Quand j’arrivais devant une rivière plutôt profonde, je me stoppais sur le coup. La végétation autour était très dense mais cela pouvait autant me cacher que dissimuler des voyeurs. Cependant je me retins de faire une quelconque remarque, cela faisait longtemps que je ne m’étais pas lavée et au-delà de l’odeur corporelle et de mon haleine de chacal, mes cheveux gras me dégoûtaient d’autant plus. Je posais donc avec calme la combinaison noire et les nouveaux sous-vêtements sur une grosse pierre sèche et commençais à dézipper la fermeture quand je me rappelais de la présence de Trom.
— Tu te tournes au moins ?
— Cela te dérangerait que je te regarde ?
— Oui alors tournes-toi. J’entends dans ta voix tes moqueries mais peu m’importe. Je tiens encore à mon intimité.
— Alors soit mais ne tarde pas trop.
— Oui je sais. J’ai bien compris que tu avais faim.
Il ricana à mon ton exaspéré. Mais je ne pouvais pas dire que je ne ressentais pas une certaine hâte non plus. Je ne savais pas comment cela se passait, j’avais bien perçu du mouvement de loin autour d’un grand feu, tout le monde était rassemblé et au moins la viande était cuite.
Je défis donc ma combinaison, je voulus d’abord garder mes sous-vêtements mais rapidement, la tentation de libérer un peu ma poitrine se fit plus forte. Ce n’était pas que le soutif était trop petit, juste mes seins qui étaient plus volumineux. Et puis les bretelles me faisaient mal à force. Quand je retirais finalement me derniers remparts, mes joues s’échauffèrent. Je jetais quelques coups d’œil autour de moi en me plongeant rapidement dans l’eau glaciale. J’étais frigorifiée aussi je fis quelques brasses pour me réchauffer sans pour autant m’éloigner de Trom. En même temps, il n’avait pas peur que je m’enfuisse puisque j’étais nue et que je ne me voyais pas courir les fesses à l’air dans les bois. Je frottais ainsi mes cheveux avec un extrait de végétal que m’avait donné mon gardien et passais mes doigts dedans pour les démêler le plus possible.
Après avoir également nettoyé mon corps je fis mine de sortir quand un craquement de branche se fit entendre de l’autre côté de la rive. Je me retournais, le cœur battant en m’enfonçant dans l’eau. Bon, elle était claire mais l’illusion pouvait tenir. Je regardais partout mais rien ne bougea. Pas un mouvement. Je me mordis les lèvres, hésitant à demander à Trom d’aller vérifier mais que pourrait-il faire de toutes manières ? Il se moquerait de moi pour rien. Je sortis donc de l’eau en essayant de ne pas me retourner et enfilais le plus rapidement possible mes vêtements malgré que je sois encore mouillée et toute tremblante. Je n’avais toujours pas de chaussures.
— C’est bon. On peut y aller.
— Alors ça t’as plu ?
— Eh bien, ce n’est pas l’eau la plus chaude que j’ai connu mais je dois bien admettre que c’est revigorant. Et je me sens propre, c’est déjà pas mal, souris-je timidement.
— Tu vas pouvoir te réchauffer près du feu. Tu t’assiéras à côté de moi, d’accord ? On ne doit pas se mélanger avec les loups-garous. Et ce sont eux qui décident quand on mange. S’ils t’ordonnent quelque chose, tu le fais, peu importe ce que c’est. Il faut que tu comprennes qu’avoir ton propre toit est une chance. Et les gens parlent. La meute est peu nombreuse, en tout cas, dans le temps elle était bien plus fournie. Des loups n’apprécient pas le changement et encore moins que des sous-races investissent leurs appartements. Ceux-là nous testent plus que les autres.
Je hochais la tête d’un air entendu. En vérité ce qu’il me disait me tordait le sang. Me retrouver à nouveau dehors à cause d’un loup qui n’acceptait leur déclin ? Hors de question. Mais me plier à chacun de leurs ordres pour rester à l’abri ? Je penchais la tête. Cela dépendrait. Je respirais un bon coup quand nous nous approchâmes du flanc de la montagne. J’aperçus l’autre gagnant assis au milieu d’un petit groupe de trois autres, dont deux femmes. On se dirigea droit vers eux et Trom s’installa en me faisant signe d’en faire de même. Au début cela fut froid et je tentais de faire abstraction des loups dans mon dos. En effet, les demi-loups se trouvaient à l’extérieur et les loups formaient un cercle parfait autour du feu, alors pour me laisser me réchauffer le plus possible, Trom m’avait indiqué de me mettre à la place la plus proche du feu, et donc dos aux autres. Puis Trom engagea la conversation, il s’avéra que les deux femmes étaient mère et fille et que la mère était là depuis ses dix-neuf ans. Aujourd’hui elle en avait à peu près quarante-cinq. Je n’osais pas lui demander si elle avait déjà tenté de s’enfuir. Les loups guettaient.
— Et toi, comment t’appelles-tu ? finit-elle par me demander.
— Maxime, répondis-je du bout des lèvres.
— Mais ce n’est pas un prénom de mec, ça ? se moqua l’autre.
— C’est mixte.
Je le fusillais du regard alors qu’il haussa simplement les sourcils avant de me servir un sourire carnassier. Je ne l’aimais pas. Il était trop imbu de lui-même. Je détournais le regard pour fixer mes mains qui arrachaient l’herbe. Ca se sentait à des kilomètres que j’étais nerveuse.
— Moi c’est Fauvel.
Je relevais les yeux vers l’autre qui me regardait bien plus franchement. Et pendant un instant, j’eus un doute que ce soit lui qui ait pris la parole, mais j’en eus la certitude quand il tendit sa main pour que l’on se salue. Quand nos mains commencèrent à se toucher, nous eûmes à peine le temps de serrer les doigts sur la paume de l’autre, qu’un énorme plat tomba au milieu de notre petit attroupement. Je m’écartais un peu pour laisser de la place à tout le monde. Je pris un morceau de viande et le respirais. De la viande cuite. Pas de sang, pas de boyaux, pas de mouches voletant autour. De la bonne viande cuite à cœur. Je remerciais celui qui nous l’avait apporté. Apparemment cela surprit le jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de douze ans. Mais c’était de la politesse pour moi. Mon petit sourire le fit fuir. Je lançais un regard interrogateur autour de moi. Trom soupira.
— Il est parmi les loups mais il n’a pas exactement le sang pur, on le lui rappelle souvent, des deux côtés. En le remerciant, tu l’as placé dans une estime qu’il n’a pas eue depuis longtemps. Au fait tu as quel âge ?
Je ne fis pas attention à son changement de sujet. J’avais finis par m’y faire.
— J’ai vingt ans.
Après ce fut le silence. On mangea rapidement, je demandais à boire et étonnement, Fauvel me prêta sa gourde. J’avais appris qu’il était ici depuis longtemps, sa naissance à peu près et qu’il attendait d’être jugé mature pour passer l’épreuve du changé. Je ne demandais pas les détails de sa naissance, devinant sans mal que c’était sûrement le même sort que sa mère que l’on me réservait.
L’après-midi, nous le passâmes à nous entrainer dans la forêt. Les loups-garous avaient décrété que nous devions être aptes à survivre face à des prédateurs. Apparemment, la petite course n’avait pas été suffisante pour eux. Avais-je précisé que nous n’avions jamais revu les perdants ? Je serrais les dents alors que je percutais avec violence une racine de pins. Et si cela ne suffisait pas, mes cheveux s’enroulèrent autour des branches d’un buisson. Les épines ne faisaient pas plaisir. Je regardais autour de moi paniquée. S’ils m’attrapaient j’allais prendre cher. Ils avaient dit que ce n’était pas un jeu. Que nous n’étions pas encore totalement changés, qu’il nous fallait nous ouvrir entièrement.
Je sursautais quand je vis une ombre au loin. Mon souffle sembla se raréfier. L’air se refroidit autour de moi. Je tirais une dernière fois sur mes cheveux noirs, en laissais une bonne poignée derrière mon passage quand je me mis à courir à l’opposé. Depuis le début de la course poursuite je savais qu’il jouerait au chat et à la souris avec moi. Il n’y avait que lui qui me poursuivait alors que trois loups étaient sur Fauvel. Était-ce mieux avoir trois loups à ses basques ou l’Alpha ? Je me retournais, il n’était pas là. Je me collais contre un tronc d’arbre et tentais de calmer mon souffle pour percevoir tous les sons aux alentours. Je ne voulais pas qu’il me bouffe. Je voulais vivre. Je tremblais, les larmes au bord des yeux. J’en avais marre.
Je fis lentement le tour de l’arbre. Je laissais trainer mes mains sur l’écorce, une texture plutôt rassurante. Quand j’eus fais le tour, je repris ma course. Je devais atteindre une hauteur, faire en sorte de les voir avant qu’ils ne me voient. Mais je ne savais pas où aller, ils nous avaient dissimulés les yeux et nous avaient portés pour nous lâcher dans la forêt. Je me mordis les lèvres de rages et finis par me stopper net. Ca ne rimait à rien !
Je fus percutée et ma tête cogna fortement le sol. Le monde ralentit pendant un bref instant alors que mon souffle semblait se faire atrocement brûlant et que la douleur pulsait à l’arrière de mon crâne. J’étais fichue. Je sentis d’abord l’ombre avant de le voir. Il se plaça au-dessus de moi. Son regard était totalement noir et je compris que ce n’était pas tout à fait Leszeck devant moi.
— Je ne pouvais pas rêver d’une meilleure proie, murmura-t-il.
Il entrouvrit la bouche et me laissa voir ses crocs tranchants qu’il approcha peu à peu de mon visage. Je tremblais de plus en plus, et tournais le visage sur le côté. Il grogna d’appréciation alors qu’il se collait tout contre moi. Si j’avais pu, je me serais fait un trou dans le sol mais la réalité est toute autre. Il plaça ses deux mains de part et d’autre de ma tête et inspira à fond. Son ombre nous entourait comme un nuage noir et dissimulait le paysage alentour. Je ne savais que faire pour calmer la bête, aussi je fis appel à mon instinct. Je levais la main et touchais son ombre. C’était froid, chaud, dense et insaisissable. Et ça semblait s’enrouler autour de mon poignet.
Je le vis nettement arrêter tous mouvements, il bloqua sa respiration et frissonna. Brusquement il me saisit la gorge et serra. Je tentais de le dégager en lui frappant le torse. En représailles, il me mordit l’avant-bras en y enfonçant ses crocs. Le hurlement qui sortit de ma gorge fit fuir une dizaine d’oiseaux. Il lâcha prise et lécha le sang qui dégoulinait de sa bouche. Il était monstrueux. Je ramenais le bras contre mes seins, des larmes dévalaient mes joues, mon visage était pâle. Je ne savais plus si je tremblais, si je respirais. Seul son regard me transperçait douloureusement. Il y avait quelque chose. Il me tenait entre ses griffes, je ne vivais que parce qu’il le voulait. Je le sentais.
— Je domine et toi tu te soumets, gronda-t-il.
Mécaniquement, je répondis :
—Oui, Alpha.
Quelque chose se tissa entre nous, et je le sentis dans ma tête.