Les paysages de l’Est étaient très différents de ce qu’on pouvait voir du côté de Gaerwyn. Les plaines interminables parsemées de bois enchanteurs et quelques ruines avaient laissé place à des montagnes inhospitalières, des forêts sinistres et beaucoup de routes délabrées. A l’horizon, on voyait des villes abandonnées, vestiges d’un temps prospère. Les afélas se baladaient librement dans la zone, dans l’attente de leur prochaine victime. Alors que le groupe avançait en direction des montagnes, Lizt remarqua que la plupart d’entre-elles avaient un trou béant à leur base.
« On appelle ça des tunnels, expliqua Svaria, fière. Ils nous permettent de traverser ces montagnes sans avoir à les escalader ou les contourner. C’était particulièrement utile pour les véhicules. Malheureusement, la majorité d’entre eux sont impraticables de nos jours. »
La route que le duo suivait s’arrêta net à l’entrée d’une forêt imposante. Les arbres étaient si proches les uns des autres qu’il était difficile de voir à plus de quelques mètres. Lizt regarda son compagnon qui fit un signe de tête, lui indiquant que c’était la direction à suivre. Malgré son inquiétude, il suivit la jeune femme qui s’était engouffrée dans les ténèbres.
Une atmosphère lourde pesait sur la forêt. Les arbres semblaient difformes, comme s’ils étaient habités par des créatures infernales, attendant patiemment qu’une âme perdue passe par ici pour s’en emparer. Plus encore qu’avant, on ressentait le manque de vie. Le sol était sec, les arbres entièrement nus, et le seul bruit audible était le craquement des feuilles mortes. Le duo continua tout droit, s’enfonçant de plus en plus profondément dans l’obscurité. Après un certain temps, il est devenu difficile de voir au-delà de quelques mètres devant soi, et les deux visiteurs essayaient tant bien que mal de s’orienter.
« Si nous gardons le cap, nous finirons forcément par sortir de l’autre côté ! » lança Svaria, feignant l’assurance.
Malheureusement, il leur était impossible de savoir d’où ils venaient, tant tout autour d’eux se ressemblait, tel des réflexions dans une infinité de miroirs. De plus, une brume épaisse s’était levée, comme pour les railler.
Une heure passa, ou peut-être plusieurs. Ne pouvant même pas se repérer avec le soleil, le groupe avait perdu le compte très rapidement. Tout à coup, un cri glaçant vint rompre le chant des feuilles mortes. Lizt se retourna dans ce qu’il pensait être la direction d’où venait le bruit, mais ne vit rien, sans grande surprise. Quand il reprit son chemin, Svaria avait disparu. Gardant son calme du mieux qu’il pouvait, il chercha autour de lui. Même si la visibilité était médiocre, elle n’aurait pas pu partir bien loin. Le temps passait, et le jeune homme perdait son sang-froid. Sa respiration s’accélérait, ses mouvements étaient plus erratiques, de la sueur se formait sur son front, coulant sur son torse, dans son dos, la brume s’épaississait de plus belle, jetant un voile glacial sur les alentours… Un homme s’approcha. Il était grand, et ses cheveux blonds. Il fixa Lizt d’un œil dans lequel cohabitaient fierté et dégoût, puis repartit. Alors qu’il se retournait, l’ancien milicien remarqua une cicatrice sur son avant-bras. Puis, quand il regarda le sien, il trouva la même. A cet instant, une horde d’afélas géants firent leur apparition tout autour de lui. Instinctivement, il mit la main sur son arme, et fut surpris de ne pas la trouver. Les créatures se rapprochaient doucement, comme si elles prenaient un malin plaisir à faire monter la tension. Alors que Lizt cherchait frénétiquement sa dague, il vit sa main qui s’était mise à dépérir, séchant à vue d’œil. L’affliction s’étendit à son bras, jusqu’à atteindre son épaule, et enfin sa tête. C’est alors qu’une voix retentit.
« Réveille-toi ! »
Lizt ouvrit les yeux. Il était dans un lit confortable. Il regarda autour de lui. Des meubles anciens jonchaient la pièce. En face, une fenêtre donnait sur une ville. Ce n’était pas Gaerwyn. Quelqu’un entra dans la pièce. Svaria. Ses cheveux étaient un peu plus longs, et avaient été attachés en une queue de cheval lui arrivant entre les épaules. Elle portait une robe simple, mais ne semblait pas très à l’aise dedans. Elle ouvrit la bouche et se mit à parler, mais Lizt n’entendait rien. Il ne comprenait pas vraiment ce qu’il se passait, mais il ressentait quelque chose de nouveau, quelque chose qu’il n’arrivait pas à nommer, ni à définir. Pourtant, il voulait rester. Puis, la voix se fit entendre une fois de plus.
« Réveille-toi ! »
Il ouvrit de nouveau les yeux, cette fois sur l’herbe. Au-dessus de lui, la tête familière de son compagnon, telle qu’il s’en souvenait.
« Tu es enfin revenu à toi. Je viens à peine de me réveiller, moi-même… Comment a-t-on bien pu arriver ici ? »
Ils étaient dans une clairière. Au centre de celle-ci se trouvait une vieille maison en bois. Malgré son état, elle semblait encore habitée. Les deux compagnons s’approchèrent de la bâtisse, et y entrèrent.
L’intérieur était simple, très démuni. Un foyer au centre, un lit de fortune à côté et une petite table servant de cuisine. Le groupe allait sortir quand il tomba nez à nez avec un vieil homme.
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ? demanda-t-il, méfiant.
– Nous sommes de simples voyageurs, répondit Svaria sur un ton qu’elle voulait rassurant. Nous étions en route vers Ystria quand nous nous sommes perdus dans cette forêt.
– Ce n’est que ça… Tout de même, il est rare que des visiteurs viennent jusqu’ici. Vous devez être très courageux… Ou inconscients. »
Il les regarda avec insistance, puis reprit la parole.
« Je peux vous indiquer comment sortir d’ici, mais pouvez-vous me rendre un petit service avant ?
– Bien sûr ! répondit Svaria, pleine d’entrain.
– C’est mon petit-fils. Il adore jouer dans le vieux temple, à quelques pas de la maison. Mais il met du temps à rentrer, aujourd’hui. Il se fait tard, et je commence sérieusement à m’inquiéter, vous savez. Il est la seule famille qu’il me reste, après tout. J’y serais bien allé moi-même, mais je crains que ces vieux os n’arrivent plus à se déplacer correctement. Pour aller au temple, suivez simplement cette direction. Vous l’atteindrez en dix minutes environ. »
Après avoir écouté les interminables remerciements de l’homme de la forêt, Lizt et Svaria se mirent en route vers le temple.
Comme l’avait annoncé le vieil homme, le temple ne se trouvait pas très loin de la cabane. Le terrain était envahi par la végétation, rendant la progression difficile. L’intérieur était dans un état similaire. Svaria s’avança et cria, attendant une réaction. Cette action eut pour seul résultat d’attirer quelques afélas vers le duo. Ils s’en débarrassèrent sans peine.
« Etrange… Nous n’en avions pourtant croisé aucun dans la forêt… » s’interrogea la jeune femme, pensive.
Soudain, son visage se décomposa.
« Le gamin est en danger ! »
Prenant Lizt par le bras, elle courut vers les profondeurs du temple, son regard examinant chaque grain de poussière autour d’elle. Puis, arrivant au bout, elle remarqua un grand nombre d’afélas attroupés autour d’un autel. Ils étaient tous immobiles, comme pris d’un sommeil paisiblement. Svaria, sans la moindre once d’hésitation, les élimina un par un, puis inspecta les alentours, ordonnant sèchement à Lizt de faire de même.
Cette pièce très reculée ne recevait aucune lumière de l’extérieur, aussi faible soit-elle, obligeant les visiteurs à allumer une torche. De plus, une atmosphère lourde régnait, comme si les gens qui avaient vécu ici n’avaient jamais quitté les lieux, retenus par des forces qui les dépassaient. Lizt avait le souffle court. Le monde lui semblait tout à coup moins solide, et marcher normalement devint une tâche pratiquement impossible. Alors qu’il mobilisait toutes ses forces pour ne pas tomber, Svaria l’appela.
« Je l’ai trouvé… » annonça-t-elle sans émotion.
Derrière l’autel se trouvait un corps sans vie. A son état, il avait perdu la vie plusieurs années auparavant. Sa taille trahissait son identité. Il n’y avait plus aucun doute possible. C’était bel et bien le jeune garçon qu’ils recherchaient. Pourtant, selon le vieil homme, il n’était parti que depuis quelques heures.
« Si jeune… »
Svaria sanglotait doucement. Lizt lui pris le bras dans un mouvement se voulant réconfortant. Elle ne réagit pas. Après qu’elle se soit calmée, il lui fit comprendre la situation. Son visage se tordit de colère. Sans prévenir, elle partit en trombe vers la sortie, emportant Lizt avec elle.
Lorsqu’il vit les voyageurs revenir, l’homme de la forêt leur fit un signe de la main, puis vint à leur rencontre.
« Vous l’avez trouvé, n’est-ce pas ? Ce garnement adore me faire peur.
– Vous êtes ignoble… Une plaisanterie pareille… marmonna Svaria, retenant ses larmes.
– Pardon ? Je ne suis plus tout jeune, vous savez. Mes oreilles ne sont plus ce qu’elles étaient, je le crains.
– Ne faites pas comme si vous ne saviez pas ! explosa-t-elle. Le gamin est mort depuis tout ce temps !
– Vous voyez qu’il est facile de parler un peu plus fort. Je vous comprends tout de suite mieux. Merci du fond du cœur de l’avoir ramené ici. Ce petit est la seule famille qu’il me reste, après tout.
– Que…
– Ah oui ! J’allais oublier. La forêt. Le secret est dans les branches. Elles pointent toutes dans la même direction. Si vous les suivez, vous trouverez vite la sortie, croyez-moi. Une fois dehors, continuez vers le sud-est. Vous arriverez à Galras, ma ville natale. Un très bel endroit, si j’ose dire. »
Svaria le prit par le col, prête à le frapper.
« Espèce de monstre ! Il est mort il y a des années ! Et vous ne trouvez rien de mieux que de vous servir de lui pour vos plaisanteries morbides !
– De quoi parlez-vous ? Il était là aujourd’hui, je lui ai même préparé un repas. Il n’avait pas très faim, et j’ai donc fini son assiette. Je suis peut-être vieux, mais pas encore sénile ! »
La jeune femme serra le poing de toutes ses forces, mais Lizt l’arrêta avant qu’elle ne puisse porter son coup.
« Pourquoi m’en empêches-tu ? cria-t-elle rageusement. Tu es de son côté ? »
Le jeune homme secoua la tête, et se contenta de pointer le vieil homme du doigt. Ce dernier semblait s’être réveillé à l’instant. Il dévisagea les deux visiteurs, puis prit la parole.
« Qui êtes-vous donc, à débarquer ici et à me soulever sans raison ? Des voyageurs, peut-être ? Ça tombe bien, cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu de visite, par ici. Mais vous savez, il n’y a pas besoin d’être aussi menaçant. Je ne suis qu’un vieil homme frêle qui vit avec son petit-fils. Je n’ai rien de valeur à vous donner, mais je peux vous aider à sortir de la forêt, si vous êtes perdus. J’aimerais juste vous demander un service avant, si ça ne vous dérange pas. Ça concerne justement mon petit-fils… »
Svaria, comprenant ce qu’il se passait, reposa le vieil homme. Celui-ci regarda les deux voyageurs avec insistance, puis reprit la parole.
« Vous devez être perdus, j’imagine. Venez-donc à l’intérieur, ce n’est pas tous les jours que des visiteurs passent par ici. Mon petit-fils sera ravi de voir autre chose que mon visage ridé. Il doit encore être au temple. Il adore cet endroit, vous savez…
– Merci beaucoup pour l’invitation, mais nous devons partir, annonça Svaria d’une voix douce. Je suis sûre que votre petit-fils rentrera très vite. »
Sans attendre de réponse, elle quitta la clairière, suivie de près par Lizt.