-“Restez ici, je reviens d’ici peu.”
Le Docteur Joworgsen me dit cela, avant de s’éclipser, laissant la masse tremblotante que je suis dans une (pratiquement monochromique) salle blanche ; un cabinet d’examen, je suppose. J’ai eu beau essayer de me lever, impossible pour moi de bouger les jambes. Probablement qu’une paralysie temporaire de la partie inférieure du corps fait partie des effets secondaires de la cuve, je l’espère du moins.
Je ne peux donc pas examiner les lieux, étant donné que je peine même à tourner la tête. Je me contente en conséquence de scruter le plafond, mais le passé me rattrape bien vite et occupe mes pensées alors que je tente de me vider l’esprit.
Pendant 500 ans, j’ai dormi dans ce liquide étrange, en état constant de songe. Des siècles que “sous mes yeux”, les évènements de ces heures fatidiques repassent en boucle, comme une bande-son qui déraille. Cette bataille, ou plutôt ce carnage, a sonné le glas d’une nation au complet. En prenant ce cristal, nous avons anéanti une population, une culture, un espoir. J’étais plus qu’au courant des risques et de la considération qu’il fallait donner à cette mission, la survie du Japon en dépendait. Mais, finalement, est-ce que nos efforts ont suffi ? Est-ce que l’extermination pure et simple d’un peuple et la perte des meilleurs soldats du Soleil-Levant justifiaient la survie d’une poignée de chanceux, d’une élite lâche ?
Ces questions et ces sentiments divers s’entrechoquent dans mon crâne dans un tourbillon contradictoire d’idées. Il faut que je bouge, que je me lève, que je comprenne. Apprendre quel est l’aboutissement de ces actions épouvantables, savoir le dénouement. Je veux être sûre que notre “sauvetage” du Japon a porté ses fruits. Avec douleur, je prends appui sur mes coudes afin de pouvoir me redresser. Plusieurs minutes passent avant que je ne sois assise. Ce n’est pas de l’engourdissement que je ressens, mais un mal intense. Mes bras souffrent le martyre, j’ai l’impression que des millions d’aiguilles les traversent. Mais enfin, me voilà dans une meilleure position. Il me reste à me lever, et à marcher.
La plupart des gens “normaux” auraient été paniqué, affolé ou en état de choc. Ils tenteraient de se remettre les idées. Mais je n’ai pas le temps pour ça. Je n’ai pas le temps de crier de joie parce que l’humanité a survécu. Je n’ai pas le temps de paniquer parce que mon pays a potentiellement disparu. Et surtout, je n’ai pas le temps de pleurer tellement la douleur qui s’est saisie de moi est perçante. “Courage-Force-Ténacité”, ce sont les mots qui régissent mon existence depuis ma venue au monde. Au prix d’un effort inouï, je parviens à faire un quart de tour, en direction du sol, et finalement quitter mon siège pour me tenir sur mes jambes. Je suis debout. Je tremble et chaque geste est un supplice, mais je marche.
C’est donc lentement que j’avance jusqu’à la porte, une automatique comme je m’en doutais, pour arriver dans le couloir. C’est un long tunnel blanc, comme le reste. Même mes vêtements sont neige immaculée ; un simple T-shirt bien trop large pour ma corpulence et une culotte. Je suis dans ce que j’appellerai un hôpital, ou un dispensaire tout du moins, et ce docteur n’a pas été capable de me donner une tenue de patient. Je note également que mes cheveux, cette longue chevelure noire atteignant le bas de mon dos, fait un réel contraste avec le reste.
Quant au docteur… Je ne parviens pas à le cerner. Déjà qu’il est parti sans me donner d’explications sur quoi que ce soit… Après, il y a des lustres que je n’ai parlé à personne, et il fait preuve d’amabilité, voire un peu trop. Je dois me méfier, cela pourrait être un piège. Même si je veux croire en un renouveau, je dois aussi garder à l’esprit que ceux sont les gens en apparence inoffensifs qui créent le plus de problèmes. Et vu mon état, il sera impossible que je maîtrise facilement quelqu’un. J’ai atteint la fin du couloir, malgré mes pas chancelants. Le doc est passé par là, je l’ai vu tourner. Et il n’y a pas d’autres pièces entre ici et l’endroit où j’étais auparavant.
Voyons voir, il y a… 343 étages… Et je suis au 340e, ce n’est pas possible. Hors de question que je choisisse un numéro au hasard, mais je ne peux pas deviner où il est. D’un autre côté, je pourrai m’enfuir… Non, je suis trop vulnérable et mal-informée pour cela. Je dois jouer le jeu, en espérant que ça n’en est pas un. Il n’y a pas d’autre possibilité que de patienter jusqu’au retour de Joworgsen, ou alors jusqu’à ce que je sois en état de me battre. Retour au point de départ, je fais demi-tour, mais quelque chose a changé.
-“Que faites-vous ici Mademoiselle ?” Avez-vous une autorisation ?”
L’homme en face de moi est en uniforme médical, un infirmier sans doute, mais sa carrure est celle d’un boxeur. Il doit aisément dépasser les 100 kg, au bas mot, et n’a pas l’air d’accord pour me laisser partir. Je suis trop faible pour m’en débarrasser, malgré cette voix me susurrant à l’oreille d’éliminer l’ennemi.
-“Laissez-la Møller, c’est ma patiente.”
Joworgsen est apparu derrière moi, sortant de l’ascenseur. La voix insidieuse dans ma tête occupait l’entièreté de mon esprit et, pour être honnête, je ne m’y attendais pas. Il s’en faut de peu pour que je tombe.
-“Ah bon ? Veuillez m’excusez Docteur, je n’étais pas au courant. Il y avait du bruit provenant de cet étage, puis comme j’étais à celui du dessous…”
-“Ce n’est rien. Je gère la situation dorénavant, vous pouvez retourner à votre travail.” Dit mon sauveur. L’infirmier salue son supérieur et s’en va, non sans me glisser un regard curieux. Ce qui laisse croire qu’il ne connaissait même pas mon existence.
Joworgsen me sourit, avant de m’aider à rejoindre le siège que j’avais quitté un quart-d ‘heure auparavant. Il m’installe, avant de prendre un tabouret et de s’asseoir en face de moi.
-“J’étais persuadé que vous tenteriez de partir”
-“Mais j’ai renoncé, vous en êtes-vous rendu compte ?”
-“Oui, c’est vrai, dit-il en croisant les bras. Vous n’êtes pas une personne idiote.”
J’examine longuement son visage, tentant de déceler un signe de malveillance. Mais je ne pressens rien de mauvais en lui. Il est plausible, apparemment, que je puisse lui accorder du crédit.
-“Effectivement, finis-je par dire après un silence, je ne suis pas idiote. Et ne le soyez pas vous-même : Dites-moi tout.”
-“Tout ce que vous voulez savoir ?”
-“Oui.” Il soupire, mais je crois que ça ne s’avère pas négatif. Je présume qu’il avait deviné ma réponse.
-“Je n’en attendais pas moins. Alors, posez vos questions, j’y répondrai.”
Je prends une légère inspiration, car enfin je vais savoir. Il a intérêt à être clair, précis et net. Sans omettre le fait qu’il doit être complet.
-“Pour commencer : Par quel miracle suis-je encore en vie ? De mon temps, les cuves O.F.R. Étaient encore en phase de test. Et même si celle dans laquelle j’étais semblait bien plus avancée, il n’empêche que les chances qu’elle eût réussi à rester intact, cinq siècles durant, sont quasiment nulles.”
Il se gratte le haut du crâne et demeure muet un moment qui me paraît interminable. Joworgsen doit posséder un puzzle avec des pièces manquantes, voire pas de puzzle du tout.
-“Comment dire ? Le secret de votre survie est… Bien épais et opaque. Cela repousse les limites du corps et de la technologie. Il suffit de voir l’état de votre vaisseau… Non vraiment, je suis dans l’incapacité de vous dire comment l’univers a rendu notre rencontre possible.
Alors comme ça je suis un mystère de la nature… Si je ne peux pas élucider le secret de ma présence face à ce Scandinave, il y éventuellement d’autres points sombres sur lesquels il peut m’éclairer.
-“Je veux savoir…”
-“Si le Japon a survécu ?”
-“Oui, mon existence était basée sur ce seul but précis.”
Nouveau silence, plus long que le précédent. Est-ce la peur de me brusquer ou alors l’histoire est tellement longue qu’il cherche ses mots ? Un mélange des deux à mon avis.
-“Avant tout, dit-il enfin, retournons à votre dernier souvenir. De ce que nous savons, après que votre balise a cessé d’émettre, une autre unité spéciale fût dépêchée sur place pour donner un rapport sur la situation. En arrivant, ils ont trouvé des champs de ruines et de cadavres en putréfaction. Et au milieu de ce bain de sang : vous. Yanimi Kurawaki était la seule survivante de la bataille du Grand Canyon. Des milliers d’humains avaient péri dans les combats avant tous les survivants furent vaporisés dans l’explosion qui suivit votre prise du cristal. Ensuite, quand l’unité mit la main sur ce dernier, elle a retrouvé votre corps inerte près de lui. Vous avez immédiatement été extraite et placée dans une des cuves expérimentales. Je suppose que vous étiez d’une grande importance pour qu’autant de risques soient pris !”
-“Et ensuite ?”
-“Ensuite ? Hmm, pour être franc, personne ne connait la suite.”
-“Comment cela se fait alors, que je sois face à vous ?”
-“Je pense qu’on peut vous présenter comme étant chanceuse.”
De la chance, c’est à un concept aussi hasardeux que je dois la vie. Et pour ce qu’il a dit : “… Vous étiez d’une grande importance…”, c’est une belle blague. Je me souviens ligne par ligne de notre code, surtout de la 7e ligne : “Tout soldat incapable de se battre est un poids.” Ils devaient m’abandonner, ils m’ont sauvé. Je ne comprends plus rien à cette histoire, la logique a disparu.
-“Et le cristal dans tout ça ? Il a pû être acheminé vers le spatioport de Sapporo ?”
-“…”
Il me fixe, sans ciller. Pas un mot ne sort de sa bouche ; il sourit en coin sans parler. Je commence à me sentir mieux, la douleur n’est plus paralysante. Il suffirait que je me lève pour l’empoigner, et lui faire lâcher des informations.
-“Vous savez quoi ? Je vais vous montrer quelque chose, permettez ?” Il me tend la main pour m’aider à marcher, je la saisis et nous sortons pour aller vers l’ascenceur. Direction le 343e étage apparemment, il faut une dizaine de secondes pour y arriver.
-“Je vous conseille de respirer un grand coup, ça peut être… À couper le souffle !” Dit le docteur avant qu’un mystérieux rictus n’apparaisse.
Nous longeons le couloir, dont toutes les portes sont fermées, jusqu’à arriver au fond. Nous entrons dans la pièce et… c’est… C’est inexplicable…
Ou si, mais je n’ai rien vu de pareil. Une immense baie vitrée, donnant vers l’extérieur. Mais ce n’est pas un jardin, ni même une ville. C’est l’espace, une énorme voûte obscure constellée d’étoiles. Mais en dessous, une gigantesque sphère rouge. Une planète, qui occupe tout le bas de mon champ visuel, avec une épaisse couverture nuageuse. Mais je peux voir les différents coloris. Du rouge, oui, mais aussi des teintes variées de jaune et d’orange, avec des morceaux épars de bleu et de vert. Alors, nous y sommes parvenus.
-“Où… Sommes-nous ?” Dis-je sans retenir ma surprise
-“À vous entendre, la vue sort vraiment de l’ordinaire. Yanimi, bienvenue dans la C.S.S. Terence. Une station orbitale, résultat de la coopération entre la Corée du Sud, l’Union Scandinave, l’Allemagne… Et le Japon !”
-“Le Japon… Le Japon a survécu…”
-“Oui Yanimi, et je peux vous assurer qu’il vivra encore longtemps.”
-“Et cette planète, c’est Poweria ?” Il ricane doucement
-“Disons que c’est… Poweria One.”