I) Le cœur parle à la raison…

16 mins

La première fois que je la vis, je dois bien l’avouer, je la trouvais franchement à mon goût. Cette première fois était le commencement de tout. Enfin, une fille, une femme peut-être, qui me plut. Question en suspens, quand on consulte l’avenir : cette aventure était-elle possible ? Toujours dans cette volonté de faire un bilan de ces années closes, je vous confierai que c’est malheureusement difficile de me convaincre d’aimer, surtout quand on se promettait de ne jamais céder à la tentation d’un être qui ne vous appartient pas. Mais, elle vint submerger mon moi profond, me bouleverser dans mon entièreté. Ce jour-là, j’aimais comment elle était habillée, comment elle déplaçait ses mains le long de son corps, tenait ses cheveux dans une poigne douce et ferme à la fois. Une jupe d’écolière que j’avais vue sur plusieurs magazines, une blancheur de peau sur laquelle je ne reviendrai pas dans mon désir de pureté physique, pour le tout de ce qui m’accompagne dans mon imaginaire érotique. On ne conçoit pas les profondeurs de l’univers d’un homme obsédé par l’enveloppe charnelle des femmes, sans vouloir les toucher, envers et contre tous les sacrilèges. Dans tout cela, je me découvrais un rapport plus intellectualisant, chimérique sur les bords en incorporant ce nouvel objet à mes désirs. Cela me fit bien augurer, à tort, la passion que je lui portais. J’aurais dû me méfier. Le nom, dont elle se paraît, était celui d’une princesse bien née, mais dont le destin la fit perdre aux yeux de son roi. D’ailleurs, elle avait l’air de se considérer comme une personne d’importance, sans avoir l’obligation d’aiguiser ses goûts amicaux. Pour ce qui est de ses atouts physiques, ses cheveux étaient sans prétention ce jour-là, peu distinguables dans la foule de jeunes gens, qui composait nos rangs. Des yeux bleus, toute sa fragilité se sentait en eux. Je n’aurais pas su dire, au premier regard, si elle était blonde ou brune. Le soleil m’avait ébloui, je l’avais mal regardée. Il m’en demeurait un sentiment vague, épars, de désirs et de tendresse. Dès ces premiers temps, je me demandais même : “Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?”. Ce sentiment que j’appellerai “Amour”. Ma dévotion était déjà disproportionnée. J’avais cru découvrir un nouveau dieu, comme Nietzsche avait découvert Zarathoustra. Elle aurait pu s’appeler tout autrement, s’habiller avec des guenilles, que je l’aurais contemplée tout de même. Romantique, cette affirmation est fausse sociologiquement et factuellement parlant, toutefois nous sommes dans un roman, donc je mens pour vous attendrir. En effet, je l’aimais, parce qu’elle était ce qu’elle était, cette superficialité des premiers émois, la découverte d’un autre monde, bourgeois.

Belle de jour, belle dans mes nuits, voilà bien ce qui m’irritait. Il y avait déjà un poème d’Aragon que je récitais dans ma tête, un vers qui me hantait quand je la voyais, pendant mes guerres contre moi-même, dans les tranchées de mon cœur, plus tard apaisé. Un vers que je trouvais pathétique dans sa conception, ou enfin dont la beauté me semblait simple, arriviste de bonheur, bête à en pleurer, comme une obsession de quelques traits, dont on n’a jamais perdu le visage, dont j’en garde le souvenir :

“Aimer à en perdre la raison”

En général, ce genre de babiole ne me plaît pas… Mais, cette fois, j’avais la hantise que la prophétie de cet auguste écrivain me revienne. Et il me revenait. Et il me revenait de droit. Mais, alors, pourquoi tout ce cirque ? Or, tout ça n’avait pas d’explication, de rationalité en soi. La gronde des sentiments, la révolution du chagrin que j’avais opprimé de ne savoir aimer. Tout à fait indépendamment de son histoire, de la méconnaissance du nouvel objet de mes génuflexions… J’en faisais la blessure, la vraie, pour paraphraser le titre d’un des somptueux livres de François Bégaudeau. D’ailleurs, je ne me rappelle d’elle que dans des grandes lignes, cette romance n’était qu’une étape à mon délire, un choix subtil d’ignominie en tout genre. Elle était brune, alors, comme je m’en souviens. La beauté d’une femme qui n’admet pas d’être entrée dans l’âge adulte. Sa vie était du côté de la région nantaise, des beaux quartiers, tel est comment Aragon a dénommé le deuxième roman de son cycle Le Monde réel, récompensé par le prix Renaudot en 1936. Conquête abandonnée, j’avais rêvé longtemps de la saisir dans mes bras. Assez monocorde, ma désillusion en veux-tu en voilà, et des tas de tracas, pour finir mes jérémiades. Son nom… un beau nom pour une femme. Un nom appelé à régner dans les plus hautes sphères de la société. Un nom charmant, dont beaucoup d’amants se disputeront la titulature. Je demeurai longtemps admiratif de ce nom… je devenais amoureux. Impossible de me souvenir comment elle me plaisait. Le type de personne, qui me disait quand je la voyais, que ça c’était bon pour moi. Une espèce d’homme, un peu bougre, un peu mélancolique, lui faisait face. La flemmardise pour emblème en amour, il avait pour la première fois une étincelle dans les yeux, prêt à la séduire. Il l’avait attendue. Pour déclarer sa flamme à cette jeune personne, il fut sur le point de s’abandonner à son désespoir et de s’assassiner d’un mélodrame romanesque sans devenir, avant de se raviser pour s’agenouiller devant ce qui se révélera être une marâtre castratrice, ayant sans avoir l’air une vertu plus que caractéristique dans son milieu. On la reconnaissait à la manière dont elle déclinait la présentation de gens hors de son environnement, hors de sa caste. Bourgeoise. Sans rire. Bourgeoise.

“Aimer à n’en savoir que dire”

Elle se disait compréhensive, pleine de largesses en termes de compassion. Au fond, elle était vide et silencieuse, ses sentiments masqués, son visage mensonger. N’avait-elle jamais connu un malheur ? Quelque chose d’une défaite m’abritait en l’abandonnant à son destin, en m’évadant en moi-même. Déserte, voilà à quoi ressemblait ma vie sentimentale après elle. Je me rendis compte qu’elle était faite pour les hommes de trente, quarante ans, à qui on donne pour principale qualité : la froideur. Des hommes de pierre qui parcourent leurs nuits au Lexomil et aux excitants. Il lui fallait un chien de garde, une sécurité économique et financière, de quoi dépecer le peu de bonté qu’elle pût posséder. La charogne abandonnée, je mis mon cœur sous armure. Les restes d’une bataille désormais perdue.

Drôle d’idée qu’elle se sentit si peu en vainqueur. Peut-être d’avoir compris sa souffrance, ma déchirure, au plus profond d’elle, avait rendu sa vengeance inerte. Elle avait vu Vienne et de cet instant dans le Danube où fleurissent les bals des suicidés. La chute vertigineuse d’un touriste hideux, se croyant dans Plateforme de Houellebecq. Il me semblait, non que cela se formulât ainsi, que par instinct d’amant, j’avais été attaché, attaché à elle pour la vie. J’avais beau me dire que j’avais fait toutes les guerres de ma pauvre et courte existence, face à elle, j’étais battu. Le vaincu parle : “Nous aurions été vainqueurs ensemble”.

Je ne me suis jamais vraiment remis d’elle. Elle m’a étouffé dans ses bras avant que je sache ce que signifie le verbe “aimer”. Je faisais partie de ceux qui avaient dix-huit ans à peine et ne connaissent, alors, pas les grands bouleversements de la vie, seulement dès que tu survins, mon ange, toute la candeur d’un âge fut finie. Prêt à m’engager sous le drapeau rouge… en idéologie, je n’étais pas précoce. Ma princesse ne m’avait pas trouvé très différent des écoliers qui traversent la cour de récréation en bas. Elle m’avait enlevé mon pucelage sentimental, alors que je n’avais pas quitté mon royaume natal d’enfant, elle me rendait tout docile à l’existence. Après des années provisoires en province, elle repartit vers la grande vie, les grandes villes. Les dangers étaient immenses désormais, la première que le cœur se remballe. Je n’avais ni aimé ni vécu avant elle. Elle n’était pas morte en mon cœur, c’était déjà trop, et parfois je regardais de vieilles photos souvenirs. Ce corps maigre de mannequin, ces jambes longilignes, cette morphologie encore juvénile, cette stature de jeune première intacte. Je frissonnais en la revoyant, parallèlement à l’idée de mon esprit mutilé, mes camarades abandonnés, ceux que je recroisais parfois au détour d’une rue, ceux qui ne reviendraient plus en ces quartiers.

Cela faisait bientôt un an qu’elle était libre de ma présence, que je ne lui demandais plus rien. Je n’avais plus qu’à me débrouiller dans les couloirs de ma douleur. Je faisais toujours pénitence de mes péchés avec d’autres gens dans un vaste bâtiment clos. Je ne saluais plus personne depuis ta disparition pour signifier mon refus d’oublier que tu as existé dans ces terribles années d’adolescence. Tu venais d’avoir dix-neuf ans, oui, j’ai noté le jour de ton anniversaire. Tu étais une grande fille maintenant, tu ne pouvais pas tout à fait me prendre au sérieux et panser les blessures de ma jeunesse. Je me reprenais à te regretter. Enfin, pas toi seulement, cette époque gâchée. Je ne m’en suis jamais vraiment remis. Je n’ai pas repris mes habitudes d’antan, je vis au jour le jour, malgré moi. Depuis près d’un an, je ne t’avais pas oublié, j’ai remis toutes mes décisions à d’autres lendemains. Je me représente mon avenir, après des plaintes hélas, j’ai peur dès lors. Les jours à toute allure, plus vifs encore, chaque lever bousculant mon cycle monotone. J’aimais te représenter, mais pas plus. Dix-neuf ans à peine. La vie pas débutée, demain rebuté. Qu’attends-je à cette station d’autobus ? Que tu viennes me chercher ? M’emmener dans quelques bars du centre-ville ? Je ne sais pas quoi faire autrement. Par le passé, je flânais.

“A n’avoir que toi d’horizon”

C’était peut-être le sens de cette réminiscence de cette femme perdue à jamais… J’avais rapporté la dépression de ces régions inexplorées auparavant, où j’avais découvert ma compagne. Je me rappelais avec une certaine nostalgie de cette fascination pour les choses du sexe, drôle de façon de parler, triste façon de parler, les choses du sexe, pour ne pas citer le premier quatrain de “Très tard que jamais” de Louis Aragon. Les femmes en arabesques aiment les mauvais romans et pas les vrais hommes. Cela ne trompe personne. La diversité de nos membres nous eûmes fait croire qu’elles eurent choisis les meilleurs. Mais, les femmes adorent se faire du mal. Quand elles peuvent, elles choisissent des relations courtes, mais intenses, un maquereau qui les embrasse, un mari qui les bat. Les femmes se font du mal, faute de mieux les éduquer à la sentimentalité. J’étais d’une taille moyenne, à la même hauteur qu’elle. Je passe du “elle” au “tu” et du “tu” au “elle”, pour mieux m’adresser à elle ou mieux te snober. Des sourcils noirs, très épais, je les fronçais très souvent pour montrer mon désaccord. Très grandes mes mains, je hachais mes bras inégaux. Déjà, je portais la moustache à Saint-Eustache, mais mal rasé sur les joues. Personne ne me l’avait jamais demandé. Non, personne. On n’avait dit aux autres de la laisser pousser, marque de virilité. Je dîne ce soir, sans savoir quoi manger, on m’invite, c’est les fêtes. Je suis écrivain et par là, à tour de table, je réinvente ma vie, je ne parle bien sûr pas de toi. Autrefois, je m’étais retrouvé en société comme à la guerre. Ce qui faisait que j’étais ici, à cette même place, fraîchement arrimé à mon assiette. Je fréquentais mon nouveau milieu avec beaucoup de stupeur, au fond les invités n’étaient pas méchants. Il y avait de très jolies femmes et de très prudes, qui me faisaient de l’œil sans que je les approchasse. Elles qui ne regardaient jamais les hommes à moustache. Parlaient-elles de moi ? Je ne le pensai guère, mais toute la cohue se massait près de moi et un instant après je repartis. Cette histoire n’a rien de brillante, puisqu’elle ne nous éclaire ni sur moi, ni sur elle ou toi, comme tu veux que je t’appelle où vous appelle. Des variantes se firent jour les années suivantes, dans des soirées improvisées. Je me demande toujours pourquoi tous ces gens, qui n’ont rien en commun, veulent se retrouver. Trouver l’âme sœur peut-être, avec un peu de chance ? Il y a des dîners qu’on retient et si cette description est vulgaire, il faut m’en excuser. Je n’ai pas de scoop, ni d’inédit à vous offrir. Avant vous, hélas, personne ne me remarqua. Je me rasai le cou juste après le col de ma chemise, sept jours plus tard. On n’en écrivit rien dans les nouvelles. C’est que je n’intéressais personne. Un étudiant en histoire, qui ne passe pas la plupart de son temps en cours et traîne dans les boîtes de nuit les soirs de la semaine. Très recherché sûrement ou sans doute par les jeunes demoiselles, mais pas très brillant pour jouer les orateurs de premier plan. Pourtant cette musique de badaud averti montre mieux, qui j’étais, qui je suis aux autres, qui ne savait que juger la lenteur de mes réactions, les lendemains de cuite. J’avais pour tout ambition un psychisme construit en escalier, prenant la montée, prenant les descentes.

Ce ne fut qu’un mois plus tard que je compris, que mon ami, le séducteur au piano, cherchait à me dérober ma proie. Cela ne m’avait pas frappé tout d’abord, mais le moment venu j’étais peiné de devoir l’éliminer. Cette femme m’avait plu, vraiment, au point que je pusse assassiner un compagnon dans le dos. Je ne voulais pas en venir à ce coup critique, il le fallait pourtant. Je me fus inconsciemment adapté à elle, en s’accaparant, tout à coup, ses goûts musicaux et artistiques. Je savais que, pour le présent et l’avenir, c’était une femme comme elle que je voulais. Une brune assez bien formée, blanche d’aspect l’hiver et bronzé l’été. Voilà comment je me représentais une femme de sa race, comment je la désirais auprès de moi. Alors, quand on me parla d’elle pour la première fois, j’avais dû mal à cacher mes sentiments. Je l’avais aimé avant de lui avoir parlé, avant qu’on m’en parle, sa représentation physique me suffisait.

D’où une certaine réaction effarée de la part de ceux qui défendent la quête d’un amour absolu. Je ne voulais que son corps pour assouvir mes pulsions. Je ne cherchais, d’ailleurs, qu’à me rappeler la matière corporelle dans laquelle elle était faite. Je n’y arrivais pas toujours, cette sensation désagréable de perdre l’être chère, même en filigrane de sa mémoire. J’avais le dessin de ses vêtements et l’envers du décor, que je ne vous décrirais pas. D’un jean nickel, avec des hanches bien arrondies… Qu’est-ce que ça peut bien lui faire que je la décris ?

Si tu m’avais laissé t’embrasser, petite teigne. Je repense à toi, en nue intégrale : Diane dans Les Cloches de Bâle. Multipliant les amants dans la grande aristocratie, pendant que la petite clique socialiste se réunit à Bâle.

“Et ne connaître de saisons”

Je n’aime que les brunes, mais pourtant la deuxième dans l’ordre d’apparition, qui pût me faire chavirer, était blonde. J’aimais, jusqu’alors, les femmes naïves à ma connaissance. Elle était magnifique, sans avoir cet air enfantin qu’ont les beautés primitives. Ses cheveux peu ou prou n’étaient pas de la même couleur, en fonction des longueurs par rapport à la racine. Sa pâleur, signe de beauté, était d’origine nordique. Son sang d’aryen se voyait à peine sous sa peau. Le front dégagé, elle n’avait aucune frange pour lui couvrir le visage. Ce qui me déconcertais dans ce visage rougi de tendresse, c’était ses yeux, ses yeux, eux aussi, bleus comme un océan. Derrière ses cils sans saveurs, elle m’emmenait vers de nouvelles aventures dont je me serais bien passé. L’étrangeté de la noirceur de mes pensées ne me laissait pas me projeter dans de telles absurdités, que ce jeu de cour. J’aurais brisé l’arcade de son front, si j’avais su. Fuyant vers d’autres ennuis, je me sentis presque à un moment épris d’un désir surnaturel pour elle, la tuer pour la faire mienne à jamais. La bouche aussi surprenante que des lèvres de bébés. J’y glisserais bien ma langue. Aussi haut que fût son palais, je n’osais pas penser à la large cavité qui complétait sa gorge. Dans sa pâleur naturelle, je rêvais d’une seule chose la rendre toute rouge. Avec de subits mouvements de bras pour lui mettre les mains autour de la taille, je la forcerai à m’aimer dans une expression de douleur que rien ne justifiera. Quand elle m’embrassera, elle redeviendra petite fille et je la tiendrai jusqu’au bout des seins, pensai-je. Le nez aussi long et imposant que Cléopâtre, avec une respiration couvrant les battements de son cœur, avant qu’elle ne s’évanouisse dans mes bras. La moindre émotion sur ses pommettes me la rendait palpitante, surtout en sachant qu’elle était vierge. Il semblait que la fermeté de sa ceinture de chasteté ouverte par la pire des crapules, la fit passer du statut de sainte à celui de prostituée. Ce qui lui donnait quelques valeurs intéressantes, se laissait allumer au premier venu. C’était purement un défouloir doux comme sur le mouchoir, où l’on dépose sa morve. Cette poitrine bombée pour attirail d’accroche pour les garçons. La lumière frémissante la rendant durablement belle, je n’osais l’approcher, que je fus bête, j’aurais dû l’empoigner.

Quand je cherche à me la représenter aujourd’hui, je ne parviens plus à saisir ce corps dans sa totalité, j’en garde les attributs les plus sensuels. Je me répétais que j’avais perdu l’occasion d’accoster une fille plus jolie que moi. C’était tout ce que j’avais su fixer d’elle dans ma mémoire. J’aurais dû remarquer si elle était contrefaite aux coins les plus subtils son coccyx. Elle avait peut-être une poitrine un peu trop forte, ce qui n’est pas un reproche de la part d’un homme. Enfin, en me forçant, je retrouvais la couleur de son chemisier, rien de plus, un blanc excitant. De quoi voir son soutien-gorge en dentelle noire, encore une fois pour aguicher ces messieurs qui la lorgnent par derrière. Elle n’évoquait pas l’émergence d’une maîtresse femme, toute la formation de ce corps corroborait avec le fait qu’elle était destinée à l'”Amour”, aux hommes qui la manipulaient. Mais comment un tel monstre de lubricité pouvait-il exister ? Les chevilles qui étaient offertes aux passions les plus perverses, elle s’affublait d’un pantalon moulant, très moulant, ce qui parut affecter l’imposante secte qui l’entourait. Pas si désagréable sûrement pour elle dans son milieu naturel.

La seule chose qui pût me faire oublier chez elle ses appels à la sexualité, ce fut son petit brin de voix. Une voix de petit chat, proche des conversations nocturnes sur l’oreiller, tendre et fragile à la fois. Aussi charmante que ses yeux de biche sous cette stature de colosse aux pieds d’argile. Elle avait une certaine lenteur dans la parole, elle avait appris quelques mots de français. Avec de brusques envolées dans le discours, vite corrigées, elle accompagnait tous ses efforts oratoires de gesticulations brusques, des grâces du firmament. Et soudain, il paraissait, assez évidemment, qu’elle eût l’impression de trahir son personnage frivole et reprit des accents plus doux, plus chaleureux. Elle baissait le regard, le sourire tremblant s’achevant sur les chaussures d’un nouveau venu. La phrase commencée s’interrompit, tout à coup, mimant la détresse et la fatigue sur ses lèvres. Je portais le soin de terminer une discussion en cours pour comprendre le malaise dans lequel était tombé mon plat de choix. C’est alors que se mirent à se baisser les paupières toutes blanches, toutes rebondies. Je craignais vraiment, sur la longueur, qu’elle tombât malade.

Il faut toujours que ces vikings, au fond, soient fragiles. Un mouvement de demi-tour la sauva de la honte, pour empêcher l’inconnu de trop la bousculer. Il l’attirait irrésistiblement vers ses bras, mais elle ne voulait pas le suivre. Une situation, qui changeait en cours de route, elle se sentait pour un moment vulnérable, elle aurait voulu garder sa mainmise sur les hommes.

Elle n’avait guère l’air d’apprécier la leçon que lui donnait le destin. Il y avait dans les jours suivants une pointe d’irritation dans ses propos et ses actions. Une incertitude dans le devenir de ce que seront ses prochains domaines d’émancipation charnelle. Elle répondit, quand on l’interrogeait, qu’elle n’avait rien d’intéressant à dire. Elle repensait fréquemment à son pays natal et pleurait souvent.

Je l’agaçais avec mes sujets de discussion à l’emporte-pièce et ces questions : “Comment vas-tu ? Quels sont tes projets aujourd’hui ?” et mille autres à quoi elle répondait avec des réponses préétablies : “Bien”, “Je vais faire du sport ce matin”… Parce que je l’abreuvais de pensées inexorablement encombrantes. Ce qui était vraiment énervant chez moi, c’est que je lui demandais des explications sans fin, elle essayait de me faire comprendre que je devais l’oublier un peu, en vain.

Je rigolais sans entrave. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, après tout ? Elle était gourde à me reprocher quelque chose. Elle montait facilement dans les tours, elle allait repartir quand elle me jeta un regard réprobateur pour une réflexion de trop. Le hasard seul avait permis que je la rencontrasse, mon égérie nouvelle. Désormais, j’étais gêné par sa présence colérique. J’appréciais, pourtant, sa tenue longiligne et son tempérament rieur à l’habitude. Un jour, le nouveau couple était sorti en ville pour déjeuner. Je m’inquiétais, je redescendis l’avenue de façon brève, croisai son visage, mais elle fit semblant de pas me voir. Il faisait beau, mais un peu frais, un temps printanier. L’air de la rue était vivifiant, soignant les bronches d’un souffle carbonique des pots d’échappement. Je m’étonnais toujours qui s’en allèrent en tramway, à pied c’était beaucoup plus rapide. Malgré moi, je regardais tout le temps son ami l’embrasser, avec une certaine tristesse. Il avait une allure de Machistador.

Alors, c’est tout ce que je dis de toi, à qui je m’adresse pour la première fois ? Une sale manie, je n’ai pas réellement quelque chose à dire d’intéressant. Toutefois, n’en rien dire m’a entraîné à d’autres conclusions. Elle avait l’air extrêmement égoïste. C’est reposant de ne plus la voir, la préférence d’un autre type de femme, plus proche de la première.

J’avais cherché à dire quelque chose de pas banal, après quoi on tient l’essence de ce roman, quelque chose de réfléchi sur mes ressentiments amoureux. Enfin, de la douceur dans ma douleur, du sublime dans mon projet littéraire. Cette petite volonté provinciale d’un homme sans idéaux. Il paraît que ce n’était pas là que je devais m’exprimer sur mon œuvre, d’après les dires de mes proches. Toutefois, pour démontrer l’utilité d’un tel livre, je dois vous expliquer la philosophie de ce texte. Je m’étais fait quelques idées sur le roman, après Céline et Moix. Dire la vérité vraie, que mon personnage littéraire soit le double de mon existence. Je pourrais la formuler dix fois, mais je rencontrerais une forme d’opposition à ce que j’écris, je veux dire par là que certains y verraient le reflet de mon âme, alors que je cherche à apporter un regard externe à la scène. Offrir le jugement dernier à mon lecteur. C’est un lieu commun, je l’admets. Je n’échapperai pas aux mécanismes du roman, qui vise à envelopper l’auteur dans la dépendance de son spectateur. Je pouffe, enfin, pour finir cette parenthèse dans laquelle je me suis engouffré comme une digression. Ne me jugez d’après moi, mais d’après lui.

Aussi douce qu’elle fût, j’étais un vieux cochon. J’aurais souhaité des douzaines de femmes comme elle pour m’apaiser, me soulager. La chose la plus dure que j’aie jamais pu dire sur moi. Je ne rigole pas. Regardez-moi tel que je suis ! Il faut soigner mes plaies, éviter que le diable ne m’exorcise de nouveau. Je relevais la tête à chaque fois que je la voyais. Quel diable d’enfer ! Je ne voulais pas dire ce que je pensais, surtout sur elle. Il me semblait que rien n’était très remarquable chez elle. Elle avait le diable en elle, voilà la seule explication de ma passion. J’éprouvais un certain plaisir à la contempler longuement, à cultiver les ravages de ma maladie sentimentale. Je marmonnais quelque chose en ce sens auprès de mon esprit perturbé, seul dans ma chambre. C’était un jour ensoleillé, voilà tout. Les salles étaient vides, les gens préféraient aller à la chevauché dehors. Les arbres retrouvaient leurs feuilles, dessinant dans le parc des géants insensés, au-dessus des passants. Un travail d’orfèvre attendait le jardinier, les chants mielleux : “Les regrets fillettes”… Tout était parfaitement net, tout se prêtait à la musique : “J’ai mis une croix sur mes amours”… Affreusement luxueuse la rime m’envole : “Des horizons je n’en ai pas lourd”… J’irais bien voir au musée mes ennemis personnels.

Toujours pour causer un peu, je me dis : “Aurait-ce pu se finir autrement ?”. Je regrettai un instant ma vie d’antan, dandy inexplicable. J’en déduisis que je m’intéressais encore à elle. Les dénégations que je pus apporter étaient mince, comparée à ce qui me fit ancrer dans la certitude d'”aimer”, toujours la première à travers elle. Je jetai à mon visage multiples explications à ma débâcle.

Tout ça me paraissait bien évident, trop évident. Cette femme brûlait pour moi. Elle était damnée. L’enfer la reprendra un jour. Maintenant, je vivais calmement avec ma certitude. Je ramassai une pomme à demi-pourri par terre, je la croquai. La folie. Une femme qui aurait pu être ma petite sœur, me dis-je. Je suis un brave type, dans le fond. Un esprit trop curieux pour l’espèce féminine, borné sur les bords, je me suis éprise d’une nouvelle enfante. S’est-elle éprise de moi ? Le monde le sait-il ?… Une histoire comme on en voit douze, dans laquelle je me suis empêtré. Je ne veux pas en démordre, parce que l’amour est sacré… Cette petite nouvelle parle toujours de mariage en permanence. J’aurai vingt-sept, vingt-huit ans quand je m’attacherai à cette Juliette. Elle se sera épaissie, enlaidie, deux gosses à s’occuper. Non, ce n’est pas mon idéal, je préfère papillonner. Ce bout de mes pensées fait pas mal de raffut. Elle le cherche cette petite conne, elle ne m’a pas donné la parole d’une fidélité indéfectible. Je vais la détruire dès à présent, comme je l’ai fait pour les anciennes, comme je le referai pour les suivantes. Je ne serai pas marié, ça non ! Je représenterai sûrement pour elle le père fouettard. Dans ma petite vie, les élucubrations intellectuelles, les livres éparpillés, de la philosophie en passant. Je retiens des images sans lien pour l’occasion de notre rupture. Elle est trop fière pour réaliser ce qui lui arrive. Le drame qu’est le sien, sera terrible. Elle s’est entêtée à m’aimer, elle m’aimera malgré tout. Elle affirmait encore ce soir, qu’elle m’adorait. Peut-être qu’elle m’aime ? Je fais la collection de mes trophées féminins, tels que des couteaux dans mon garage. Très intelligemment, d’ailleurs, je l’avais manipulée. Ça serait curieux de l’entendre sur le sujet. Les spécialistes me disent que je suis fou. Fou de ne pas en profiter. Les filles ou les couteaux ? Dois-je rester ou abandonner ? Les spécialistes ont l’esprit un peu étroit. Je suis allé chercher mon médicament chez le pharmacien, puis je me suis reposé. Otez-moi ce désir de destruction ! Il ne reste plus rien autour de moi. Un véritable capharnaüm.

Je la quitterai blesser, en plein milieu du centre-ville, attablé à un bar. Il n’y a pas un monde où je puisse fuir mon destin. Plus luxuriant, plus exagérément luxuriant, voilà ma destination après l’avoir brisé. J’y songeais déjà brièvement du temps de ma première conquête, après quelques tentatives ratées pour séduire une de ces bêtes. On ne remarqua pas mon grain de folie. Bien plus que d’elle, je me préoccupe du fait qu’on ne me découvre pas. Je suis saint pour tous. Et pourtant, mes envies tyranniques m’habitent. Tyrannie de voler l’énergie vitale de mon partenaire. Je regardais m’éloigner la foule, quand elle arriva dans mon champ d’attraction. Le costume bien taillé, mes souliers couleur brun, je m’apprêtais à jouer les mondains à mon habitude. Je me rappelais sur les pavés du bon Champagne que j’avais pris la veille. Informe, mal rasé, sale, me voilà dans un triste état. Je voulais lui faire boire un élixir par ma méchanceté, de l’alcool, pour profiter d’elle un peu. Elle but d’une gorgée, mais ne se confia pas à moi, préférant garder sa lucidité pour m’échapper. Je haussai les épaules, avant de m’en aller.

“Que par la douleur du partir”

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