaque fois depuis vingt-cinq ans de carrière, il avait pensé à tout, et même au reste. Son fidèle sac de randonné contenait tout le matériel médical dont il avait besoin pour sa visite hebdomadaire à sa vieille patiente, madame Fodders. Certains de ses collègues lui avaient gentiment fait remarquer qu’un sac de randonnée, ça ne faisait pas bien sérieux pour un médecin réputé comme lui, célèbre dans tout le pays et même au-delà pour ses compétences, et plus récemment pour son rôle décisif joué contre la Grande Pandémie de l’année précédente. Il se moquait bien de ces remarques. Il était conscient que ce sac gris et vert n’était pas des plus esthétiques, mais pour rien au monde il n’en aurai changé, tout d’abord parce qu’il avait une valeur sentimentale toute particulière : il le portait déjà sur le dos au début de sa carrière, alors qu’il était médecin militaire sur le front en Irak. On pouvait encore voir les deux impacts de balle vieux de presque vingt ans en-dessous de la lanière droite. Et puis, il fallait bien le reconnaître, il était bien pratique : quoique forcément assez usé, il tenait encore la route, et pouvait amplement contenir tout son matériel pour quand il devait se rendre lui-même chez un patient à mobilité réduite, comme c’était le cas pour Madame Fodders. Il restait même de la place pour accueillir son casse-croûte et celui de sa petite protégée. Ah, voilà donc ce qu’il oubliait.
John réfléchit un instant : il n’aimait pas l’emmener chez madame Fodders. La petite fille et la vieille dame s’appréciaient beaucoup, mais la consultation prenait facilement une heure, et la gamine finissait vite par s’ennuyer. Mais d’un autre côté, il ne voulait pas la laisser toute seule. Madame Fodders avait sans doute raison quand elle disait qu’il était trop protecteur avec elle, mais il ne pouvait rien y faire, il était comme ça. Il aimait cette enfant comme sa propre fille, et il ne voulait pas qu’il lui arrive malheur. Il laissa donc son sac sur la table de la salle à manger, traversa le couloir et entra dans la chambre de Leïla.
L’enfant était accoudée au rebord de sa fenêtre. John grimaça en constatant que des gouttes tombaient dru sur la vitre : il n’aimait pas rouler sous la pluie. C’est bête, se dit-il, il a fait si beau ces dernières semaines. Au moins, ce n’est pas aujourd’hui qu’il aura à gérer des malaises pour cause d’insolation. Il appela doucement sa protégée.
«Leïla…»
L’interpellée se retourna en sursautant. Elle devait sans doute être plongée dans ses pensées, et ne l’a pas entendu approcher. Leïla était une petite fille d’origine maghrébine, pleine de vie et dont la frimousse souriante était surmonté d’une paire de lunettes rondes qui lui donnaient un peu l’air d’une intello. Elle était d’ailleurs une élève brillante, bien que très discrète et assez peu sociable. Elle était particulièrement douée en informatique, ce qui arrangeait plutôt bien John, qui lui n’y connaissait rien. Du haut de ses neufs ans, elle avait déjà réparé deux fois l’ordinateur du cabinet, et elle avait même optimisé ses performances, plutôt conséquemment d’ailleurs. John projetait à long terme de lui offrir son propre ordinateur personnel, mais pour l’instant pensait-il, elle était trop jeune. Là encore, il se demandait parfois si il ne la couvrait pas un peu trop, mais c’était plus fort que lui : il se sentait responsable de cette enfant. Il l’avait recueillie alors qu’elle était toute jeune d’à peine six mois, et depuis il l’élevait comme sa propre fille. Il a plusieurs fois hésité à entreprendre une démarche pour l’adopter officiellement, mais il s’était à chaque fois ravisé. Il voulait qu’elle soit assez grande pour qu’elle sache elle même ce qu’elle voulait, et qu’elle le lui demande elle-même.
« Qu’est-ce qu’il se passe, John ? Il y a un problème ?
-Non, pas du tout, rassures-toi. Je te dérange ? Qu’est-ce que tu faisait ?
-Oh, rien de spécial. Je parlais a un escargot. Enfin, j’essayais.
-D’accord… Bon, c’était pour te dire que ça va être l’heure d’y aller.
-Chez Madame Fodders ?
-Oui. Tu sais, tu n’est pas obligé de venir si tu n’a pas envie.
-Nan mais si, je viens. Je veux pas rester toute seule. »
Flanqué de petite fille, le docteur Diccelli retourna dans la salle à manger, saisi son fidèle sac de randonnée, vérifia une dernière fois que toutes les lumières étaient bien éteintes, puis sorti, fermant derrière lui l’appartement qui servait à la fois de cabinet et de logement pour lui et Leïla. Tandis qu’ils descendaient l’escalier, Leïla demanda :
« Tu crois qu’on va voir des Heaven Wasps ? »
John répondit qu’il n’en savait rien. En réalité, il espérait que non. Il n’aimait pas trop être fliqué par ces espèces de gros bourdons métalliques. Il était peut-être paranoïaque, ou bien il avait vu trop de films, mais il avait peur que ces machines ne finissent par se détraquer un jour et ne s’attaquent aux humains. Les spots de pub de l’entreprise qui les produisais les présentait comme les nouveaux gardiens de la paix et de l’ordre. Peut-être. Il n’empêche que, sans doute dans l’idée de maintenir l’ordre, elles étaient équipées d’armes à feu de pointe.
Ils arrivèrent finalement dans le parking souterrain de l’immeuble. Leïla s’installa sur le siège passager, puis John Diccelli mit le contact. La voiture emprunta la voie menant à la surface, franchit la barrière de sécurité, puis s’engagea dans la masse de véhicules qui avançaient au ralenti sous la pluie torrentielle.

20 Mai 2021 – 11h 46 ;
Jour 0, heure -2h 39min 06s
Quelque part, état du Minnesota

« Attends, répètes un peu ? Tu veux dire que tu n’as absolument aucune idée de où on se trouve ?
-Ben, je me souviens très bien qu’on a passé le panneau «Bienvenue dans le Minnesota» il y a quatre heures, mais sinon…»
Abdous Neels et Eddy Lumbard n’étaient pas exactement des exemples en matière de sens de l’orientation. Ils avaient d’autres qualités, mais pas celle-ci. Eddy observa de nouveau la carte routière qu’il avait étalé sur le capot de leur voiture. Puis il balaya du regard l’horizon : des champs de maïs à parte de vue. Puis il regarda à nouveau la carte. Il essaya à nouveau de promener son doigt le long de la route qu’ils avaient emprunté, mais il finissait toujours par perdre le fil aux alentours de la frontière entre le Dakota du nord et le Minnesota. Il était tout simplement incapable de se rappeler l’itinéraire qu’ils avaient emprunté jusqu’ici. Il finit par tirer la conclusion suivante : ils étaient perdus. Il soupira.
« Il nous faudrait une carte plus précise. Essayes de voir si tu peux pas trouver ça sur internet…
-J’y travaille, mais espères pas trop! » Debout sur la pointe des pieds, Abdous tendait désespérément son téléphone en direction du ciel. Il finit par abandonner en grommelant.
« Rien. Pas une barre. On est bloqués ici, j’te dis. Bloqués, putain ! » Il ponctua ces derniers mots d’un coup de pied dans la roue de leur voiture. Le self-contrôle était une autre qualité qui faisait cruellement défaut à Abdous Neels. Eddy tenta de calmer le jeu.
« Restes calme. Essayes de voir le bon côté des choses !
-Ah oui ? Alors attends, voyons-voir… on vient de tomber en panne sèche en rase campagne, on a aucune idée de où on est, on a pas de réseau, de la nourriture pour deux jours seulement, et si il y avait la moindre zone d’ombre dans les parages, il y ferait trente degrés ! Alors s’il te plaît, expliques-moi où est le bon côté des choses là-dedans !
-Ben… dis-toi qu’au moins, il ne pleut pas…
-Allons bon ! Avec cette chaleur, ça risque pas de tarder ! Il manquerait plus que ça, tiens.»
Les deux compères restèrent une demi-heure assis contre leur véhicule. Abdous profita de ce moment pour s’interroger très sérieusement sur ce qui avait bien pu lui passer par la tête quand il a décidé de partir en road-trip seul avec Eddy Lumbard. Son vieil ami était peut-être un joyeux bout-en-train, mais il pouvait vite devenir une plaie quand il s’agissait de faire n’importe quoi qui nécessite un minimum de sérieux et d’organisation. Un de ses t-shirt de rechange noué sur la tête pour éviter l’insolation, l’intéressé se tenait debout au bord de la route en terre sur laquelle ils étaient arrêtés, guettant un éventuel véhicule salvateur. Abdous soupira. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire qu’attendre. Il essaya de voir le bon côté des choses, comme le lui avait dit Eddy : ces champs appartenaient forcément à quelqu’un. Cette personne finirai bien par les voir, et les sortirais ainsi de ce pétrin.
Il ne restait plus à espérer que la pluie ne décide pas d’être de la partie.

A suivre
  
       

 
 

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3 Commentaires
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BABADJIHOU Farel Lenoumi
4 années il y a

Wow, superbe.

Mke Mke
4 années il y a

Hello ! Je vais lire ton texte sous peu
Avant même d’avoir démarré, il me semble que tes paragraphes gagneraient à être découpés/aérés, les bloc me paraissent trop longs 🙂

Mke Mke
4 années il y a

Superbe texte, très bien écrit, l’alternance des personnages fonctionne très bien, l’univers est intrigant, c’est dynamique et les dialogues crédibles. J’en veux encore 🙂

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