Père, parapluie, page, paroxysme. Est-il paisible? Possible. Patrick est-il pathétique? Peut-être. La douleur peut-elle devenir un jour passable? Probablement. Pourquoi le passé doit-il revenir nous hanter, causant panique et pleurs?
Patrick se tient là, assis dans son siège en cuir, une bière à la main et une cigarette à ses lèvres, les essuie-glaces balayant le déluge qui règne dehors. La fenêtre ouverte lui offre un vent glacial et humide qui le perfore jusqu’aux os. Il reste là, son regard perdu sous la pluie, sa main tremblante essayant de ne pas renverser une goutte.
Sa radio ne fonctionne plus depuis bien trop longtemps, sinon il aurait pu avoir un peu de musique pour lui tenir compagnie. Patrick est seul, comme toujours. Un astronaute dérivant dans le vide complet qu’est l’univers, sans but, sans raison, sans famille. Un homme errant, essayant en vain de respirer ce qui lui reste d’oxygène avant de succomber à cette noirceur. Un boulet attaché à sa jambe, il s’enfonce dans un océan noir, l’eau s’immisçant tranquillement dans ses poumons. C’est peine perdue et il le sait.
Une rafale emporte la pluie à l’intérieur de sa voiture, le ramenant à la réalité. Une inspiration, une expiration. Il ferme ses yeux, dépose sa bière dans le porte gobelet près d’une cuillère noircie et lance sa cigarette par la fenêtre. Les gouttes coulent le long de son visage, se mêlant à ses larmes. Passant ses joues, elles descendent vers son cou et y rencontrent sa chemise. Ses doigts s’enfoncent dans ses cheveux trempés tandis qu’il laisse ses émotions prendre le dessus de lui. La présence de Patrick ici n’est pas une coïncidence. Il vient de perdre une personne qui lui était chère. Habillé tout en noir, des funérailles l’attendent.
Il essuie son visage de sa manche sèche et réouvre les yeux. Une inspiration, une expiration. Descendant le miroir que son ancienne blonde utilisait tout le temps pour se maquiller, Patrick s’examine. Ses sourcils broussailleux, ce même menton fendu que le mien, ses yeux verts que je vois si souvent. Ses yeux ne pleurent plus, ils s’enfoncent dans sa propre pupille entourée d’un blanc rougi. Va-t-il enfin faire le grand saut, va-t-il enfin sortir de cette voiture et confronter mon père? Un face à face, après tant d’années. Une fenêtre brisée, des ustensiles brulés, Patrick n’était pas un enfant modèle.
Un clignement, son regard se porte sur ses longs cheveux qui l’abandonnent lentement, sur sa mâchoire osseuse et sur son corps frêle. Il n’a pas belle allure et il le sait. Son haleine empeste l’alcool et l’odeur de la cigarette le suit partout. Qui voudrait le pardonner pour tout ce qu’il a fait dans cet état-là? Un sans-abri habillé proprement, voilà à quoi il se compare. Un junkie avec un veston cravate, voilà à quoi il ressemble. La cuillère noircie n’est que la cerise sur le gâteau. La preuve de son addiction, une simple cuillère.
Patrick sait maintenant qu’il y a bien des choses qu’il n’aurait pas dû faire, mais il est trop tard pour tout changer. Il ne peut qu’essayer de s’excuser et prier d’être pardonné. Comment peut-on pardonner le cambriolage de sa propre maison? Comment peut-on s’excuser d’avoir été un enfoiré?
Il tend sa main, ouvre la portière et sort à l’extérieur avec un parapluie. Le paysage est caché sous les cordes qui tombent du ciel. Patrick a l’impression d’être devant une peinture, tout semble si irréel. Un mur de pluie le sépare du vrai monde, de sa famille.
Les cloches de l’église devant lui sonnent à tue-tête, prenant la place du vacarme qu’est la pluie pendant un court moment. Patrick est figé, seule sa main tremblante cachée derrière son corps bouge malgré lui. Il n’a pas froid, il n’est pas serein. Il fixe les portes, attendant à tout moment que celles-ci prennent en feu, sans résultat. Il faut bien qu’il pense à d’autre chose, car l’attente le tue. Patrick imagine les portes en feu, survivant au torrent de la pluie, réussissant à se nourrir d’oxygène pour survivre. Assez pour survivre, mais pas assez pour vivre.
La porte de l’église s’ouvre devant lui, un déferlement d’inconnus lui fait face. Ils connaissaient son père, mon grand-père, mais Patrick ne les reconnaît pas. Il ne fait plus partie de la famille Drolet, de ma famille. Sous leurs parapluies, ces étrangers quittent les funérailles auxquelles il aurait dû assister. Ils tournent la page, laissant le passé derrière, vivant le présent. C’était le paroxysme de Patrick, ce moment où la douleur était la plus aiguë, la plus violente. Il voit ses frères descendre les marches, leur famille les accompagnant. Dans la foule, je tiens la main de mon père, l’enfant que je suis. Mes frères derrière moi, je me dirige vers Patrick sans le savoir. Il est seul, lui, comme toujours.
Son père est-il enfin paisible maintenant qu’il est dans l’étreinte de la mort? Patrick est-il pathétique d’être jaloux de sa paix? Passé, panique, pleurs…
Un dernier regard vers nous, il range son parapluie, rentre dans sa voiture et jette la cuillère par la fenêtre. Cette cuillère n’est pas la dernière et il le sait.
– Un autre jour, murmure-t-il.
Un beau mensonge, remplit d’espoir et de possibilité. Un mensonge quand même, car ce jour n’arrivera jamais. Je ne verrai jamais mon oncle et c’est probablement pour le mieux.