Bientôt tout se précipita. Bien trop rapidement après mon copieux repas, si je puis me permettre de le nommer ainsi -j’avais encore des morceaux de chair crue coincés entre les dents- on vint me chercher. Une horde de loups puants qui ricanaient se présentèrent devant ma cellule. L’un d’entre eux était très calme et me regardait avec insistance, je ne comprenais pas pourquoi. On me fit sortir de là, sans me toucher.
Ils m’encadraient pour me diriger, je n’avais pas beaucoup de marge de manœuvre.
Le chemin qu’on me fit prendre m’était totalement inconnu. J’arrivai finalement dans une large pièce, bien plus chaude que le cachot où j’étais enfermée. Je laissai un soupir tremblant s’échapper de mes lèvres craquelées. Il y avait bon nombre d’armures, d’épées, de dagues et tous autres objets tranchants utiles pour tuer. Il n’y avait pas de bouclier en revanche. Il fallait être le plus meurtrier, être le premier à attaquer. Je voulais vivre pour mieux me venger. Je voulais vivre pour mieux mourir, l’âme en paix.
Le loup qui m’avait regardé étrangement s’approcha de moi et me fit avancer vers cet étalage d’armes létales. Il avait les cheveux rasés et des petits yeux marron. Son aura m’effleura. Tout mon corps fut pris de frissons mais je me forçais à ne pas réagir, s’ils voyaient maintenant que je n’étais pas une simple Changée, ils pourraient m’éliminer sur le champ. Il fallait d’abord que je fasse au moins un combat, que la foule atteste de ma présence pour qu’ils ne m’échangent pas avec quelqu’un d’autre.
— Choisis ton arme. Tu as le droit à un seul tranchant et une seule protection corporelle pour tes cinq combats. Réfléchis-y, ta survie en dépend.
Je pris un petit poignard, la lame était extrêmement fine, délicate et pourtant solide. C’était de l’argent pur. De quoi tuer n’importe quel loup. Par ailleurs ceux qui m’entouraient encore s’éloignèrent de quelques pas en piétinant, incertains. Ils me regardaient du coin de l’œil, nerveux. Que savaient-ils ? Avaient-ils un doute ?
Je leur lançai un regard soupçonneux. Un mauvais pressentiment m’anima tout entière. Que se passait-il ?
Le rasé s’approcha de moi et me saisit le bras d’une poigne ferme. Aussitôt je m’arquai sous l’intrusion mentale, il me fouilla de fond en comble pour me trouver telle que j’étais réellement. Il me parla, d’esprit à esprit. Son loup murmurait en écho. Je ne compris qu’à moitié ce qu’il voulait me dire. Il était un loup appartenant à une meute alliée à Leszeck. Il avait pour ordre de me protéger. Révolte. Mon rôle était de distraire Irvan le plus longtemps possible. Je devais gagner et pour ça je devais tuer mais lentement. Je devais rester une Changée aussi longtemps que possible.
Tuer les loups. Maintenant.
Je ressaisis complètement la lame dans ma main et hochai de la tête. Il s’éloigna de moi et nous commençâmes notre manœuvre. Je tranchai la gorge du loup le plus proche. Des éclaboussures atteignirent mon visage, je clignai des yeux pour faire s’échapper celles qui me troublaient la vue. Il tomba à terre dans un borborygme intelligible. Le sang giclait en continu de la plaie, déversant une marre écarlate à mes pieds.
L’allié s’occupait de l’autre loup ou plutôt il jouait avec. Il s’amusait à lui disloquer à chaque fois un peu plus la mâchoire dès que l’ennemi s’approchait d’un peu trop près. C’était comme une danse avec un dominant et un moins que rien fou de rage. En plaine frénésie, le loup regarda autour de lui, il avait dû deviner qu’il n’aurait jamais le dessus sur son adversaire. Je me protégeai du loup ensanglanté qui voulut me déchiqueter en deux d’un coup de griffes mais le rasé le ressaisit aussitôt pour lui briser la nuque. Le jeu était finit.
— Tu as des alliés puissants, petite louve. Mais si tu ne sais pas te contenir, leurs efforts ne serviront à rien. L’Alpha Leszeck n’arrivera à rien si tu fais partir en fumée chacun de ses coups.
— Ses coups ?
— C’est une partie d’échec. Le roi blanc est l’Alpha Leszeck. Le roi noir est l’Alpha Irvan. Nous sommes des pions, des cavaliers. Et crois-moi, la partie a commencé depuis bien plus longtemps que tu ne peux le croire.
— Et pourquoi ne trahirais-je pas Leszeck ? J’obtiendrais les faveurs d’Irvan, grondais-je en me faisant plus maligne que je ne l’étais.
— Personne ne veut voir le règne d’Irvan après une telle révolte. Pas même mon Alpha. Et je peux te jurer que toi non plus tu n’aimerais pas cela. Maintenant tu vas combattre comme si rien ne s’était passé. Je vais faire disparaître les corps.
— Ce n’est pas parce que Leszeck est le roi blanc qu’il est bon, continuais-je de protester.
Ma cicatrice au bras commença à me démanger. Je la grattai un peu sous le regard de plus en plus noir du loup rasé.
— Je n’ai jamais affirmé une telle chose.
Des cris se firent entendre. C’était l’exaltation des spectateurs car l’Arène réclamait son dû. Le loup ne me dit rien de plus cependant la tension dans ses épaules me fit bien comprendre que le choix de fuir, je ne l’avais pas.
Il y avait une porte en face de celle par laquelle j’étais entrée. On y avait accès pas un très long couloir en pente légère qui nous amenait au fur et à mesure à la surface. Vers l’Arène. J’avançai donc vers ce combat funeste. Des effluves de sang chatouillèrent mes narines. Il n’y avait pas besoin d’avoir un odorat très développé pour comprendre que le sang avait été versé en ce lieu de manière très régulière.
Je raffermi ma prise sur la dague. Mon cœur battait à tout rompre, mon souffle s’accéléra, mes lèvres tremblèrent.
J’avais peur.
Et ce fut sûrement ma première erreur.
La porte s’ouvrit d’elle-même. La lumière du soleil éblouissante me brûla les rétines un instant. Je m’avançai, la main en visière pour me protéger du mieux que je pouvais en grimaçant. Les hurlements d’exaltation des loups redoublèrent à ma vue. Ils criaient, frappaient et riaient dans une cacophonie qui me désorientait un peu plus à chaque seconde.
J’étais tellement focalisée sur ces sens que je ne sentis pas mon adversaire.
Ce fut ma deuxième erreur.
On me donna un violent coup dans les côtes et je me fracassai au sol dans un nuage de poussière suffocant. Je grognai de douleur en me relevant. On m’avait très certainement fêlé une ou deux côtes. J’enrageais.
Je relevai le regard vers mon assaillant tout en me remettant debout. Il s’agissait d’un homme peu vêtu. Il portait uniquement un vieux pantalon souple sale et usé, pieds nus et une fine côte de maille. Il me sourit de façon perverse les yeux fous. Ses dents… S’il n’avait pas l’odeur d’humain j’aurai pu croire qu’il s’agissait d’un loup qui avait laissé ses crocs apparaître. Il les avait taillées en pointes, comme s’il elles étaient toutes des canines. Il avait les yeux fous, ils s’agitaient dans tous les sens et son bras semblait battre une mesure que seul lui pouvait entendre. Il avait tout l’air d’un prédateur.
Sauf qu’entre lui et moi, l’échelle alimentaire ne jouait pas en sa faveur.
Je me relevai d’un bond, et lui griffai le visage. Je ne laissai rien paraître de mes griffes, parfois les ongles nus étaient tout aussi efficaces. Il grimaça de douleur alors que l’odeur de son sang me montait au nez. Il n’avait que quelques zébrures mais cela suffit à l’enrager.
Ce fut ma chance, il baissa sa garde et se lança vers moi comme un bourrin en hurlant. La foule s’agitait, hurlait de plus en plus, elle savait que la situation venait de changer. L’animal en moi réclamait sa vengeance.
Alors que mon adversaire n’était plus qu’à un mètre de moi, je pris un court élan et sautai par-dessus son corps. Alors que je lui étais parfaitement parallèle, je pris sa tête entre mes mains et la fit aller d’un coup brusque vers l’arrière. Sa nuque se brisa et je retombai à terre. Je fis pivoter mon corps vers l’homme et grimaçais légèrement devant la vue. Il était étalé à terre, sur le ventre mais sa tête reposait sur sa nuque, face au ciel, la gorge largement déchirée sous la tension. Une flaque de sang se répandait sur le sol sableux et les artères continuaient de faire gicler l’hémoglobine alors que le cœur ne s’était pas encore arrêté de battre. L’Arène était silencieuse.
En penchant la tête, je marchai vers le corps flasque. J’attrapai d’une poigne les cheveux et de l’autre, la mâchoire. Je tirai violement et la tête resta dans mes mains quand je me relevai en titubant, alors qu’une giclée rouge m’arrosa le visage. Je brandis la tête fièrement et l’Arène hurla pour moi.
J’avais gagné.
Mais j’avais perdu tellement plus.